Freud au programme de philosophie en terminale : une aberration ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Henri de Monvallier publie « L'avenir d'une désillusion. Faut-il encore enseigner la philosophie au lycée ? » chez Le Passeur éditeur.
Henri de Monvallier publie « L'avenir d'une désillusion. Faut-il encore enseigner la philosophie au lycée ? » chez Le Passeur éditeur.
©Max Halberstadt /LIFE / Wikimedia Commons / DR

Bonnes feuilles

Henri de Monvallier publie « L'avenir d'une désillusion. Faut-il encore enseigner la philosophie au lycée ? » chez Le Passeur éditeur. Après dix ans d'enseignement en lycée et autant de réflexion sur sa pratique, Henri de Monvallier s'interroge sur la nécessité du cours de philosophie : faut-il encore l'enseigner ? Quels sont ses effets réels sur les élèves ? Sert-elle encore vraiment à quelque chose ? Extrait 2/2.

Henri de Monvallier

Henri de Monvallier

Agrégé et docteur en philosophie, Henri de Monvallier a dirigé le Cahier de L'Herne Michel Onfray (L'Herne, 2019) ainsi que l'appareil critique du volume La Danse des simulacres qui rassemble les écrits esthétiques du philosophe (Robert Laffont, « Bouquins », 2019). Il anime une Université populaire à Issy-les-Moulineaux depuis octobre 2018.

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Le programme de philo en terminale est, je l’ai dit, une sorte de grand magasin de cartes postales dans lequel les professeurs ne cessent de piocher pour faire apprendre à leurs élèves, quand ceux-ci y sont disposés, non pas seulement des choses approximatives ou totalement dépassées (à quoi bon apprendre ce que dit Descartes sur les rapports entre l’âme et le corps dans les Méditations métaphysiques à l’ère des neurosciences ?), mais des choses la plupart du temps purement et simplement fausses que l’on va présenter comme vraies sans jamais mobiliser le fameux « esprit critique » qu’on prétend inculquer aux élèves.

Freud, dans cette perspective, semble être un exemple de choix. Les manuels de terminale recyclent en effet abondamment toutes les légendes et cartes postales liées au chaman viennois : Freud a découvert l’inconscient ; le lapsus, l’acte manqué, le mot d’esprit témoignent d’une « psychopathologie » par laquelle on accède à l’inconscient ; le rêve est interprétable en tant qu’expression travestie d’un désir refoulé et il est la voie royale qui mène à l’inconscient ; la psychanalyse procède d’observations cliniques et elle relève de la science, etc. Le cours sur la psychanalyse et l’inconscient est en général incontournable car, de fait, il peut fonctionner sur des élèves de 17 ou 18 ans qui s’interrogent sur leur inconscient et leur sexualité (les deux étant pour Freud consubstantiellement liés).

L’étude des critiques de la psychanalyse est déjà plus rare (éternel manque de temps pour « boucler » le programme)  : au mieux, on verra le texte d’Alain (d’ailleurs très faible) sur « Le freudisme si fameux » dans le livre  II des Éléments de philosophie (1941) ou un extrait (toujours le même) de Karl Popper dans Conjectures et réfutations (1961) sur le caractère non « falsifiable » des hypothèses freudiennes. En revanche, on ne parlera jamais aux élèves (car ce n’est pas au programme et de toute façon on n’a pas le temps) des autres courants de la psychologie ni, d’ailleurs, de la psychanalyse  : tout reste centré autour de Freud de qui la vérité psychique de l’être humain serait sortie tout entière armée et casquée.

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Je voudrais m’arrêter ici sur l’exemple du rêve qui peut parfois encore intéresser les quelques rares élèves qui veulent bien lâcher leur téléphone portable ou dévisser les écouteurs de leurs oreilles en cours. Pendant une dizaine d’années, en effet, j’ai enseigné religieusement la théorie freudienne du rêve qui nous dit que tout rêve est la manifestation cryptée d’un désir inconscient et qu’il y a dans le rêve un contenu manifeste (évident : l’histoire du rêve, le film narratif) et un contenu latent (l’ensemble des significations psychiques inconscientes qu’il y a « derrière » le contenu manifeste et que celui-ci révèle tout en les cachant). L’exemple dont je me servais était celui, canonique et qu’on trouve dans tous les manuels de terminale, du rêve dit « de la bouchère » et qui prend la forme d’un défi qu’une patiente lance à Freud. Celui-ci le raconte dans L’interprétation du rêve (1900) :

Vous dites toujours, déclare une spirituelle malade, que le rêve est un désir réalisé. Je vais vous raconter un rêve qui est tout le contraire d’un désir réalisé. Comment accorderez-vous cela à votre théorie ? Voici le rêve : « Je veux donner un dîner, mais je n’ai pour toutes provisions qu’un peu de saumon fumé. Je voudrais aller faire des achats, mais je me rappelle que c’est dimanche après-midi et que toutes les boutiques sont fermées. Je veux téléphoner à quelques fournisseurs, mais le téléphone est détraqué. Je dois renoncer au désir de donner mon dîner. » Je réponds naturellement que seule l’analyse peut décider du sens de ce rêve ; j’accorde toutefois qu’il semble à première vue raisonnable et cohérent et paraît tout le contraire de l’accomplissement d’un désir.

Le rêve semble à première vue assez clair et l’on peut supposer que toute personne habituée à recevoir peut faire des rêves de ce type qui traduit de façon évidente la peur (pour le coup très consciente) de ne pas réussir à bien recevoir ses invités. Mais Freud ne se satisfait absolument pas de ce genre de remarque et veut voir à tout prix dans ce rêve clair l’intervention de l’inconscient et du refoulement. Comme on s’en souvient, il extrapole sur la jalousie (parfaitement consciente elle aussi, ce qui pose un problème, j’y reviendrai) de sa patiente envers l’une de ses amies dont elle a peur qu’elle puisse séduire son mari. Mais cette femme dont elle est jalouse est heureusement trop maigre pour séduire son mari qui préfère les partenaires plus en chair. À partir de là, Freud déduit que cet échec apparent à organiser un dîner traduit en fait le désir de ne pas inviter cette femme pour ne pas la nourrir, donc pour ne pas la rendre plus désirable aux yeux de son mari. Cette brillante interprétation emporte tout, même le détail final :

On ne sait encore à quoi le saumon fumé répond dans le rêve. « D’où vient que vous évoquez dans le rêve le saumon fumé ? – C’est, répond-elle, le plat de prédilection de mon amie. » Par hasard, je connais aussi cette dame et je sais qu’elle a vis-à-vis du saumon fumé la même conduite que ma malade à l’égard du caviar.

Cette interprétation, que j’ai moi-même enseignée pendant des années, je le répète, et qui remonte sans aspérité du contenu manifeste du rêve à son contenu latent souffre pourtant de nombreuses faiblesses et se révèle en fait parfaitement arbitraire et incohérente, comme du reste toutes les interprétations de rêves effectuées par Freud.

1) D’abord, concernant le saumon fumé triomphal de la fin qui scelle de façon définitive la façon dont la patiente surmonte sa « résistance » et nous montre le puzzle qui se dessine d’un coup, Freud ne demande pas à sa patiente si, effectivement, il ne lui reste plus que du saumon fumé dans son garde-manger chez elle. La question est bête, mais elle mérite en tout cas d’être posée et elle pourrait aussi expliquer le rêve. Or, Freud ne le fait pas. Il s’agit là de quelque chose de systématique chez lui : dès qu’une piste pourrait contredire le lit de Procuste de sa grille d’interprétation exclusivement érotico-sexuelle des rêves, il ne l’explore jamais. Il ne met jamais en danger ses hypothèses, preuve qu’il est très éloigné d’une démarche « scientifique », contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire.

2) La deuxième objection qu’on peut faire à l’interprétation freudienne du « rêve de la bouchère » a trait de nouveau à ce fameux saumon. René Pommier nous dit en effet :

[…] Si le rêve de la patiente traduit vraiment le désir de ne pas avoir à nourrir son amie, pourquoi donc rêve-t-elle qu’il ne lui reste que du saumon fumé qui est justement le mets préféré de celle-ci ? Logiquement, elle devrait rêver qu’il ne lui reste plus que quelque chose que son amie ne mange jamais. Bien sûr, Freud ne manquerait pas de répondre qu’il est vain d’invoquer la logique quand il s’agit du rêve. Il ne peut pourtant passer son temps à récuser la logique, alors qu’en même temps il est bien obligé de faire souvent appel à elle dans son argumentation, même si c’est d’une manière fort peu convaincante.

Autrement dit, ce détail de la présence du saumon fumé, loin de corroborer l’interprétation freudienne, et son passage sans accroc ni à-coup du contenu manifeste au contenu latent, le contredit, si j’ose dire, de façon… manifeste !

3) Enfin, et c’est peut-être ce qui est le plus gênant pour Freud, l’hypothèse d’un désir inconscient et refoulé semble largement improbable. La patiente semble avoir largement conscience de son désir, même s’il peut paraître un peu ridicule :

Pourquoi donc, en effet, la bouchère serait-elle obligée de se cacher à elle-même qu’elle désire que son amie ne grossisse pas et ne devienne pas ainsi plus attirante pour son mari ? C’est une pensée peut-être un peu ridicule et, pour cette raison, elle pourrait hésiter à l’avouer, même à ses amies. Ce n’est en tout cas aucunement une pensée inavouable qu’elle ne saurait pouvoir regarder en face.

Il s’agit donc, au total, plus d’un souhait conscient qu’une d’une pulsion inconsciente qui mériterait le refoulement, seul capable d’expliquer le caractère sexuellement codé et érotiquement crypté du rêve. Souvent, les rêves ont donc des significations bien plus simples, bien moins alambiquées et bien plus liées à la vie consciente que Freud ne le croit.

Voilà, en deux mots, le genre d’analyse qu’il faudrait esquisser face aux élèves si l’on voulait vraiment développer leur « esprit critique » et leur apprendre à « penser par eux-mêmes ». Mais rien dans le programme n’y oblige et chaque jour, au mois d’octobre en général, cinq mille professeurs de philosophie apprennent sans sourciller à leurs élèves qui écoutent (plus ou moins) gentiment le même catéchisme freudien qu’ils réciteront tel quel dans leurs copies sans le moindre esprit critique…

Henri de Monvallier publie « L'avenir d'une désillusion. Faut-il encore enseigner la philosophie au lycée ? » chez Le Passeur éditeur

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