Petite histoire de l’espionnage russe en France<!-- --> | Atlantico.fr
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Les services de renseignement sont aux ordres du pouvoir politique qui les utilise.
Les services de renseignement sont aux ordres du pouvoir politique qui les utilise.
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Paris, nid d’espions

A la différence des pays anglo-saxons, il n’existe pas vraiment en France de « culture du renseignement ». Selon Igor Preline, un ancien colonel du KGB à la retraite, à son époque (jusqu’en 1991), la France servait de « cour de récréation » pour les stagiaires espions russes.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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L’espionnage russe en France n’est pas une chose nouvelle. Sans remonter au temps des tsars, l’Union soviétique puis la Russie ont toujours maintenu des réseaux de « correspondants » très importants. Les Officiers traitant (OT) du KGB puis de ses successeurs, SVR et FSB ainsi que leurs homologue militaire du GRU s’en sont toujours donnés à cœur joie dans un pays où personne ne se sent directement concerné par ces activités étrangères. À savoir, à la différence des pays anglo-saxons, il n’existe pas vraiment en France de « culture du renseignement ». Même de nombreux responsables politiques - à quelques exceptions près - ont considéré que l’espionnage était une activité secondaire voire« sale ». Ainsi, lorsque l’on demande à Napoléon s’il a l’intention de décorer Charles Louis Schulmeister qui lui sert d’« espion », il rétorque : « pour lui, de l’argent tant qu’il veut, la Croix (la Légion d’Honneur) jamais ». Le général de Gaulle avait une opinion plus que mitigée sur ses propres services de renseignement quant-à son successeur, Georges Pompidou, c’était encore pire mais pour des raisons personnelles (l’affaire Markovic). François Mitterrand a laissé son Premier ministre Michel Rocard qui lui était fasciné par les services s’en occuper « si çà vous amuse… ».

Selon Igor Preline, un ancien colonel du KGB à la retraite, à son époque (jusqu’en 1991), la France servait de « cour de récréation » pour les stagiaires espions russes. Il parle en connaissance de cause ayant lui-même été instructeur sur la fin de sa carrière.

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Si les affaires dévoilées ont été moins connues qu’en Grande-Bretagne où le NKVD puis le KGB s’évertuait à recruter de jeunes étudiants dans les prestigieuses universités (pour mémoire, les « cinq de Cambridge »: Kim Philby, Guy Burgess, Donald Duart Maclean, Antony Blunt et John Cairncross), il en eu beaucoup en France mais la discrétion est restée de rigueur, souvent parce qu’elles avaient des implications politiques qui auraient pu être gênantes. À noter qu’il était de rigueur de ne pas recruter une source appartenant au Parti communiste français de manière à ne pas poser des problèmes scabreux au PCF. Ces affaires se réglaient généralement « en famille », l’impétrant étant mis de côté (à la retraite anticipée ou dans un placard) et les Officiers traitants impliqués expulsés (généralement, ils quittaient la France avant d’être mis en cause). Mais parfois, c’est allé plus loin. Ainsi, le 5 avril 1983, la France a expulsé 47 diplomates et résidents soviétiques accusés d’espionnage suite à l’affaire Farewell. Le 25 avril 2022, il était ordonné à 35 diplomates russes de quitter le territoire national dans le cadre d’une opération européenne destinée à sanctionner Moscou pour l’invasion de l’Ukraine.

À la mi-octobre, la DGSI a alerté sur l’utilisation par des officiers de renseignement russes des sites de petites annonces comme « Le Bon Coin » pour repérer et approcher des cibles qui leur semblaient représenter un intérêt.

Le service de contre-espionnage français explique avoir récemment mis en évidence le fait que des étudiants ou des jeunes actifs français avaient été approchés par le SVR (l’ancienne Première direction du KGB chargée de l’espionnage à l’étranger) après avoir proposé des cours particuliers sur des sites de petites annonces dans leur domaine de spécialité :économie, sciences, langues, géopolitique...

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Une douzaine d'approches de ce type auraient ainsi été détectées.La DGSI explique : « ingénieux, empathiques et imaginatifs, les espions ont à cœur de cibler des personnes d'intérêt afin d'exploiter leurs vulnérabilités ou, mieux encore, leurs compétences pour accéder à du renseignement ». Il est évident qu’un Officier traitant doit avant tout être avenant les « tristes sires » ayant peu de chances de séduire des cibles potentielles.

La DGSI donne par ailleurs les signaux d'alerte qui doivent intriguer une personne en phase d’« approche ». L’« élève », qui utilise une nationalité d'emprunt non russe, formule des demandes sur des sujets de plus en plus sensibles. Il est rarement joignable au téléphone et il demande à recevoir ses cours au restaurant ou dans un bar, jamais à son domicile. Il paye en espèces des sommes de plus en plus importantes et programme toujours oralement le prochain cours, d'un cours sur l'autre. Un signe aussi distinctif de toute administration bien ordonnée (et les services de renseignement en font partie), l’invitant récupère systématiquement la note du restaurant ou du café…

Cette méthodologie a déjà été employée avec succès dans le passé :l’exemple historique : l’affaire Temperville

Michaël Mangeon décrit bien l’affaire sur son site @mangeaon4. Francis Temperville est né à Dunkerque le 29 avril 1957. Il a perdu son père à l'âge de 9 ans. Élevé dans un petit village du Nord par sa mère, il obtient le Bac C puis une maîtrise de chimie et un DEA de physique nucléaire à Orsay.

Il entre en 1985 à l'Institut national des sciences et techniques nucléaires (INSTN) sur le site du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) à Saclay.

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En 1987, il soutient avec succès une thèse de doctorat en physique nucléaire dont le titre est « Formalisme simplifié de calcul des puissances résiduelles en fonction des différents paramètres de fonctionnement d'un réacteur à eau pressurisée ».

Pendant la rédaction de sa thèse, en 1986, Temperville, qui enseigne au Conservatoire des arts et métiers souhaite arrondir ses fins de mois. Internet n’existant pas encore, il passe des petites annonces pour donner des cours de mathématiques et de physique.

L’affaire débute en 1987 lorsqu’un certain « Serge » répond à son annonce souhaitant consolider ses bases en maths et en physique pour son entreprise présentée comme « une petite société d’ingénierie ». Il se dit Britannique et parle bien le français malgré son accent anglais prononcé. Il ne fournit ni adresse, ni nom de famille...

Temperville accepte de lui donner des cours à raison de 3 à 4 heures par semaines pour environ 300 francs en liquide.

Serge est un élève investi et les deux hommes se lient peu à peu d’amitié. À sa demande, Francis commence à lui rédiger des synthèses sur la radioactivité, la fusion, les lasers… Serge se montre généreux financièrement et invite Temperville à plusieurs reprises dans des auberges des Yvelines.

Francis finit par fournir à Serge des documents internes au CEA même si la règle veut que ces informations ne sortent pas de l’organisme. Il considère que ces informations n’ont alors que peu d’importance… Dans le monde scientifique, il est commun de penser que les connaissances doivent être partagées car c’est un garant de paix. En 1953, le couple Ethel et Julius Rosenberg l’a payé de sa vie sur la chaise électrique aux États-Unis pour avoir « livré » les secrets de l’arme atomique à Moscou.

Le 1er octobre 1989, c’est le jackpot pour le KGB qui a misé sur le « bon cheval ». Francis est en effet affecté au Département d’Étude Thermonucléaire au centre CEA de Limeil-Brévannes (Val-de-Marne) qui dépend du « saint des saints », la Direction des applications militaire (DAM).

Après une longue enquête - mais qui visiblement a laissé à désirer -, il est habilité au « secret défense ». Son nouveau travail consiste, avec d’autres ingénieurs, à interpréter les essais nucléaires français sur l’atoll de Mururoa en Polynésie française.

Selon Temperville, Serge change de ton et commence à le menacer : « Je sais où tu travailles. Je veux des documents ultrasecrets sinon ta maman et ta grand-mère seront tuées ». Cela ne correspond absolument pas aux méthodes employées par les services secrets à cette phase de la manipulation, même pour les Russes. Il est plutôt vraisemblable que Temperville a tenté de se trouver une « excuse » car c’est l’appât du gain qui le motivait.

Francis a alors commencé à remettre à Serge des documents ultraconfidentiels de la DAM. Ainsi, entre 1989 et 1990, Francis vend 89 documents secret-défense ce qui représenterait environ6.000 pages à Serge ce qui est énorme. Il dira après coup avoir touché 160 000 FF mais cela peut être beaucoup plus, les révélations russes ultérieures affirmant que l’opération leur a coûté deux millions de FF.

En particulier, Temperville a fourni à son OT des photocopies concernant quatre tirs nucléaires projetés en 1991, ceux de 1990 et de 1989, sur 31 tirs effectués de 1979 à 1980 et sur l'ensemble des tirs de 1970 à 1978.

Le soir, Francis quitte tranquillement le CEA avec un sac plastique rempli des photocopies.

Le plan de liaison pour la remise des documents à son OT est le suivant : il les dépose dans un sac poubelle laissé au pied d’un poteau électrique dont le lieu a été convenu lors du contact précédent. Une demi-heure plus tard, il vérifie que le sac a été récupéré. Pour cela, un paquet de cigarettes vide de marque « Dunhill » est déposé près d’un panneau « stop » situé à proximité. Si le paquet de cigarettes est absent, Francis doit reprendre le sac. Dans le jargon professionnel, c’est ce que l’on appelle une « boîte aux lettres mortes » (BLM).

En cas d’urgence, si Serge veut rencontrer son agent, des pétales de roses sont répartis au pied d’un pilier du viaduc près de la gare d’Orsay, qui est son point de passage habituel. Il doit alors retrouver Serge dans un restaurant désigné à l’avance. Dans le sens inverse, si Francis veut voir son OT, il dépose des pelures d’oranges près d’un poteau télégraphique situé à proximité de la piscine d’Orsay.

Ce système – très traditionnel - va fonctionner de longs mois jusqu’à ce que Francis se fasse licencier du CEA en juillet 1990… mais pour une toute autre histoire ! Il est pris en train de voler des fournitures de bureau pour les envoyer à sa mère, libraire.

L’affaire aurait pu en rester là car le CEA ne soupçonne pas Francis d’autres choses. Le 1er février 1991, Francis ouvre une école de physique, l’Icosup, dans l’Essonne.

Mais Serge ne l’a pas oublié - une source productive n’est jamais abandonnée car il convient de rentabiliser l’investissement financier et humain que son recrutement a causé - et il lui envoie, en septembre 1991, un ami « René » qui tente de le convaincre d’entrer dans d’autres laboratoires français. Francis, qui est devenu plus rétif, va tout de même encore fournir à son nouvel OT quelques documents qu’il a gardé de par devers lui.

En juillet 1992, le colonel Victor Otchenko, ancien de la Première Direction du KGB devenue SVR et officiellement « attaché scientifique » auprès de l’ambassade de Russie à Paris, passe à l’Ouest et se réfugie à Londres. À titre de monnaie d’échange, il donne des informations sur son service…et le nom de Francis Temperville.

Pour le contre-espionnage français, c’est la stupéfaction et pour la DAM la catastrophe. Le 14 septembre 1992, Temperville est arrêté par la direction de la Surveillance du territoire (DST) à son domicile à Orsay.

Bien logiquement, les OT russes restent pour leur part introuvables : Serge de son vrai nom Sergueï Jmyrev, officier du KGB et travaillant à l’ambassade soviétique à Paris a quitté la capitale depuis plusieurs mois. Valentin Makarov alias « René » qui a pris la succession de Serge a également disparu.

Le 30 octobre 1997, après cinq ans de détention préventive, Temperville est condamné par une cour d’assise spéciale à neuf années d’emprisonnement alors qu’il en risquait quinze. Dans d’autres pays, cela aurait été la peine de mort.

Si Francis Temperville explique qu’il ne savait pas qu’il avait affaire à des agents du KGB (…), l’argent semble avoir été sa principale motivation.

Lors de son procès, son ancien directeur de thèse, Jean-Claude Nimal, a juré qu'il n'avait en aucun cas parrainé la candidature de Temperville au CEA. Bien qu’ayant obtenu les félicitations du jury, il l’a estimé « médiocre ». Roger Balleras, l’ancien directeur des applications militaires (DAM) au moment des faits a déclaré aux enquêteurs : « cette affaire était catastrophique. Nous avions pris énormément de précautions. J'étais un peu effaré du nombre de documents que Temperville avait sorti.». Il n’empêche que les Soviétiques avaient alors lu « à livre ouvert » dans les secrets militaires français théoriquement les mieux gardés.

Les autres affaires connues en France sont celles de Georges Pâques fonctionnaire à l’OTAN arrêté en 1963, de l’ambassadeur de France à Moscou Maurice Dejean (1958), et de bien d’autres… À côté du recueil de renseignements confidentiels, les services secrets ont également une mission d’influence (qui d’ailleurs partagée avec les Affaires étrangères classiques) et de communications discrètes car non officielles donc non reconnues par les deux parties.

Les Russes sont loin d’être les seuls à être présents en France. Même les pays « amis », en particulier les Américains, sont plus qu’actifs, au moins au niveau des actions d’influence quand ce ne sont pas des écoutes clandestines. Dans les faits, les Américains n’ont pas vraiment besoin de se renseigner sur la France car ils savent déjà presque tout…

Enfin, il convient de rappeler que les services de renseignement sont aux ordres du pouvoir politique qui les utilise à plus ou moins bon escient.

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