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Menace sur la politique anti-trust de l’UE : mauvaise nouvelle pour les consommateurs, bonne pour la création de géants européens ?
©ludovic MARIN / POOL / AFP

La question à 1000 milliards d’euros

La politique de la concurrence européenne est l’une des principales réussites européennes en matière de pouvoir d’achat pour les consommateurs. Mais elle a été accusée d’affaiblir les entreprises de l’Union européenne. Comment trouver un nouvel équilibre ?

Frédéric Marty

Frédéric Marty

Frédéric Marty est chercheur affilié au Département Innovation et concurrence de l'OFCE. Il également est membre du Groupe de Recherche en Droit, Economie et Gestion (GREDEG) de l'Université de Nice-Sophia Antipolis et du CNRS.

 

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Erwan Le Noan

Erwan Le Noan

Erwan Le Noan est consultant en stratégie et président d’une association qui prépare les lycéens de ZEP aux concours des grandes écoles et à l’entrée dans l’enseignement supérieur.

Avocat de formation, spécialisé en droit de la concurrence, il a été rapporteur de groupes de travail économiques et collabore à plusieurs think tanks. Il enseigne le droit et la macro-économie à Sciences Po (IEP Paris).

Il écrit sur www.toujourspluslibre.com

Twitter : @erwanlenoan

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Atlantico.fr : Les menaces qui pèsent sur la politique anti-trust européenne auront-elles nécessairement un impact négatif global pour l'Europe ?

Erwan Le Noan : La politique de concurrence de l’Union européenne est l’un des fondements de la construction communautaire – c’est très loin d’être anecdotique. Elle repose principalement sur deux volets : le premier, c’est la sanction des pratiques dites ‘anticoncurrentielles’, c’est-à-dire les comportements des entreprises qui visent à ‘tricher’ pour éviter d’être soumises à la pression de leurs concurrents et, dès lors, s’enrichir indument au détriment des consommateurs ; le second, c’est le contrôle des concentrations, c’est-à-dire la supervision du rapprochement capitalistique des plus grands groupes. Le premier volet intervient à titre curatif, pour punir les contrevenants et dissuader leurs potentiels suiveurs, le second à titre préventif, pour éviter d’autoriser les entreprises à se mettre en situation d’échapper à la concurrence.

La logique qui sous-tend cette politique est que la concurrence favorise la juste allocation des moyens, au bénéfice des consommateurs, et que cette concurrence nait notamment de la pluralité des acteurs sur le marché. C’est pour cela que la Commission européenne sanctionne très sévèrement les entreprises dont elle estime qu’elles ont trichées : c’est parce qu’en somme, on considère qu’elles ont volé les consommateurs. C’est pour cela aussi qu’elle interdit, de façon très exceptionnelle au final, la constitution de grands groupes par rachats : depuis qu’il existe en 1989, le contrôle des concentrations s’est vu soumettre 7745 opérations, dont seulement 30 ont donné lieu à interdiction – souvent polémiques.

Il n’y a donc pas réellement de contradiction : la politique de concurrence européenne est fondée sur l’idée qu’il vaut mieux un marché atomisé qu’un marché avec peu de grands et gros acteurs. Cette logique sous-tend toute la politique de concurrence européenne. 

Frédéric Marty : La politique de concurrence européenne ne pouvait bien entendu pas traverser cette crise majeure sans mise en cause. Il convient en premier lieu de souligner à quel point la Commission a su donner aux Etats-membres et aux entreprises des marges de manœuvre significatives au plus fort de la crise.

La Commission a publié, le 8 avril 2020, un « cadre temporaire pour l’appréciation des pratiques anticoncurrentielles dans les coopérations mises en place entre des entreprises pour réagir aux situations d’urgence découlant de la pandémie actuelle de COVID-19 ». Cette mesure ne doit pas étonner. Le droit de la concurrence de l’U.E. ne prohibe pas les coopérations inter-entreprises. Il sanctionne celles qui ont pour objet d’échapper à la concurrence au détriment du consommateur. En matière d’aides publiques, la supervision assurée par la Commission a également fait l’objet d’assouplissement avec la mise en place d’un cadre provisoire adapté (19 mars, amendé le 3 avril et le 8 mai 2020). Les aides sous formes de subventions directes, de garanties de prêts, de taux bonifiés ou encore d’assurance-crédit à l’exportation ont été facilitées dans cette période.

Il s’agit d’assouplissements notables mais ce sont essentiellement des ajustements conjoncturels. Les menaces structurelles qui s’exerceraient sur la politique de concurrence européenne doivent être recherchées ailleurs.

Un premier motif d’inquiétude pourrait venir d’une récente annulation d’une décision de la Commission en matière de contrôle des concentrations. La Commission s’était opposée en 2016 au rapprochement de deux opérateurs de téléphonie mobile britannique. Le Tribunal de l’U.E. qui fait office de juridiction d’appel a annulé cette décision dans la mesure où la Commission n’a pas apporté la preuve d’une entrave effective à la concurrence. Les annulations de décisions de la Commission en la matière sont rares et sont souvent retentissantes. Au début des années 2000, une série d’annulations avait même poussé la Commission à s’engager vers une approche dite plus économique, ou approche par les effets. Aussi malvenue soit-il (sauf pour la partie qui a engagé le recours bien-entendu) cet arrêt ne remet pas en cause en tant que telle la politique de concurrence de la Commission. Le Tribunal a simplement considéré que la Commission a développé une l’analyse quantitative des effets « unilatéraux » de la concentration sur les prix - qui est entachée de plusieurs erreurs de droit et d’appréciation en matière économique.

C’est donc la décision qui est en cause et non la politique de concurrence européenne. Le Tribunal a considéré non pas que la Commission est trop sévère vis-à-vis des opérateurs ou qu’elle les prive indûment d’économies d’échelles ou d’envergure. Il établit simplement que la Commission n’a pas satisfait aux standards requis pour démontrer un risque d’entrave significative à la concurrence suite au rachat de Telefónica UK (O2) par Hutchison 3G UK3 (Three). La remise en question n’est pas celle de la politique mais de la démonstration de l’effet économique. Par exemple, le Tribunal indique que l’analyse quantitative des effets de la concentration sur les prix, effectuée par la Commission, n’établit pas, avec un degré de probabilité suffisamment élevé, que les prix subiraient une hausse significative.

Un second motif d’inquiétude, plus structurel, doit être pris en considération. Il tient à la volonté croissante de certains Etats Membres de rééquilibrer la politique européenne vers des considérations de politiques industrielles. Les arguments de souveraineté économique ont été très importants durant la crise. Celle-ci a témoigné des problèmes qui peuvent résulter de l’affaiblissement du tissu industriel de certains Etats européens (certains bien plus que d’autres au demeurant…) et de la globalisation des chaînes de valeur. Un spectaculaire effondrement des échanges commerciaux internationaux comme nous venons de le connaître ne pouvait que créer des tensions et des pénuries particulièrement préjudiciables à la fois en termes économiques et en termes de santé publique.

A cette première dimension est venue se greffer des préoccupations sur la loyauté des échanges dans le commerce international. Si dans le marché intérieur, la concurrence à égalité des armes (level playing field) est le maître mot, il n’est pas acquis que celle-ci prévale toujours dans la concurrence internationale. Si l’Organisation Mondiale du Commerce avec son Organisme de Règlement des Différends (OMC-ORD) joue théoriquement ce rôle, des préoccupations croissantes s’expriment quant au manque de réciprocité ou au soutien qu’apporteraient certains Etats à leurs entreprises. Les pratiques de dumping peuvent en effet déstabiliser les filières industrielles européennes et l’absence d’ouverture de certains marchés étrangers peut priver indûment nos entreprises d’économie d’échelle.

La Commission européenne a mis en œuvre de longue date des mesures antidumping et des dispositifs correcteurs des éventuelles subventions publiques dont pourraient bénéficier des concurrents de nos entreprises. Cependant les Etats Membres souhaitent aller au-delà de ces efforts. Le livre blanc publié le 17 juin par la Commission sur les effets de distorsion liés aux subventions étrangères au sein du marché unique participe de l’inflexion vers une politique plus attentive sur d’éventuelles pratiques déloyales dans la concurrence entre l’UE et des états étrangers. Il ne s’agit cependant pas de mettre en cause la concurrence intra-UE mais d’être plus attentif aux pratiques d’états tiers.

Ces préoccupations font cependant écho à des débats sur l’articulation entre la politique commerciale et la politique de concurrence. Le refus opposé au projet de fusion entre Alstom et Siemens en février 2019 avait donné lieu à des débats sur la polarisation de l’analyse concurrentielle sur les effets de court terme de la fusion sur les consommateurs européens au détriment de la prise en compte de la concurrence potentielle de nouveaux entrants bénéficiant d’économies d’échelle sur leurs marchés nationaux. Selon certains, la Commission aurait privilégié l’efficacité de court terme sur des préoccupations de compétitivité à long terme de nos entreprises.

La prise en compte de ces dimensions a notamment donné lieu à un rapport de l’Inspection Générale des Finances  La politique de la concurrence et les intérêts stratégiques de l’UE dont Anne Perrot et Victor Blonde ont donné les grandes lignes dans un éditorial du volume de septembre 2019 de la revue Concurrences. Des pistes d’évolution, notamment en matière de contrôle des concentrations y sont proposées. Elles portent par exemple sur un moindre recours aux cessions d’actifs (les remèdes structurels) qui favorisent parfois des entrants extra-communautaires et qui manquent de flexibilité face à des marchés très évolutifs. Elles tiennent ensuite à la prise en compte d’un horizon temporel suffisant (allant au-delà des deux ou trois ans habituellement retenus) et à une meilleure prise en compte des gains d’efficience liés aux concentrations. Il ne s’agit pas de remettre en cause le droit de la concurrence mais d’ajuster aux circonstances ses outils et ses méthodes.

Un dernier aspect de la question tient à l’encouragement des coopérations industrielles au sein de l’UE. A nouveau l’impact sur la concurrence peut être très différent selon le sens que l’on donne à ces dernières.

Premièrement, le droit de la concurrence de l’UE ne prohibe en rien la coopération inter-entreprises quand elle vise à obtenir une performance additionnelle qui profite u consommateur. Les coopérations sont possibles quand elles concourent à l'amélioration de la production, de la distribution ou la promotion du progrès technique ou économique et qu’elles réservent une partie équitable du profit au bénéfice des consommateurs finaux.  Un bilan concurrentiel doit être fait entre ces gains et les effets restrictifs qui peuvent en découler en termes concurrentiels. La coopération doit se traduire par des restrictions qui respectent une stricte nécessité et proportionnalité au regard de l'objectif affiché et maintenir un certain niveau de concurrence sur le marché en cause.

Deuxièmement, les coopérations industrielles sont une réalité entre firmes d’Etats membres et firmes de pays étrangers et sont souhaitables pour favoriser les investissements et l’innovation ou encore le développement de standards techniques.

Cependant, ces coopérations pourraient également se présenter sous un jour moins favorable selon leurs conditions de mise en œuvre. Rien ne serait pire qu’une neutralisation de la concurrence entre opérateurs européens. Préserver le marché intérieur de la concurrence internationale et permettre des coordinations conduiraient à créer des cartels de crise. Ceux-ci avaient été mis en œuvre dans les années 1930 à une échelle nationale et ont donné des résultats pour le moins négatifs pour user d’un euphémisme… Le sens de la politique de concurrence européenne est de prévenir ces pratiques négatives pour les consommateurs et les firmes elles-mêmes.

Sans aller jusqu’à cette extrémité, peut-on définir une politique industrielle à l’échelle de l’Union et faire naître des champions européens ? Il est d’abord à noter qu’une telle politique se heurterait à des problèmes connus de longue date. Le premier problème est de savoir quelles sont les industries ou les technologies à privilégier. Le risque d’erreur de sélection est de plus en plus élevé au fur à mesure de la complexification de nos économies. Le deuxième problème est de sélectionner les vainqueurs. Non seulement les décideurs publics agissent dans le cadre d’une information incomplète et asymétrique mais les risques de capture sont particulièrement élevés. Enfin, le meccano industriel présente une temporalité qui n’est plus compatible avec les le temps des technologies et des marchés. Les spécialisations ne peuvent procéder de décisions prises en surplomb. Elles sont le fruit de la dynamique des marchés. A cette aune, la concurrence est le meilleur outil pour promouvoir la compétitivité des firmes sans que les consommateurs n’en subissent le prix !

Historiquement, le choix de la politique de concurrence participe de cette recherche de compétitivité. Pour autant, la construction européenne a débuté dans une logique de conciliation entre concurrence et promotion de la coopération industrielle avec laquelle rien n’empêche de renouer. Si la concurrence a acquis une place centrale au fil des années 1970 et 1980, c’est parce qu’elle répondait à la fois à cette exigence de compétitivité et qu’elle participait à la construction du marché intérieur. Cependant comme l’a montré Laurent Warlouzet ce déséquilibre n’est en rien inscrit dans le Traité ou dans les intentions des pères fondateurs de l’UE. Concilier concurrence et coopération est donc possible. Le consommateur européen peut donc ne pas craindre de faire les frais d’une politique industrielle commune au sein de l’UE du moment où elle s’inscrit dans le respect de ces grands principes d’équilibre.

L'observation des règles souples du marché américain en termes de concurrence est-elle un comparatif intéressant afin d'anticiper l'impact pour le consommateur de l'assouplissement des mesures anti-trust en Europe ?

Erwan Le Noan : La procédure et la logique du droit américain de la concurrence diffèrent du droit européen à maints égards. Il y a des éléments intéressants à y regarder, notamment l’intervention judiciaire pour garantir les droits des entreprises dès lors que leur droit de propriété est mis en cause. Il y en a d’autres qui sont plus éloignées de la conception européenne telle qu’elle a existé jusqu’à maintenant, comme l’influence forte du politique sur le droit. Dans un livre récent, Thomas Philippon a discuté de la comparaison des politiques européenne et américaine de concurrence, pour souligner qu’outre Atlantique, la concurrence n’est pas toujours aussi vive. C’est un fait bien documenté par exemple dans le secteur de la santé. Ce n’est peut-être pas autant le cas dans le secteur du numérique, que tous les Européens ont à l’esprit quand ils entendent renforcer le droit de la concurrence.

Frédéric Marty : La concurrence bénéficie au consommateur au travers de baisses de prix, d’innovations ou encore d’accroissement de l’éventail des choix disponibles. Dès lors que des marchés se concentrent et que les barrières à l’entrée deviennent de plus en plus élevées, ces bénéfices s’estompent. Un débat s’est développé ces dernières années aux Etats-Unis sur les effets d’une concentration croissante des marchés, notamment en termes de marges et de prix qu’ont à acquitter les consommateurs. Des travaux passionnants développés notamment par Thomas Philippon ont montré qu’en l’espace de quelques décennies les marchés américains se sont considérablement concentrés. Son ouvrage, publié en 2019, The Great Reversal: How America Gave Up on Free Markets, attribue cette concentration à une mise en œuvre de moins en moins résolue des règles de concurrence par les pouvoirs publics américains depuis la fin des années 1970. Cette mise en sommeil de l’Antitrust concerne les sanctions des pratiques unilatérales mises en œuvre par les opérateurs dominants (nos abus de position dominante et la monopolization dans le droit américain) et le contrôle des concentrations, notamment les concentrations verticales (le long d’une chaîne de valeur).

Cette sous-application des règles de concurrence serait la principale source de la concentration du pouvoir économique privé aux Etats-Unis. Notons avant toute chose que cette concentration a fait l’objet d’une remise en cause en février dernier dans le rapport annuel des conseillers économiques de la Maison Blanche. Son chapitre 6 se propose même d’évaluer le risque d’une concurrence déclinante !

Quelles sont les origines de cette baisse de volontarisme concurrentiel qui expliquerait la décroissance de l’intensité concurrentielle aux Etats-Unis ? Premièrement, il s’agirait d’une mise en œuvre du contrôle des concentrations qui serait trop favorable aux entreprises. Les effets anticoncurrentiels des fusions verticales seraient minorés et la prise en compte des gains d’efficience potentiels bien trop généreuse. Deuxièmement, les poursuites engagées par les pouvoirs publics sur la base d’éventuelles évictions anticoncurrentielles seraient insuffisantes du fait d’une méfiance vis-à-vis des actions menées des concurrents (suspectés de détourner les règles de concurrence à leur profit). Cette méfiance conduirait à élever excessivement la charge de la preuve rendant ainsi très difficile la démonstration d’une pratique anticoncurrentielle.

Comment juger ces hypothèses ? Elles doivent être envisagées selon trois angles. Tout d’abord, il convient de prendre en compte les spécificités du système juridique américain. Au côté du public enforcement existent un private enforcement des règles de concurrence et des actions en dommages et intérêts qui suscitent une forte méfiance des pouvoirs publics du fait des conséquences possibles de ces dernières sur les innovations et la compétitivité des firmes américaines. Ensuite, l’application des règles de concurrence américaines tend à considérer qu’un faux négatif (ne pas sanctionner à tort une entreprise qui a abusé de sa position dominante) est socialement moins coûteux qu’un faux positif (sanctionner à tort). En effet, tant que les marchés sont contestables, des concurrents pourront entrer sur le marché concerné et empêcher l’entreprise de tirer profit de ses pratiques. Enfin, le droit antitrust américain tel qu’il s’est redéfini à la fin des années 1970 rompt avec une période structuraliste dans laquelle certaines pratiques étaient interdites per se (quel que soit le coût en termes d’efficience) et où la concentration des marchés et la taille des firmes étaient considérés comme des problèmes en eux-mêmes appelant notamment le rejet de projet de fusions même si les parts de marché cumulées étaient très faibles. En d’autres termes, cette pratique décisionnelle s’inscrit en opposition avec une pratique précédente qui était décriée comme faisant peu de cas de l’efficience et donc de la compétitivité des firmes américaines et qui était dénoncée comme l’une des origines du déclin des industries américaines vis-à-vis de leurs concurrents japonais et européens.

Le souci de compétitivité extérieure est donc un facteur – parmi d’autres – de l’évolution de la pratique décisionnelle américaine et peut expliquer une plus grande tolérance vis-à-vis de la concentration. Cette concentration de plus en plus forte aux Etats-Unis serait payée par les consommateurs américains eux-mêmes. Gutiérrez et Philippon ont pu par exemple montrer que la baisse des prix des services de télécommunication a été plus forte en Europe qu’aux Etats-Unis (voir le Focus du Conseil d’Analyse Economique rédigée en 2019 par Thomas Philippon pour une synthèse).

Après la crise sanitaire du Covid-19, quel est l'enjeu réel de l'assouplissement des règles de concurrence au sein de l'Union Européenne ?

Erwan Le Noan : La crise post Covid ne change rien à la situation concurrentielle de l’Union européenne qui est double.

D’abord, le problème de l’Europe pour faire face à la concurrence internationale tient à ses soucis de compétitivité : manque de flexibilité des normes, excès de règles, impôts trop lourds, etc. C’est d’abord cela qui nous empêche d’avoir des champions.

Ensuite, le débat sur la politique de concurrence ne date pas de la crise du Covid. Cela fait un moment qu’il tire dans un sens unilatéral de renforcement des contrôles, des GAFAM et des géants européens, mais auss en réalité de toutes les entreprises de l’UE. 

Ensuite, il faut comprendre ce que demandent ceux qui promeuvent une révision du droit de la concurrence. En réalité, ils veulent permettre une plus grande intervention de la puissance publique : ils veulent pouvoir sanctionner les GAFAM (la Commission est très offensive à ce sujet), ils veulent pouvoir ‘créer’ (ou forcer l’avènement) des champions industriels par choix politique (là, on sent que la Commission est plus réticente), en défendant une vision traditionnellement interventionniste de la politique industrielle. Ce n’est pas illégitime, mais ce n’est plus de la politique de concurrence. D’ailleurs, ce qu’ils prônent pour y parvenir, c’est une politisation du droit de la concurrence, pour créer des motifs d’opportunité. C’est pour cela qu’ils souhaitent accroître les pouvoirs des autorités de contrôle : pour les mobiliser à des fins politiques (à nouveau, cela peut etre légitime, mais cela relève d’une autre logique que la politique de la concurrence).

Frédéric Marty : L’assouplissement des règles de concurrence conduirait à privilégier la compétitivité des firmes au détriment des intérêts des consommateurs. Il s’agirait de moins sanctionner les abus de position dominante et d’être plus compréhensif en matière de contrôle des concentrations en considérant que les concentrations verticales ne soulèvent que peu de problèmes de concurrence et que les effets des concentrations horizontales devraient être mieux mis en perspectives avec les gains d’efficience qu’ils peuvent induire. Prend-t-on vraiment cette route pour ces deux domaines ? Cela n’est manifestement pas le cas en matière de plateformes numériques pour lesquelles la Commission a lancé début juin des consultations quant à une possible régulation ex ante et quant à d’éventuels outils concurrentiels qui viseraient à remédier à la dominance en tant que telle même en dehors d’une procédure permettant de caractériser préalablement un abus.  Le droit européen de la concurrence n’est donc pas loin s’en faut en voie de désarmement unilatéral.

Il est possible de considérer que le contrôle des concentrations va être affecté par la crise. Cela sera mécaniquement le fruit de la récession : des firmes vont connaître des difficultés et des rapprochements seront inévitables. Le degré de concentration va s’accroître du fait même de la réduction du nombre de firmes sur certains marchés. L’argument de la firme défaillante (failing firm defense) présent à chaque crise se retrouve inexorablement dans la crise majeure que nous vivons. De la même façon, exiger des remèdes structurels sera d’autant plus difficile que la valeur des actifs est dépréciée et que certains secteurs seront caractérisés par de très fortes surcapacités. Il convient en tout cas de considérer les risques de consolidation excessives du fait de la crise ; celle-ci affectant plus les firmes sous-capitalisées et non diversifiées que des groupes puissants.

Il est enfin un dernier domaine où le relâchement des règles de concurrence peut conduire à des effets pervers. C’est celui des aides publiques. Leur encadrement au niveau européen vise à la fois à éviter les distorsions de concurrence entre les firmes mais aussi – et surtout – à prévenir des phénomènes de courses à la subvention. Non seulement celles-ci conduisent à une allocation sous optimale des fonds publics mais peuvent conduire à des résultats collectivement préjudiciables non seulement en termes d’implantation des activités économiques que de cohésion du marché intérieur.

La naïveté européenne sur les affaires de concurrences l'a plusieurs fois désavantagé au profit des américains. Bien que les règles de concurrence soient une réelle réussite sur le plan européen,  où le curseur doit-il être placé afin que l'esprit qui régit les règles de concurrence demeure ?

Erwan Le Noan : Il existe peut être une façon de concilier les positions contradictoires : en infléchissant le paradigme de la concurrence. Il faudrait miser sur deux volets. 

D’abord, promouvoir une politique de compétitivité pour assurer que l’Europe se dote de géants innovants : investir dans les universités, accélérer la concurrence sur les marchés, approfondir le marché unique, etc. Les Etats ont beaucuop à faire en la matière !

Ensuite, s’inspirer d’une école de concurrence dite de Chicago, ou des hayekiens, qui considèrent, en somme, que ce qui compte c’est que les entreprises soient en permanence soumises à de la concurrence. Pour caricaturer, là où la vision européenne du droit de la concurrence dit « attention, ces entreprises sont grosses et peuvent devenir des menaces, il faut donc veiller à ce que la puissance publique régule leurs pratiques si nécessaires », ces écoles d’analyses dites « que ces entreprises soient grosses n’est pas un problème pour autant qu’elles sont sans cesse stimulées par d’autres et les consommateurs ; or, ce qui contraint cette stimulation est souvent le fait de réglementations et de normes excessives ».

Cette voie, qui suppose un retrait de l’intervention publique, n’est clairement pas à l’esprit de nos dirigeants. Elle pourrait cependant inspirer quelques réflexions pour infléchir les normes actuelles du droit de la concurrence.

Frédéric Marty : La crise peut conduire à différents effets pervers. Un premier est une réduction des échanges internationaux. Le repli des grandes économies régionales sur elles-mêmes est à la fois préjudiciables en termes économiques mais aussi déstabilisateur en termes géopolitiques. Un deuxième effet pervers tiendrait à des obstacles aux investissements directs étrangers. Ces derniers peuvent résulter de mesures de sauvegarde d’industries stratégiques – et être tout à fait justifiables en termes d’indépendance et de sécurité nationale. Cependant de telles mesures appliquées sans discernement peuvent avoir deux effets pervers. Le premier est de faire obstacle aux complémentarités entre firmes et d’entraver les transferts de technologies. Le second est de pénaliser les zones géographiques qui bénéficient de ces transferts… dont l’Europe ? Un troisième effet pervers serait d’instrumentaliser les règles de concurrence mais également l’ensemble des règles de droit à des fins de protection des champions nationaux ou d’entraves à leurs concurrents étrangers. Le droit est une arme dans la compétition économique. Il peut être un outil d’attractivité ou un outil de représailles quand il est instrumentalisé, notamment au travers d’une éventuelle portée extraterritoriale.

Ces stratégies non-coopératives ne sont pas des voies efficaces sur le long terme. Pour autant, l’UE et ses Etats membres peuvent utiliser de nombreux outils pour limiter des risques de déséquilibres. Le premier tient à des mesures pour contrebalancer d’éventuelles aides publiques venant d’états tiers dans le cadre des échanges internationaux, conformément aux règles existantes. Des mesures antidumping sont fréquemment mises en place (voir le cas d’importations de vélos en 2019) et offrent un cadre clair de règlement des différends. Le deuxième outil tient au contrôle de certaines plateformes structurantes qui peuvent placer des entreprises stratégiques dans des situations de dépendance technique et économique ou de poser des problèmes en matière de contrôle des données ou de leur traitement. La question peut être essentielle dans le domaine de la santé, dans celui de l’industrie 4.0. Le troisième outil tient à la protection des industries stratégiques notamment dès lors que les acquéreurs ne peuvent donner des garanties suffisantes.

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