Hausse des inégalités, baisse de la pauvreté : quelles leçons tirer de l’état de la société américaine ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Les données américaines témoignent d’une hausse des inégalités et d’une baisse de la pauvreté.
Les données américaines témoignent d’une hausse des inégalités et d’une baisse de la pauvreté.
©ARIF ALI / AFP

Dollar

Les inégalités continuent d'augmenter aux Etats-Unis et sont à leur plus haut niveau depuis les années 1950. La pauvreté reste proche de ses creux historiques tout en étant toujours plus élevée que dans d'autres pays, selon de nouvelles données du Census Bureau.

Marc de Basquiat

Marc de Basquiat est consultant, formateur, essayiste et conférencier. Fondateur de StepLine, conseil en politiques publiques, il est chercheur associé du laboratoire ERUDITE. Il préside l’Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence (AIRE) et intervient comme expert GenerationLibre. Il est diplômé de SUPELEC, d'ESCP Europe et docteur en économie de l'université d'Aix-Marseille. 

Son dernier ouvrage : L'ingénieur du revenu universel, éditions de L'Observatoire.

Voir la bio »

Atlantico : Les données américaines sur les inégalités et la pauvreté viennent d’être publiées. Elles témoignent d’une hausse des inégalités et d’une baisse de la pauvreté. A quel point le phénomène est-il marqué ? Quelles leçons cela nous apprend-il sur la société américaine ?

Marc de Basquiat : Evitons de nous précipiter sur quatre nombres relativement obscurs pour tirer des leçons définitives sur un pays de 330 millions d’habitants. En l’occurrence l’indice SPM (Supplementary Poverty Measure) aurait diminué de 9,2% à 7,8% entre 2020 et 2021, alors que l’indice de Gini aurait augmenté de 0,488 à 0,494 (soit +0,006). Comment lire ceci avec un minimum de rigueur intellectuelle ?

Vérifions d’abord la marge d’erreur affichée par la statistique américaine (Census Bureau, équivalent de l’INSEE français) : pour les coefficients de Gini, il est indiqué +/-0,004, ce qui invite déjà à relativiser l’évolution de 0,006 publiée. Ensuite, cet indicateur a-t-il été calculé sur les revenus primaires (salaires, dividendes, etc.) ou après avoir intégré les effets des impôts et aides sociales ? Et que dire de l’indice SPM créé il y a 10 ans à partir de l’indice officiel de mesure de la pauvreté, justement en intégrant l’impôt et les aides ainsi que la correction de différences territoriales ?

Pour compliquer encore l’analyse, remarquons que l’indice officiel de mesure de la pauvreté affiche une légère augmentation, de 11,5% à 11,6%, alors que le SPM chute de 9,2% à 7,8%. Comment interpréter ceci ?

À Lire Aussi

Revenu universel : une nouvelle étude américaine confirme de larges bienfaits en matière de santé mentale

Cette analyse ponctuelle est ardue. Il est plus facile d’observer les évolutions relatives de ces indicateurs sur longue période. Dans le graphique ci-dessous, nous avons tracé quatre indicateurs publiés par le Census Bureau sur une période de 25 ans, en appliquant des coefficients multiplicateurs arbitraires à deux d’entre eux afin de pouvoir comparer visuellement leurs évolutions.

Première observation : on confirme une augmentation légère et assez régulière de l’indice de Gini, révélant une « dispersion » croissante des revenus aux Etats-Unis. J’utilise à dessein ce mot descriptif pour éviter le terme « inégalité », chargé émotionnellement et idéologiquement, qui ne correspond pas au calcul mathématique froid réalisé par le coefficient de Gini. Comprenons qu’on pourrait aussi bien utiliser la formule de calcul de Gini pour caractériser l’hétérogénéité des dimensions d’un lot de pommes de terre…

Une deuxième courbe s’allonge presque parallèlement à l’indice de Gini, un autre calcul utilisé par les statisticiens pour rendre compte de la dispersion d’une variable dans une population. J’ai choisi de faire figurer ici le rapport entre le revenu médian et celui isolant les 10% inférieurs. Cette mesure met un peu plus d’emphase que Gini sur les bas revenus : lorsque ce rapport interdécile augmente, c’est souvent parce que le revenu des plus modestes se fragilise relativement à l’ensemble de la population.

La courbe bleue montre l’évolution nettement plus contrastée de l’indice officiel de mesure de la pauvreté aux Etats-Unis, oscillant entre 10,5% et 15%. Les périodes d’augmentation de ce taux correspondent logiquement aux crises économiques : bulle Internet en 2000, subprimes en 2007-2008, Covid en 2020.

À Lire Aussi

Contrôle des loyers : l’expérience américaine grandeur nature qu’aurait dû méditer le gouvernement avant d’y recourir

La conclusion qu’on peut tirer de la lecture de ce graphique est forte : malgré les discours incessants de l’idéologie dominante, le taux de pauvreté américain ne semble pas corrélé à la plus ou moins grande dispersion des revenus. 

Dans quelle mesure ces données reposent-elles le débat sur l’arbitrage entre pauvreté et inégalités ?

Etudier ces données froidement est difficile étant donné l’enjeu politique majeur de cette question. Rappelons-nous la démonstration de la première ministre Margaret Thatcher au Parlement à Westminster. Alors qu’elle est apostrophée par un représentant de gauche regrettant un écart s’élargissant entre les revenus des 10% les plus riches et ceux des 10% les plus modestes, elle contre-attaque : “You’d rather have the poor poorer, provided the rich were less rich”. En français : « vous préférez que les pauvres soient plus pauvres, tant que les riches sont moins riches »[1].

Depuis 40 ans, la gauche raille une « théorie du ruissellement » considérée néolibérale, qui consisterait à favoriser l’enrichissement des plus aisés afin que la société entière soit aspirée dans une dynamique économique positive. Emmanuel Macron se défend d’y souscrire mais présente de son côté une notion de « premier de cordée » invitant à libérer l’initiative et l’investissement privé. Quel que soit le vocabulaire utilisé, reconnaissons une conviction commune à beaucoup de responsables politiques (hors Nupes) : il est contreproductif de décourager par des impôts excessifs les plus dynamiques de la société, car ce sont bien leurs initiatives qui créent les emplois qui constituent les revenus de l’ensemble de la population. 

Les problématiques sont-elles les mêmes en France ? Avons-nous les bons outils pour le mesurer ?

Ce débat est marqué idéologiquement en France, porté par une gauche unie par sa passion de l’égalité, les descendants des coupeurs de tête de 1793 conservant une aversion instinctive envers tout ce qui dépasse. A l’inverse, la lutte contre la pauvreté fait consensus, basée sur une valeur de fraternité héritée de nos mémoires religieuses et philosophiques. Il est donc intéressant de mesurer, en France comme ce qui vient d’être publié aux Etats-Unis, l’évolution relative de la pauvreté et de la dispersion des revenus.

Malheureusement, c’est impossible en pratique, car nous ne disposons pas d’indicateurs suivis par l’INSEE permettant de mesurer de façon objective et récurrente ces deux notions indépendantes.

Plus précisément, ce que l’INSEE appelle « taux de pauvreté » n’est pas équivalent à ce que mesurent les statisticiens américains, le décompte des foyers dont les ressources financières sont insuffisantes pour se procurer un panier de biens et services jugés essentiels à une vie normale. En France – et plus généralement en Europe – ce que nous désignons par « taux de pauvreté » est en réalité un calcul relatif à la distribution des revenus.

La définition INSEE est la suivante : « Un individu est considéré comme pauvre lorsqu'il vit dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté. En France et en Europe, le seuil est le plus souvent fixé à 60 % du niveau de vie médian. L'Insee, comme Eurostat et les autres pays européens, mesure en effet la pauvreté monétaire de manière relative alors que d'autres pays (comme les États-Unis ou le Canada) ont une approche absolue ».

Ce choix méthodologique entraîne une conséquence visible sur le graphique ci-dessous, construit avec la même logique que celui tracé plus haut pour les Etats-Unis.

La courbe bleue censée représenter la proportion de ménages pauvres dans notre pays évolue au même rythme que les courbes présentant la dispersion des revenus, que ce soit le coefficient de Gini (orange) ou le rapport interdécile (gris). On n’y distingue à peine les chocs économiques majeurs qui ont frappé notre pays. Ceci est très différent de ce que nous avons observé dans le cas américain, montrant une augmentation de la pauvreté après les chocs de 2000, 2007 et 2020. C’est parce que notre « taux de pauvreté » mesuré « de manière relative » est en réalité un indice parmi d’autres de la dispersion des revenus.

Ainsi, le « taux de pauvreté » français basé sur le « niveau de vie » du ménage n’a pas le sens qu’on lui prête naïvement et souffre de plusieurs défauts méthodologiques graves. Par exemple, le ménage propriétaire de son logement n’est pas distingué du ménage locataire alors que leurs situations économiques sont très différentes. Par ailleurs, nombre de prestations sociales ponctuelles ne sont pas prises en compte dans le calcul de l’indicateur par l’INSEE (chèque énergie, prime de rentrée scolaire, prime COVID, tarifs sociaux, etc.). Enfin, il faut rappeler que les ménages « non-ordinaires » au sens de la statistique nationale (étudiants, travailleurs en foyers, maisons de retraite, SDF, etc.) – soit probablement de l’ordre d’un million de personnes aux ressources souvent modestes – ne sont juste pas pris en compte par le calcul officiel du « taux de pauvreté ».

En combinant tous ces défauts objectifs, on est obligé de conclure que même l’observation d’une évolution sur longue période du « taux de pauvreté » est médiocrement convaincante. 

Quelles leçons pouvons-nous tirer de la comparaison des situations en France et aux Etats-Unis ?

Albert Camus prétendait que « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde ». En France, l’outil qui devrait permettre la mesure du résultat des politiques de lutte contre la pauvreté est inadapté. C’est une anomalie grave.

Les Américains ont créé en 2010 un outil de mesure SPM prenant correctement en compte l’effet des politiques fiscales et sociales pour réduire la pauvreté de leur population. La courbe en vert sur le premier graphique montre bien comment les mesures d’aide exceptionnelles prises pendant la période Covid ont eu un effet largement positif contre la pauvreté.

Alors que la statistique française est incapable de mesurer l’évolution réelle de la pauvreté, bloquée technocratiquement et idéologiquement dans une mesure « relative » d’indices de dispersion des revenus, nous pourrions parfaitement décider de nous doter d’un nouvel outil adapté.

A titre indicatif, voici ce que je propose dans mon dernier livre[2] :

« Une première voie de progrès dans ce domaine consisterait à définir une « norme sociale d’inclusion » plus élaborée que le discutable « seuil de pauvreté ». On pourrait définir un indicateur à trois étages. En premier lieu, le budget logement devrait être isolé dans le calcul en identifiant le niveau nécessaire à chaque configuration familiale pour se loger là où elle habite et selon son statut d’occupation (propriétaire occupant, locataire ou logé à titre gratuit). Par exemple, ce budget de référence pourrait être de l’ordre de 600 euros pour un couple locataire avec un enfant à Lyon et de 50 euros pour un célibataire propriétaire en zone rurale. Le deuxième étage consisterait à s’accorder sur un budget quotidien de consommation de base par personne, par exemple 20 euros par adulte, 10 euros par enfant en dessous de 14 ans et 15 euros entre 14 et 18 ans. Le troisième étage consisterait à retraiter les revenus d’activité en soustrayant les coûts de transport, minimaux dans les grandes villes grâce à la proximité et aux transports collectifs, nettement plus élevés en zones rurales. »

Cette proposition a vocation à initier un débat nécessaire à l’efficacité de nos politiques publiques. Ce débat est évidemment complexe, car il faudrait idéalement s’assurer de prendre en compte l’intégralité des aides financières dont bénéficient les ménages, y compris les tarifs sociaux et le bénéfice de prestations en nature comme l’occupation d’une « habitation à loyer modéré ».

L’enjeu d’une mesure fiable de la pauvreté est important : il s’agit de repérer sans ambiguïté ceux dont les ressources ne sont pas suffisantes pour vivre dignement. Malheureusement, dans l’insondable confusion actuelle des systèmes sociaux et fiscaux, ainsi que de l’outillage statistique, beaucoup de smicards se demandent si leur niveau de vie est réellement supérieur à celui des inactifs… Ceci est destructeur des liens sociaux constitutifs de la Nation. C’est un poison pour la démocratie.



[2]L’ingénieur du revenu universel, 2021, L’Observatoire, pp. 95-96

Le sujet vous intéresse ?

Mots-Clés

Thématiques

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !