Inégalités aux Etats-Unis pendant le 20e siècle : la courbe en U n’était pas ce qu’en ont écrit Thomas Piketty et Emmanuel Saez<!-- --> | Atlantico.fr
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L'économiste français Thomas Piketty pose lors d'une séance photo à Paris, le 10 septembre 2019.
L'économiste français Thomas Piketty pose lors d'une séance photo à Paris, le 10 septembre 2019.
©JOEL SAGET / AFP

Bataille de chiffres

Une nouvelle étude d’économistes, de chercheurs et de professeurs de l’Université George Mason et de l’Université d’Etat de Wayne sur les inégalités des revenus aux États-Unis entre 1917 et 1960 permet de reconsidérer les travaux menés par Thomas Piketty et Emmanuel Saez.

Vincent Geloso

Vincent Geloso

Vincent Geloso est professeur adjoint d’économie à George Mason University. Auparavant, il était chercheur postdoctoral à la Texas Tech University. Vincent Geloso est titulaire d’un doctorat en histoire économique de la London School of Economics and Political Science et d’une maîtrise en histoire économique du même établissement. Ses articles scientifiques ont été publiés dans Economic Inquiry, Public Choice, Health Policy & Planning, la Revue canadienne d’économie (CJE), Economics & Human Biology, Southern Economic Journal, Research Policy, European Journal of Law & Economics, International Review of Law & Economics et The Journal of Economic History. Il est également l’auteur du livre Du Grand Rattrapage au Déclin Tranquille, sur l’histoire économique du Québec depuis 1900, publié en 2013.

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Atlantico : Votre étude, « How Pronounced is the U-Curve? Revisiting Income Inequality in the United States, 1917–60 » publiée dans The Economic Journal, revient sur les travaux de Thomas Piketty et Emmanuel Saez concernant les estimations des inégalités de revenus en Amérique avant les années 60. Vous avez découvert que les estimations des inégalités étaient surestimées. Quelles sont les raisons de ces sur-estimations ? Selon vos propres résultats, à quel niveau se situaient les inégalités de revenu américaines pré-1960 ?

Vincent Geloso : Emmanuel Saez et Thomas Piketty ont joué rapidement avec les données fiscales américaines afin de mesurer les inégalités au cours du XXème. Ils ont fait certaines erreurs de définition (par exemple, ils n'ont pas réalisé que les territoires d'Hawaï et d'Alaska étaient inclus dans les données fiscales mais exclus des données sur le revenu total). Ils sont aussi passés à côté de plusieurs données qui auraient pu régler des problèmes avec les données telles que fournies par l'agence fiscale. Le meilleur exemple de ce point est la manière dont les tableaux fiscaux sont présentés. Avant 1943, les tableaux sont présentés en fonction du revenu net - c'est-à-dire le revenu après que les contribuables aient réclamé leurs déductions. Le problème que cela occasionne est important puisque les inégalités doivent être mesurées avec le revenu de marché (i.e., le revenu total). Il faut faire un ajustement. Thomas Piketty et Emmanuel Saez ont utilisé des « taux » arbitraires afin d'ajuster le revenu net. Ils ont fait cela en dépit du fait que les tableaux fiscaux fournissent aussi des données importantes afin de faire des ajustements non-arbitraires pour les déductions. Finalement, il y a des erreurs qui viennent de choix méthodologiques questionnables. Le plus important de ceux-ci est lié au dénonimateur du revenu. Puisque Thomas Piketty et Emmanuel Saez estimaient la part des revenus du top 1%, 5%, 10% etc. dans le revenu national, il faut estimer le revenu national (quelle évidence!). Cependant, pour ce faire, ils ont pris 80% du revenu personnel après transferts. Plusieurs des hypothèses qu'ils ont faites pour justifier ce choix étaient fausses ou (pire encore) basées sur des erreurs de compréhension des sources qu'ils utilisaient. En prenant cette règle du 80%, ils sont arrivés à un dénominateur très bas, ce qui a pour effet de gonfler la part des revenus du top 1%, 5% ou 10%. En utilisant une méthode qui ajuste année par année afin de mesurer précisément la part des revenus des riches, nous baissons massivement les estimations de Piketty et Saez.

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En somme, toutes les erreurs commises par Thomas Piketty et Emmanuel Saez vont dans le sens de surestimer les inégalités. Nos corrections montrent qu'ils surestiment le niveau des inégalités d'environ 15%. Par exemple en 1939, ils estiment que les 10% les plus riches avaient 43.7%de tous les revenus alors que la vraie proportion est de 35.8%.

Vous analysez ainsi une différence dans l’évolution de ces inégalités, et vous contestez notamment l’ampleur de la fameuse courbe en U. En quoi vos conclusions sont-elles différentes ?

Il y a trois grandes différences. Premièrement, Thomas Piketty et Emmanuel Saez affirment que les inégalités ont chuté rapidement suite aux réformes fiscales durant la Seconde Guerre mondiale.En réalité, plus de la moitié de la chute des inégalités s'est produite pendant la Grande Dépression. Il s'agit là d'un fait déprimant puisque le gain d'égalité s'est produit en nivelant tout le monde vers le bas. Difficile de célébrer cela. Deuxièmement, quand nous relions nos estimations avec celles des économistes comme Gerald Auten et David Splinter qui ont révisé les chiffres post-1960, nous trouvons que l'évolution sur l'ensemble du XXème siècle ressemble à une soucoupe de thé. Il y a une baisse très modeste de 1929 à 1960 et une hausse très modeste post-1960. Imaginez que vous prenez un "U" et que vous essayez de tirer les extrémités vers le bas. En gros, imaginez que vous essayez d'aplatir le "U" mais sans l'aplatir au complet -- c'est ça que nous trouvons en opposition à la courbe en U de Thomas Piketty et Emmanuel Saez. Troisièmement, le niveau des inégalités "aujourd'hui" n'est même pas proche d'être revenu au niveau observé au cours des années 1920 ou 1930. Il n'y a pas de "grand retour" des inégalités.

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Vous soulignez que les déterminants identifiés par Emmanuel Saez et Thomas Piketty de l’évolution des inégalités sur la période n’ont pas l’importance qu’ils estiment. Quels sont les facteurs historiques qui ont concouru à la réduction des inégalités selon vous ?

L'âge d'or de l'égalité (1945-1980) était largement le résultat de facteurs hors du contrôle des décideurs politiques. Le capital s'est déplacé du Nord au Sud dans les États-Unis alors que les travailleurs se sont déplacés du sud au nord. Le résultat est que les disparités régionales se sont amoindries. Ajoutez à cela la convergence des revenus des Afro-Américains et des femmes américaines et vous avez une grande partie du nivellement qui est expliquée. Cela laisse très peu de place au rôle des politiques fiscales, ce que nos résultats suggèrent. En gros, Thomas Piketty et Emmanuel Saez affirment que les politiques de redistribution sont très efficaces alors que nous démontrons dans nos travaux que ce sont les résultats pré-redistribution (i.e., le résultat du fonctionnement du marché) qui comptent le plus.

Quelles conséquences politiques et économiques tirer de cette réévaluation des données de Thomas Piketty et Emmanuel Saez ?

Que la contribution des politiques fiscales (i.e., taxer les riches lourdement) n'a que très peu d'effets et que laisser les marchés fonctionner peut créer des forces égalisatrices que Thomas Piketty et Emmanuel Saez ne voient pas (ou ne veulent pas voir).

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