Europe ou Russie, qui va perdre la guerre de l’énergie ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le président russe Vladimir Poutine et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen lors d'un sommet de paix sur la Libye à Berlin, le 19 janvier 2020.
Le président russe Vladimir Poutine et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen lors d'un sommet de paix sur la Libye à Berlin, le 19 janvier 2020.
©ALEXEÏ NIKOLSKY / SPOUTNIK / AFP

Hiver de tous les dangers...

La Russie nous a tendu un piège énergétique. Mais il semble bien qu’elle soit elle-même violemment tombée dedans…

Damien Ernst

Damien Ernst

Damien Ernst est professeur titulaire à l'Université de Liège et à Télécom Paris. Il dirige des recherches dédiées aux réseaux électriques intelligents. Il intervient régulièrement dans les médias sur les sujets liés à l'énergie.

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Agathe Demarais

Agathe Demarais est la directrice des prévisions mondiales de l'Economist Intelligence Unit (EIU), le centre de recherche indépendant du magazine britannique The Economist. Ses travaux portent sur les sanctions, l'économie et la géopolitique, notamment en lien avec la Russie. Elle a travaillé durant six ans pour la Direction Générale du Trésor à Moscou et Beyrouth. Son livre, Backfire, porte sur les effets secondaires des sanctions américaines. Il a été publié le 15 novembre aux Presses Universitaires de Columbia (Etats-Unis).

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Atlantico : La Russie nous a tendu un piège énergétique, mais serait-il possible que ce soit finalement elle qui tombe le plus durement dedans ?

Agathe Demarais : La Russie a fait de l’énergie une arme. Cette stratégie est évidente en Ukraine, où l’aviation russe bombarde les centrales électriques. Elle l’est aussi dans les pays européens, que la Russie a cessé d’approvisionner en gaz. En Europe, cette stratégie a trois objectifs. Le premier était, tant que Moscou n’avait pas complètement fermé le robinet du gaz, d’alimenter l’incertitude. Par ce biais, le Kremlin cherchait à empêcher les Européens de se préparer à ses (imprévisibles) coups d’après. Le deuxième objectif est de plomber les économies européennes. Cela fonctionne : la zone euro devrait enregistrer une récession l’an prochain. Enfin, le troisième objectif est de créer des divisions au sein de l’opinion publique européenne en alimentant l’idée (fausse) que les sanctions sont à l’origine de la crise énergétique et de la hausse de l’inflation. En réalité, le Kremlin inverse la cause et la conséquence : c’est l’invasion de l’Ukraine qui a entraîné une hausse des cours des matières premières énergétiques. En outre, il est loin d’être évident que la Russie rouvrirait le robinet du gaz si les sanctions occidentales étaient levées (ce qui, en tout état de cause, parait très improbable).

Cette stratégie se retourne aujourd’hui contre le Kremlin. Le chantage au gaz russe signifie que l’Europe considère aujourd’hui la Russie comme un fournisseur énergétique peu fiable, dont il faut se détacher au plus vite. L’Union Européenne met donc les bouchées doubles afin de se défaire de sa dépendance vis-à-vis des hydrocarbures russes en construisant des infrastructures d’approvisionnement en gaz naturel liquéfié (GNL, par exemple en provenance des Etats-Unis et d’Australie), en augmentant les approvisionnements en gaz depuis d’autres pays (comme la Norvège) et en accélérant le développement des énergies renouvelables. D’ici trois ans, l’Union Européenne n’aura plus besoin d’hydrocarbures russes. Le président russe Vladimir Poutine le sait et c’est pour cela qu’il a recours au chantage énergétique cet hiver : pour lui, c’est maintenant ou jamais.

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Factures records pour le remplissage des réserves mais gaz désormais à prix négatif : que se passe-t-il vraiment sur ce marché ?

Damien Ernst : La Russie envoyait avant la crise 1500 TWh, c’est aujourd’hui environ plus de 1000 de moins. Et ils ne peuvent pas envoyer cette quantité sur d’autres marchés. Mais pour l’instant, ils compensent cette perte de volume vendu par des prix plus élevés. Donc ils continuent de gagner plus d'argent qu'avant.

Entre l’Europe et la Russie, qui est le plus susceptible de perdre la guerre de l’énergie ? Et pourquoi ?

Agathe Demarais : A court-terme, l’Union Européenne devra passer le cap des trois années à venir, lesquelles vont être tendues à la fois économiquement et socialement. Cette année, des températures hivernales très froides aggraveraient la crise énergétique. L’hiver 2023/24 s’annonce aussi difficile : les stocks de gaz ont pu être refaits cette année, mais tel ne sera peut-être pas le cas l’an prochain.

A moyen-terme, cependant, la Russie ne peut que perdre la guerre de l’énergie qu’elle a décidé de mener. La Russie a coupé le robinet du gaz et les pays européens n’importeront plus de pétrole russe à partir de l’année prochaine. Moscou devra donc trouver d’autres acheteurs pour exporter ses hydrocarbures, mais la tâche s’annonce difficile. La Chine et l’Inde offrent des débouchés pour le pétrole mais Pékin et New Delhi exigent d’importants rabais.

Pour ce qui concerne le gaz, l’équation que le Kremlin doit résoudre est beaucoup plus complexe : le gaz russe est exporté sur la base de contrats de long-terme par le biais de gazoducs, lesquels sont aujourd’hui tournés vers l’Europe. La construction de nouveaux gazoducs demande du temps, des financements et la conclusion de contrats. Seule la Chine serait en mesure d’absorber une partie des exportations de gaz russe, mais Pékin ne semble pas pressé. Cela n’est pas étonnant : la croissance de la demande chinoise de gaz est atone en raison du ralentissement économique du pays. En outre, Moscou a fait une démonstration éclatante que la Russie n’est pas un fournisseur énergétique fiable, ce que Pékin ne manquera pas de garder en mémoire. 

Damien Ernst : Si notre hiver est doux, comme octobre l’a été, avec des anomalies saisonnières, nous pouvons terminer l’hiver avec des réserves de gaz significativement élevées, jusqu’à 50% de réserves. Cela nous laisserait la possibilité de les remplir complètement pour l’hiver prochain. Cela  se traduirait par une forte diminution des prix pour cet hiver et le prochain. Un hiver froid nous mettrait inversement dans une situation très inquiétante. Même si tout se passe bien, le gaz restera sans doute au dessus de 60-70 euros du MWh à moyen terme. C’est trois fois plus qu’avant la crise Covid. Donc si victoire européenne il y a, elle sera en demi-teinte.

A plus long terme, le prix du gaz va sans doute progressivement revenir à un niveau proche d’avant le Covid, mais restera quand même un peu plus élevé. Et les Russes gagneront sans doute moins qu’avant car ce prix plus élevé ne compensera pas la perte d'argent liée à la diminution des volumes vendus à l'Europe. Mais la Russie a encore une arme, le pétrole et plus spécifiquement le diesel. La Russie pourrait créer une crise du diesel qui mettrait à mal les économies occidentales en suspendant une partie des exportations de ce dernier.

Quelle pourrait être la nouvelle donne du secteur de l’énergie, après la guerre en Ukraine ?

Agathe Demarais : Le document de l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) confirme la profonde fragilisation du secteur énergétique russe. A cause de sa décision d’envahir l’Ukraine, la Russie a perdu l’accès au marché européen, qui était le premier débouché des hydrocarbures russes. L’AIE estime que les exportations russes de gaz et de pétrole ne reviendront jamais à leur niveau d’avant guerre (c’est-à-dire de 2021). Par conséquent, les revenus issus des exportations d’hydrocarbures vont chuter de plus de moitié, pour s’établir à seulement 30 milliards de dollars par an en 2030 (contre 75 milliards de dollars en 2021). L’agence calcule aussi que les hydrocarbures russes ne représenteront, en 2030, plus que 15% du gaz et du pétrole échangé mondialement (contre 30% avant la guerre en Ukraine).

A long-terme, la Russie va donc perdre son statut de puissance énergétique. Comme je l’explique dans Backfire[.1], mon livre sur les effets secondaires des sanctions, ce déclin du secteur pétrogazier russe a commencé dès 2014 lorsque les Etats-Unis ont imposé des sanctions restreignant l’accès des entreprises russes du secteur énergétique aux marchés financiers internationaux et aux technologies occidentales. La guerre en Ukraine va accélérer ce phénomène et déconnecter la Russie des économies occidentales. Ce changement sera à la fois profond

Damien Ernst : L’Europe va sans doute importer beaucoup plus de LNG, probablement développer des projets de pipeline avec l’Afrique du Nord, l'Azerbaïdjan, etc. La Russie va peut-être essayer de développer plus de terminaux LGN pour envoyer plus de gaz vers l’Asie. 


[.1]Lien : https://www.amazon.fr/Backfire-Sanctions-Reshape-Against-Interests/dp/0231199902

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