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La démocratie française a-t-elle un problème avec ses juges ?
©Flickr

Justice

De nombreux reproches ont été faits à l'encontre des juges dans les procès Fillon ou Balkany. Un certain laxisme vis-à-vis de la délinquance ordinaire est également critiqué. Les rapports entre les juges et les avocats semblent se tendre comme lors de l'affaire de Maître Vincent Nioré.

Christian  Charrière-Bournazel

Christian Charrière-Bournazel

Christian Charrière-Bournazel est un avocat français, ancien bâtonnier de l’Ordre des avocats du Barreau de Paris.

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Bertrand Mathieu

Bertrand Mathieu

Bertrand Mathieu est un professeur et juriste français, spécialiste de droit constitutionnel. Il est notamment professeur de droit à Paris-I, membre du Conseil de la magistrature et Président de l'Association française de droit constitutionnel. C'est un ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature. Il est Vice président de l’Association internationale de droit constitutionnel. Son dernier ouvrage paru s'intitule "Justice et politique: la déchirure?"  Lextenso 2015.

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Atlantico.fr : Une polémique enfle en ce moment à propos de la comparution de Maître Vincent  Nioré - avocat parisien réputé et soutenu par ses pairs - devant le conseil de discipline de son ordre pour des propos misogynes à l'égard de magistrats. 

La démocratie française a-t-elle un problème avec ses juges ? Si oui, de quelle façon/comment se traduit cela?

Bertrand Mathieu : De manière générale, la France a un problème avec la justice. La question de la séparation entre le pouvoir politique et le pouvoir des juges se pose à la fin de l’Ancien Régime, la Révolution se fait autant contre les juges que contre le Roi. Sous la IIIème République la justice est très largement asservie au pouvoir politique. Aujourd’hui c’est le phénomène inverse qui se produit. Non seulement les juges se veulent indépendants, ce qui est constitutionnellement justifié, mais la justice voudrait s’ériger en un pouvoir autonome autogéré, ce qui l’est beaucoup moins. Cette montée en puissance des juges est corrélée par la crise que subit le pouvoir politique, victime d’une perte de confiance des citoyens qui résulte pour partie de son impuissance (cf. B. Mathieu, Le droit contre la démocratie, Lextenso, 2018). Le pouvoir politique a une large part de responsabilité dans cette situation, soit qu’il se lie les mains en décidant, par exemple, qu’une mise en examen entraîne par elle-même une démission d’une fonction politique, ignorant la présomption d’innocence, soit en renforçant, sous la pression de l’opinion des exigences éthiques dont certaines relèvent plus de la vie privé que de la vie publique, soit en confiant encore à la justice le soin de trancher des questions qui relèvent du pouvoir politique, comme par exemple s’agissant de l’état civil des enfants nés de PMA, soit en laissant à la justice le poids de la lutte contre les multiples formes de délinquance, faute de mesures de police suffisantes.

Le système de démocratie libérale exige une séparation entre le pouvoir politique à qui revient la détermination de ce qui relève de l’intérêt général, et celui des juges à qui appartient le contrôle du respect des normes ainsi établies. Dans ce système, il n’est pas sain que les politiques interviennent dans le champ judiciaire ni que les juges interviennent dans le champ politique. 

Christian Charrière-Bournazel : Je tiens à manifester mon plus grand soutien à M. Vincent Nioré que j’ai initié moi-même en 2008 aux perquisitions chez les avocats. Je l’avais emmené avec moi quand j’étais Bâtonnier pour la première fois au domicile d’un confrère.

C’est à mon initiative que des années plus tôt, pour éviter que les magistrats ne fassent leur marché dans les cabinets d’avocats, une loi avait été promulguée obligeant le magistrat instructeur à rédiger une ordonnance circonscrivant le champ de sa perquisition, ordonnance dont il devait donner connaissance au Bâtonnier ou à son représentant avant d’entrer dans le cabinet ou au domicile de l’avocat.

Par ailleurs, deux arrêts rendus par le Président Magendie en juillet et octobre 2000, qui ont n’ont jamais été contredits depuis, disposent que les documents couverts par le secret professionnel et notamment les lettres de l’avocat à son client ne peuvent être saisis que s’ils révèlent intrinsèquement l’existence de charges qui peuvent donner à penser que l’avocat a participé à une infraction.

Le rôle du Bâtonnier ou de son représentant est donc d’être d’une vigilance extrême en cas de perquisition pour éviter les excès d’un juge qui ne respecterait pas le secret protégé par les lois.

Ce peut être l’occasion d’un affrontement verbal entre l’avocat et le magistrat. Mais il n’y a pas d’outrage à magistrat aussi longtemps qu’il n’y a pas d’attaque personnelle. L’avocat est maître de ses paroles et de sa critique des actes accomplis par un juge. La Cour Européenne des Droits de l’Homme qui siège à Strasbourg a eu l’occasion de le rappeler à maintes reprises.

De nombreux reproches ont notamment été faits à l'encontre de juges dans les procès Fillon ou Balkany, lesquels concernaient surtout leur partialité. Les juges français sont-ils indépendants ? Les affrontements entre avocats et juges sont-ils inéluctables ? 

Bertrand Mathieu : L’appréciation de cette situation demande aussi de distinguer entre les « affaires ». Certaines d’entre elles visent des infractions de droit commun, par exemple la fraude fiscale. D’autres sont, à des degrés divers, étroitement liées à l’activité politique elle-même : les tâches confiées à des assistants parlementaires, le choix de recourir ou non à l’arbitrage dans une affaire opposant une banque publique et un homme d’affaires…Ces dernières affaires concernent très directement les rapports entre la justice et politique. Le problème tient au fait que certaines affaires vont conduire le juge à s’immiscer directement dans l’activité politique elle-même. La question de savoir si des assistants parlementaires sont employés conformément à leurs missions, ne relève-t-elle pas d’abord d’une appréciation parlementaire ? peut-on admettre des perquisitions au sein d’une assemblée parlementaire sans autorisation de son président? les agendas d’un président de la République ne sont-ils pas étroitement liés à l’exercice de sa fonction ? appartient-il à un juge de décider si une décision politique relève de l’imprudence ? un juge peut-il intervenir au cours d’une élection politique majeure au risque d’influer sur son dénouement ?

En réalité la question n’est pas tant celle de l’indépendance des juges vis-à-vis du pouvoir politique. En France, ce qui n’est pas nécessairement le cas dans tous les pays, ils le sont. En revanche c’est celle de leur impartialité. La confiance des citoyens envers les juges implique que ceux-ci ne fassent pas état publiquement de leur préférence politique, idéologique ou religieuse. Tel n’est incontestablement pas le cas, même si la majorité des juges fait preuve de réserve. 

A partir du moment où l’on se situe sur le terrain politique, soit que l’affaire traitée intervienne au cœur de l’action politique, soit que le juge soit connu pour ses engagements politiques, réels ou supposés, il est inévitable que le conflit se déplace sur le terrain politique et puisse engendrer des relations conflictuelles entre juges et avocats. Par ailleurs, et de manière générale, la justice comme toute institution est victime de la perte de respect qui doit entourer son fonctionnement. La "décivilisation" des comportements touche aussi les acteurs du théâtre judiciaire. Le comportement de cow-boy reproché à certains juges qui ont en tous cas le goût de la mise en scène et de la médiatisation peut également contribuer à cette relation conflictuelle. Certains comportements d’avocats se situent au même niveau. En réalité ces comportements desservent une institution judiciaire, dont la majorité des juges et des avocats sont très éloignés. Mais ils font beaucoup de tort à la justice.

Christian Charrière-Bournazel : En ce qui concerne, les relations des juges qui jugent avec le pouvoir exécutif, elles sont régies par les lois : les magistrats jouissent d’une totale indépendance depuis leur nomination jusqu’à leur progression dans la carrière. Ils ne dépendent que du Conseil Supérieur de la Magistrature qui n’est pas un organe du pouvoir exécutif et qui est aussi leur juge disciplinaire.

Pour les magistrats du Parquet, la question est différente.

Depuis une loi de 2013, votée à l’initiative de Madame le Garde des Sceaux Christiane Taubira, le pouvoir exécutif ne doit pas donner d’instructions dans des affaires individuelles aux magistrats du Parquet.

C’est bien entendu une fiction puisque les procureurs pour leur nomination et leur avancement dépendent du pouvoir exécutif.  Il choisit qui nommer après avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature. Cet organisme n’a donc qu’une possibilité qui est de s’opposer, sans avoir la faculté de choisir.

Enfin on imagine mal que dans des affaires à enjeux politiques ou médiatiques importants, les magistrats du Parquet n’agissent que de leur propre mouvement.

Ils ont d’ailleurs un statut particulier puisqu’ils siègent à côté des magistrats qui jugent et non pas à côté des avocats sur le parquet (comme leur nom devrait l’exiger). Ils appartiennent au même corps de fonctionnaires, passant, au cours de leur carrière, du Siège au Ministère Public et inversement. On est loin du système anglo-saxon, où le Procureur de la Couronne est placé sur le même plan que l’avocat de la défense dans une véritable égalité d’armes.

De ce point de vue-là, nous sommes loin de la pureté démocratique que j’ai eu l’occasion d’admirer à plusieurs reprises au Québec.

Aujourd’hui, se creuse l’écart entre les avocats et les magistrats dans une sorte de défiance de ces derniers à l’égard de la défense.

Les avocats ne sont plus autorisés à plaider les dossiers sous prétexte que la procédure est écrite ; ils se bornent à répondre à des questions des juges.

Les magistrats se font inaccessibles notamment dans le nouveau Palais de Justice de Paris où un avocat ne peut rencontrer un magistrat qu’à la condition d’avoir un rendez-vous et après être passé par un sas à l’entrée duquel il se nomme et à l’intérieur duquel il lui arrive d’attendre plusieurs minutes avant qu’on ne lui réponde.

C’est une forme d’apartheid judiciaire.

Un grand juge doit faire montre de grandes qualités d’humilité et d’humanité. Il n’est qu’une personne humaine qui en juge une autre. Il doit être indépendant de tout : de l’argent bien sûr, du pouvoir, de l’opinion publique et même de son propre système de valeurs pour n’être soumis qu’à la loi. Et comme le dit Montesquieu, il l’applique d’une main tremblante par peur de se tromper.

Existe-t-il un laxisme à l'encontre de certains et un manque de neutralité envers d'autres ? 

Bertrand Mathieu : Le laxisme qui est parfois dénoncé, peut avoir plusieurs causes, il peut être dans certains cas, je pense limités, idéologiques, dans d’autres cas, il tient à un manque de moyen, une justice débordée aura tendance à être laxiste lorsqu’elle sait que les décisions risquent dans nombre de cas de ne pas être appliquées. Quant à la sévérité dénoncée dans d’autres domaines et notamment vis-à-vis des politiques, c’est d’abord un retour de bâton, vis-à-vis d’une tolérance antérieure, alors que les délits commis par certains politiques pouvaient échapper à toute sanction, des comportements qui relèvent aujourd’hui plus de l'éthique que du pénal sont sanctionnés. Mais le soupçon politique ne peut pas toujours être écarté. 

Comment palier à cette crise de la justice en France ?

Bertrand Mathieu : Il faudrait d’abord revenir à une séparation réelle des pouvoirs, les politiques doivent se garder de critiquer les décisions de justice et les juges doivent faire preuve d’impartialité. De ce point de vue, il n’est pas admissible que les juges protestent quand un responsable politique critique une décision de justice mais se permettent de critiquer la loi, ou plus généralement la norme qu’ils ont pour mission d’appliquer. 

La crise est aussi une question de moyens. Au regard des charges que la société fait peser sur la société, la justice ne peut plus être rendue correctement, faute de moyens, de temps… mais c’est probablement à la racine qu’il faut prendre le mal, laisser s’aggraver cette situation en augmentant les moyens constituerait une impasse. 

L’appel au juge devient de plus en plus systématique, la jurisprudence de plus en plus raffinée, notamment sous la contrainte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui partant d’une exigence essentielle celle du procès équitable, peut conduire aux développements de contraintes paralysant l’action publique, ce qui est, par exemple, parfois le cas s’agissant du droit des étrangers. Les possibilités de recours se multiplient, les niveaux de normes applicables se superposent. La simplification et l’efficacité des procédures constitue un véritable impératif. Il convient également de renforcer l’autorité du pouvoir politique en amont, de faire appliquer les décisions de justice et de comprendre que la justice ne peut pas à elle seule régler les problèmes de plus en plus importants auxquels la société est confrontée.  

Christian Charrière-Bournazel : Comment remédier à tout cela ?

Par une formation commune des futurs avocats et des futurs magistrats.

Au Québec par exemple, on ne devient juge que si l’on a été au moins pendant dix ans un avocat parmi les meilleurs. Là-bas, il n’y a donc pas de guerre civile entre avocats et magistrats, et pas non plus de connivence. La seule obsession qui anime les uns et les autres est le service rendu aux hommes et femmes qui ont besoin de la justice pour faire triompher l’ordre du droit contre le désordre des forces.

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