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Pourquoi les régions productrices de vins sont celles où l'on dénombre le moins d'alcooliques
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Bonnes feuilles

La France a deux grandes spécialités : son vin et sa capacité à dénigrer le patrimoine national. La loi Evin réunit les deux. Extrait de "Invignez-vous !" (2/2).

Jacques  Dupont

Jacques Dupont

Journaliste au Point, Jacques Dupont est l'auteur de "Choses bues" et "Le guide des vins de Bordeaux", aux éditions Grasset.

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Le thème de l’impôt, de la taxe, du prix qui ferait reculer la consommation, chère aux gens de l’ANPAA malgré son inefficacité, comme celui de l’interdit au coeur de la loi Evin, n’est donc pas nouveau mais il a trouvé son appui scientifique, sa justification théorique – aujourd’hui encore au coeur de l’argumentaire – avec le démographe Sully Ledermann. En 1956, cet ancien élève d’Alfred Sauvy publie une étude dans laquelle il se propose de mesurer l’état d’intoxication alcoolique d’une population grâce à une loi mathématique, celle de Laplace-Gauss.

Partant du principe (par lui établi) que le nombre d’alcooliques est lié à la consommation moyenne d’une population, il en déduit que : « La proportion des buveurs excessifs paraît croître selon le carré de la consommation moyenne, par tête, de la population à laquelle ils appartiennent. » Conclusion que nous pourrions en tirer : c’est dans le Médoc, en Champagne vineuse, dans la Côte d’Or, à Tain-l’Hermitage où règne Michel Chapoutier, grand déboucheur de flacons pour les gens qu’il aime, dans tous ces endroits où le vin fait partie du quotidien que l’on devrait trouver le plus grand nombre d’ivrognes et de malheureux addicts à l’alcool… On sait bien qu’il n’en est rien, que les régions productrices de vins sont celle où l’on dénombre le moins d’alcooliques… Parce que justement, là où on sait déguster, boire le vin, l’apprécier, on transmet. Il ne joue pas en ces lieux le rôle de béquille sociale mais d’embellisseur de vie. On en jouit, on ne le subit pas. Sully Ledermann, avant d’appliquer sa loi mathématique aux buveurs, aurait sans doute gagné à relire cet avertissement en forme de boutade (douteuse) prononcée par son propre maître Alfred Sauvy : « Une femme est fidèle à son mari. Une autre est infidèle au sien deux fois par semaine. En moyenne, ces deux femmes trompent leur mari une fois par semaine. »

Dit comme cela, au comptoir du café du Commerce, une loi mathématique qui déterminerait le mal de vivre, car c’est bien de cela qu’il s’agit, c’est amusant et presque crédible. Qu’il y a-t-il de plus déshumanisé mais de moins contestable qu’une loi mathématique ? Cela confère un vernis scientifique au discours sur la nécessaire abstinence. Quand on y regarde de plus près la loi de Ledermann semble un peu moins drôle. J’y vois personnellement une approche totalitaire de la société. L’individu dans sa souffrance ou sa joie, tout ce qui constitue son identité, n’existe plus, il se dissout dans la masse, la catégorie, il ne correspond plus qu’à des critères définis par d’autres. L’homme n’avance plus qu’en fonction de cette appartenance à une équation.

C’est ce que Ledermann appelle l’effet « contagion » ou « boule de neige »… J’ai même trouvé chez l’un de ses défenseurs une intéressante comparaison de l’homme avec le mouton ou plus exactement de la femme avec la brebis ! Jugeant de la valeur, cinquante ans après, de la loi de Ledermann, le docteur François Besançon écrit : « Le comportement moutonnier est influençable par la publicité. A l’époque où la télévision pointait la bouteille d’apéritif dans la contre-porte du réfrigérateur, bien des femmes trouvaient naturel d’y loger cette bouteille ; et plus tard de la déboucher pour noyer un chagrin. » D’où la nécessité d’interdire, ce que fit la loi Evin, tout message qui pourrait être interprété comme une incitation à consommer du vin ou d’autres alcools. Le mouton, c’est-à-dire vous, elle, lui et moi, rentre ainsi dans le troupeau, s’éloigne du danger et tend à s’approcher de cette société parfaite, d’où on élimine un par un les risques et les tentations que cette chienne de vie sème sur notre chemin. D’un côté les moutons, la masse, manipulable à l’envi ; de l’autre ceux qui savent, les guident, préviennent, se substituent à leur propre conscience pour leur plus grand bonheur.

Extrait de "Invignez-vous !", Jacques Dupont, (Editions Grasset), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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