Libertés publiques et État de droit : cette mauvaise pente sur laquelle la France est engagée (indépendamment du résultat de la présidentielle…)<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron a annoncé vouloir la création d'un fichier administratif recensant les personnes soupçonnées de violences sexuelles ou de violences faites aux femmes.
Emmanuel Macron a annoncé vouloir la création d'un fichier administratif recensant les personnes soupçonnées de violences sexuelles ou de violences faites aux femmes.
©Ludovic Marin / POOL / AFP

Proposition du chef de l'Etat

Emmanuel Macron souhaite créer un fichier administratif recensant les personnes soupçonnées de violences sexuelles ou de violences faites aux femmes. Au nom d’une cause juste, n'assiste-t-on pas à un recul sur certains principes démocratiques ?

Guillaume Leroy

Guillaume Leroy

Guillaume Leroy est doctorant en droit pénal des affaires et chargé d'enseignement à l'Université Paris II. Guillaume Leroy est également responsable droit public du Cercle Droit & Liberté.

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Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : Emmanuel Macron a annoncé vouloir la création d'un fichier administratif recensant les personnes soupçonnées de violences sexuelles ou de violences faites aux femmes. Dans quelle mesure cette proposition est-elle problématique du point de vue des libertés publiques et de l’Etat de droit ?

Guillaume Leroy : Le Président de la République veut lutter contre les violences faites aux femmes et les violences sexuelles, ce qui constitue un bon sentiment. Toutefois, on assiste une nouvelle fois à une remise en cause des fondements de notre droit : le droit pénal français est un droit qui privilégie la sanction à la prévention, au contraire du droit anglo-saxon. Conscients que le monde de Minority Report n'existe pas et que nous pouvons donc prévoir tous les comportements infractionnels, la politique pénale s'est concentrée sur la détermination de la sanction, qui doit aussi avoir une visée dissuasive. La proposition du Président Macron va à l'encontre de cette vision fondatrice du Code Pénal de 1810. A mon sens la problématique majeure tient au fait que sur de simples soupçons, votre identité sera recensée dans un fichier administratif, dont personne ne peut pour l'instant prévoir l'utilisation qui en sera faite. De plus, qu'entend t'on par soupçon ? Une simple déclaration d'une victime constitue-t-elle un soupçon ? Là encore, les principes du droit procès pénal sont remis en cause : la délation sera plus probante qu'une preuve.

Si une politique visant à lutter contre les violences sexuelles peut être vertueuse, je m'oppose à cette vision machiavélienne qui considère que la fin en vaut les moyens. Dans ce cas, si tous les moyens sont bons, alors toutes nos libertés publiques, qui constituent à la fois les fondements de notre régime démocratique, mais aussi une limite à ne pas franchir, ne sont que folklores et "poudre de perlimpinpin", vouées à être oubliées.

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Jean Petaux : Ce n’est pas le premier fichier de ce genre à être mis en place en France. Pendant de très nombreuses années la France ne s’était pas encore doté d’un fichier centralisé en matière génétique. Heureusement, en 1998, alors que Jean-Pierre Chevènement était ministre de l’Intérieur (gouvernement « gauche plurielle » dirigé par Lionel Jospin, troisième cohabitation), le FNAEG (Fichier national automatisé des empreintes génétiques) a été mis en place alors que les policiers de la PJ, sous direction d’enquête du procureur de la République, réclamaient depuis longtemps un tel outil. Le FNAEG, ou ses équivalents dans d’autres pays que la France ayant ratifié eux aussi la Convention européenne des droits de l’homme, ne contrevient pas aux règles et aux standards de l’Etat de droit. Il permet au contraire la résolution de « cold cases » parfois plusieurs années après la commission d’un crime ou de plusieurs, puisque cette centralisation automatisées des empreintes génétiques permet de rapprocher des crimes et de confondre ainsi des « serial killers ».  En ce qui concerne la mise en place d’un fichier recensant des personnes soupçonnées de violences sexuelles ou de violences faites aux femmes, il faut s’entendre sur ce que l’on entend par « soupçonnées ». S’il s’agit d’un fichier qui inscrit d’office toute personne dénoncée voire supposée avoir commis de tels faits, cette dimension pose évidemment problème et est, tout simplement, inacceptable. Car le « tribunal médiatique », le « bad buzz » et les « lynchages » sur les réseaux sociaux ne sauraient tenir lieu de décision de justice. Dans un Etat de droit où la justice est garante des libertés publiques, seule la décision d’un juge indépendant à force de loi. Et pas les « retweets » et autres « likes » qui ne sont que des « merdes dans des chaussettes pourries » pour paraphraser Napoléon parlant de Talleyrand…  Un tel fichier devrait donc impérativement être sous le contrôle de la justice afin d’ouvrir toutes les voies de recours possibles aux citoyens. Il reste qu’il est indéniable, en France, qu’un effort conséquent, rapide et durable dans le temps, doit être produit pour enrayer les violences faites aux femmes. Si la mise en place d’un tel fichier peut lutter contre ce fléau avec plus d’efficacité aujourd’hui que ce qui a été tenté hier, et si toutes les garanties sont prises pour éviter toute forme de dérapage, alors il faut le mettre en action très vite.

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Quels sont les dangers d’un tel fichier et comment peut-il être utilisé ? Peut-on voir, en cas de fichage de personnes uniquement soupçonnées de violences faites aux femmes, une atteinte à la présomption d’innocence ? Cela laisse-t-il également la porte ouverte à d’autres dérives ?

Guillaume Leroy : Il faudra observer ce fichier à la lumière du décret qui instituera ce fichier mais on peut d'ores et déjà dégager deux difficultés : quelle utilisation pour ce fichier et qui sera habilité à le consulter ? De nombreux fichiers de ce types existent déjà, notamment en matière de terrorisme et de radicalisation : ce sont les fameuses fiches S, placées dans le "fichier des personnes recherchées" (FPR). Ce sont des fichiers administratifs, qui ne se basent donc sur aucune condamnation. Depuis la loi SILT de 2017, il est possible de placer les individus recensés dans le FPR en quasi assignation à résidence. Ainsi, il devient possible d'infliger une sanction de nature pénale et d'atteindre à la liberté individuelle sans condamnation prononcée par un tribunal. C'est en cela que notre présomption d'innocence est atteinte : un homme ne peut se voir infliger de sanctions pénales que s'il est reconnu coupable par la justice des faits qui lui sont reprochés. Or, la suspicion de la commission d'une infraction n'est en rien une condamnation. Je tiens à signaler qu'un fichier recensant l'identité des personnes condamnées pour infraction sexuelle ou violente existe déjà : c'est le FIJAISV.

D'autre part, les fichiers peuvent aussi être consultés par l'autorité judiciaire, qui pourra potentiellement appuyer sa condamnation sur ce ficher des personnes soupçonnées de violences sexuelles.

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Enfin, s'il veut assurer une meilleure prévention des infractions sexuelles, le gouvernement sera tenté de restreindre l'accès des personnes fichées aux lieux propices pour commettre ce genre d'infraction. Ainsi, un justificatif pourra leur être demandé avant d'entrer en boîte de nuit, dans un bar ou même pour s'inscrire sur un site de rencontre. N'oublions toutefois pas que cette inscription au fichier ne relève que de soupçons et que n'importe qui peut être soupçonné de commettre une infraction.

Jean Petaux : Toutes au triomphe de leur cause, justement soucieuses de libérer la parole des victimes et de leur faciliter une expression trop longtemps refoulée et tue, certaines féministes « radicales » ont popularisé des slogans comme « on vous croit », « vous avez raison », « « on est avec vous », etc. Ces mots d’ordre sont ceux d’activistes militantes qui considèrent que les personnes qui dénoncent tel ou tel auteur de faits criminels en matière de violences faites aux femmes, n’ont pas intérêt à mentir et disent forcément toujours la vérité. Il suffit d’avoir vu le film « Les risques du métier » d’André Cayatte (1967) avec, dans le rôle principal, un Jacques Brel immense acteur, et son épouse dans le film interprétée par la magnifique Emmanuelle Riva, pour dire simplement que le monde n’est pas aussi simple et binaire. Il existe, évidemment, des dénonciations calomnieuses, des vengeances qui s’expriment jusqu’à des mises en cause infondées. Cela n’évacue en rien la très grande majorité des accusations justifiées, avérées et sincères, portant sur des faits totalement condamnables et punissables. Mais c’est justement pour préserver les sociétés d’une justice expéditive, répondant à la « loi de Lynch », que les Etats de droit ont mis en place une justice fonctionnant sur la protection des victimes et les droits de la défense. La présomption d’innocence n’est pas une invention de la « justice bourgeoise » pour protéger les « puissants criminels » laissant les « pauvres victimes » livrées à elles-mêmes. Cela ce sont les gauchistes (femmes, hommes et « trans » « confondu.e.s ») qui racontent ces fadaises. Comme ces gauchises sont aussi ontologiquement des « flics » (dans le sens le plus négatif du terme, celui de « fachos ») et de véritables dictateurs aux « petits-pieds », des cousins des Khmers rouges et des descendants de la Guépéou (ancêtre du KGB et de l’actuel FSB) cela ne les gène aucunement de faire condamner des innocents… Comme disaient les Inquisiteurs du XIVè siècle et les Conquistadores du XVIIè, « Tuez-les tous, Dieu reconnaitra les siens …

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Pour justement éviter ces dérives et autres perversions provoquées par un « tribunal sauvage et médiatique », il est impératif que ce soit l’Etat qui s’empare d’un tel fichier, avec toutes les voies de contrôle juridictionnel qui s’imposent, avec les garanties juridiques que le juge administratif est en mesure d’apporter et de veiller à faire appliquer. La loi est là pour protéger le faible nous a enseigné Lacordaire au XIXè siècle. Faisons en sorte de ne pas l’oublier. La et le faible ici est aussi bien la femme battue et violentée que l’homme que l’on désignerait comme coupable de ces faits et qui ne les aurait pas commis… Le fort, même s’il est une brute épaisse qui ne mérite que la sanction et la punition parce qu’il écrase les faibles (sa femme ou toutes les autres, ou une tierce personne à qui il aurait fait subir des violences sexuelles) doit être aussi protégé, des autres et de lui-même, en étant jugé puis, éventuellement, reconnu coupable alors qu’il est présumé innocent jusqu’au prononcé de la sentence et une fois épuisées toutes les voies de recours auxquelles il avait droit. C’est là que se situe la différence entre les sociétés où règnent la loi de la jungle ou celle du talion et les sociétés démocratiques, la nôtre.  

Est-ce le dernier signe en date d’une mauvaise pente sur laquelle la France s’est engagée concernant la question des libertés ? Quels sont les derniers exemples en date ? Qu’est ce qui explique cette tendance ? 

Guillaume Leroy : Depuis les attentats du World Trade Center, les autorités publiques des états occidentaux ont mis en place des systèmes de prévention des faits de terrorisme extrêmement attentatoires aux libertés. La politique du "plus jamais ça" peut se concevoir en matière de terrorisme mais on doit admettre qu'elle est venue se heurter de plein fouet à notre système juridique : de l'équilibre précaire entre liberté et sécurité (remontant à l'oeuvre de Thomas Hobbes), nous basculons petit à petit dans un système où la sécurité est systématiquement privilégiée. Ce bouleversement ne s'est malheureusement pas circonscrit au terrorisme. Pour assurer la sécurité et désormais la santé, le gouvernement français a mis en place des mesures que l'on aurait même pas imaginé il y a encore dix ans : pass sanitaire, perquisition de nuit, surveillance de masse par nos appareils électroniques, confinements successifs. Désormais, avec ce nouveau fichier, le soupçon vaut condamnation, ce qui était inconcevable il y a peu.

Jean Petaux : Il faut arrêter d’être naïf ou cynique et de considérer que les démocraties contemporaines sont des dictatures cachées. La France n’est engagée dans aucune mauvaise pente en matière de libertés publiques. Les juges administratifs (Conseil d’Etat, Cours administratives d’Appel, Tribunaux administratifs) qui traitent les recours pour excès de pouvoir le font avec une très grande rigueur et ce n’est pas un hasard si la section de l’Intérieur au Conseil d’Etat est l’une des plus prestigieuses. De surcroit la France est heureusement insérée dans un maillage juridique supranational à l’échelle européenne (CEDH à Strasboug, Cour de justice européenne de Luxembourg) qui fait que, au risque de sanctions, tout et n’importe quoi n’est pas permis. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder les menaces de la Commission européenne envers la Pologne et la Hongrie, (deux Etats-membres de l’UE, très différents l’un de l’autre alors qu’on a tendance à confondre leurs stratégies respectives), qui se rendent coupables de non-respect des standards juridiques européens par exemple en matière d’indépendance de la Justice ou de celle des cours suprêmes.

Néanmoins, si la vigilance s’impose face à des dérives toujours possibles, il faut bien comprendre que, de nos jours, la difficulté de gouverner des sociétés de plus en plus complexes, interpénétrées et interconnectées, impose aux Etats de renforcer leurs arsenaux juridiques et de se doter d’outils de contrôles ou de détections jusqu’alors inégalés. Plus que jamais l’Etat ne doit pas se désengager : ni dans ses missions régaliennes de contrôle, « de surveillance et de punition » pour parler comme Michel Foucault, ni dans la nécessité de protéger ses propres citoyens des éventuelles dérives, publiques ou privées, qui pourraient naitre du mésusage d’outils et d’instruments par ailleurs indispensables pour rechercher et confondre les auteurs de crimes et délits.

Dire que la dernière loi contre les séparatismes ou que d’autres dispositions législatives adoptées ces dix dernières années sont attentatoires aux libertés publiques ou significatives d’une dérive répressive de l’Etat en France est aussi injurieux pour les victimes de faits commis qui tombent sous le coup des dispositions législatives adoptées récemment justement que pour celles et ceux qui ont été vraiment victimes d’abus de l’Etat en matière de libertés publiques en d’autres temps, au XXè siècle, en France et en Europe.

Indépendamment du résultat de la présidentielle, cette tendance aux entorses aux libertés publiques et à l’Etat de droit risque-t-elle se poursuivre ?

Guillaume Leroy : Notre société contemporaine s'inscrit de plus en plus dans le confort de la sécurité : à partir du moment où celle-ci est assurée par l'Etat, le reste n'est que superflu. Cette philosophie n'entrevoit pas que l'Etat ne peut pas tout empêcher et que la sécurité ne sera jamais totalement assurée à chacun.

Ce combat pour le confort est devenu le leitmotiv de nos sociétés occidentales : nous avons considéré que nos libertés publiques étaient acquises et que nous pouvions passer à d'autres combats, notamment celui des droits sociaux et des droits des minorités. Nous avons petit à petit abandonné cette préservation de notre système de liberté. Cette idéologie inscrite dans nos mentalités, je ne pense pas que le résultat de l'élection présidentielle pourra changer quelque chose à ce recul de nos libertés publiques, si ce n'est simplement le ralentir. 

Jean Petaux : Si l’on qualifie aujourd’hui d’entorses aux libertés publiques les dispositions adoptées par le Parlement et promulguées sous le contrôle du juge constitutionnel, appliquées sous la surveillance du juge administratif garant des libertés publiques, il faudra nommer les éventuelles réformes juridiques proposées par Marine Le Pen en la matière non plus  « entorses » mais de véritables « amputations », pour rester dans la métaphore anatomique. Cessons de tout confondre, cessons de mal nommer les choses et sachons garder la mesure. La France ne deviendrait aucunement une dictature si elle se dotait d’un fichier central (de type fichier S pour les atteintes à la sécurité de l’Etat) qui regrouperaient tous les auteurs de crimes sexuels et de violences faites aux femmes. Si ce fichier était assorti, encore une fois, de toutes les garanties juridiques et de protection des données qui s’imposent, ce serait sans doute une opportunité pour combattre ce mal endémique qui place la France loin des Etats les plus avancés dans la lutte contre sa propagation. Parmi les « modèles » il faut citer notre voisin espagnol qui a fait, en dix années, un énorme travail de prévention des faits et de condamnation des auteurs, pour un mieux être des femmes espagnoles. Sans pour cela ramener l’Espagne au rang de la dictature franquiste qu’elle a été.

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