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Emmanuel Macron et le président algérien Abdelmadjid Tebboune se serrent la main lors d'une cérémonie, à Alger, le 27 août 2022.
Emmanuel Macron et le président algérien Abdelmadjid Tebboune se serrent la main lors d'une cérémonie, à Alger, le 27 août 2022.
©Ludovic MARIN / AFP

Diplomatie

Après des mois de crise diplomatique, liée à un passé toujours douloureux, les présidents français Emmanuel Macron et algérien Abdelmadjid Tebboune ont annoncé une nouvelle dynamique dans la relation entre les deux pays. La commission mixte d'historiens pour aplanir les dissensions et affronter « avec courage » le passé, selon les mots du président français, va débuter sa mission très prochainement.

Jean-Pierre Sakoun

Jean-Pierre Sakoun

Jean-Pierre Sakoun, pionnier de l’édition numérique, fut conservateur de bibliothèques et ingénieur de recherche au CNRS avant de créer sa propre entreprise. Il préside l’association Unité Laïque. Il est à l’origine de l’initiative pour l’entrée de Missak Manouchian au Panthéon.

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Du jeudi 25 au samedi 27 août 2022, Emmanuel Macron a effectué une visite officielle de trois jours en Algérie, à un niveau de représentation rarement atteint jusque-là. Il était accompagné de nombreux ministres - et pas des moindres – Economie, Intérieur, Europe et affaires étrangères, Culture, Armées, ainsi que du chef d’Etat-major des Armées. En outre, cinquante invités du monde scientifique, économique et culturel faisaient partie de la délégation.

L’ambition de cette visite, selon l’Elysée et le Quai d’Orsay était un « partenariat renouvelé, concret et ambitieux, fondé sur la jeunesse, la diaspora et l’innovation ». La visite s’est achevée sur la signature par les présidents Tebboune et Macron d’un accord très théâtralisé actant « une nouvelle dynamique irréversible ».

Atlantico : La visite du président Macron en Algérie est-elle nécessaire et utile ?

Jean-Pierre Sakoun : Pour toutes les raisons imaginables, la constance et la recherche de la stabilité des relations entre le France et l’Algérie doivent être au cœur des préoccupations des présidents français. Depuis Valéry Giscard d’Estaing, un peu plus de dix ans après la fin de la guerre d’Algérie et le rapatriement d’un million de Français parmi lesquels plusieurs dizaines de milliers de harkis, la France a tenté d’entretenir des relations étroites et privilégiées avec son ancien territoire. 

Il suffit à ce sujet de rappeler que l’Algérie « utile » qui couvre la zone côtière de ce pays sur une profondeur de 150 à 200 kilomètres, n’était pas une colonie mais était constituée depuis 1847 de trois départements de plein exercice, pour comprendre à quel point l’imaginaire français de l’Algérie était celui d’une partie quasi-intégrante du territoire, quelles que fussent par ailleurs les réalités brutales qui venaient contredire et miner cet idéal. 

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Aujourd’hui plus d’un million de Français sont soit des Pieds-noirs nés en Algérie, soit leurs descendants. Ajoutons-y au moins 300 000 Juifs d’Algérie et leurs descendants, qui ne sont pas au sens propre des Pieds-noirs, mais qui sont Français depuis plus de 150 ans. 

D’autre part la France recense 840 000 immigrés algériens vivant sur le territoire français et 1,2 million d’enfants d’immigrés algériens résidant en France, soit un total de 2,1 millions de personnes sur deux générations (INED 2019). Et si l’on y ajoute une troisième génération de près de 600 000 personnes selon les démographes (Tribalat 2011), nous ne sommes pas loin de 3 millions d’Algériens ou de descendants d’Algériens en France. 

Pieds-noirs, descendants de Pieds-noirs, Français juifs d’Algérie et leurs descendants, Algériens, descendants d’Algériens : les Français et les résidents qui ont un lien direct avec l’Algérie sont plus de 4 millions dans la République. Ce nombre suffit à justifier la nécessité d’une relation étroite entre les deux pays. 

Si cela ne suffisait pas, la position géopolitique des deux pays qui se font face de part et d’autre de la Méditerranée occidentale, la situation internationale qui incite l’Europe, et en particulier la France, à se tourner vers les réserves énergétiques algériennes, le relatif isolement de l’Algérie, entourée de voisins avec lesquels elle est soit en guerre, soit en froid, les difficultés intérieures de la France avec une partie de sa population d’origine algérienne, tout cela éperonnerait n’importe quel président, n’importe quel gouvernement français. Oui, cette visite était nécessaire. 

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Quels sont d’après vous les objectifs de cette visite ?

Jean-Pierre Sakoun : Cette visite s’apparente à une visite d’Etat. L’étendue des domaines concernés, représentés par le nombre et l’importance des ministres accompagnant le président, démontre que le président de la République voulait envoyer une message fort au pouvoir mais aussi au peuple algérien. Depuis jeudi, le président a mis l’accent sur les aspects économiques de son projet et en particulier sur l’innovation et les nouvelles technologies, convaincu sans doute que rien ne rapproche plus les peuples que « le doux commerce » et que rien ne convainc plus les jeunes que les technologies numériques. Il avait « en même temps », pour reprendre un leitmotiv de son premier quinquennat, l’objectif d’assurer l’approvisionnement énergétique de la France, voire d’une partie de l’Europe à partir du gaz algérien sans laisser l’initiative aux seuls Italiens. 

Après le refroidissement de l’automne 2021, lié au « coup de sang » du président français, fatigué de voir le pouvoir algérien se servir de la France comme d’une croquemitaine dès qu’il connaît des difficultés intérieures, la présence renforcée des représentants des Armées est aussi probablement l’indice de la volonté de rétablir la coopération avec l’Algérie et ses frontières Est avec la Lybie et Sud avec le Mali et la Mauritanie, alors qu’un bouleversement géostratégique sans précédent touche l’Afrique du Nord et l’Afrique sahélienne. 

Il s’agit bien de relancer une coopération tous azimuts dont l’urgence et la nécessité ne supportent aucune discussion et de procéder enfin à ce rapprochement qui, pour des raisons géographiques, politiques, économiques, culturelles, sociales, devrait être une évidence. 

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Pourquoi alors cette visite soulève-t-elle de telles controverses en Algérie comme en France ?

Jean-Pierre Sakoun : Du côté algérien, et depuis soixante ans, les pouvoirs en place ne sont qu’une variation sur le thème continu de la confiscation de la démocratie au profit d’une caste militaro-industrielle issue du FLN et qui, désormais lui a survécu pour prolonger les prébendes et les privilèges qu’elle s’était arrogée.

Il est étonnant de voir à quel point et avec quelle rapidité les vainqueurs de 1962 ont retrouvé presque naturellement les réflexes de la domination ottomane qui a régné sur la régence d’Alger pendant plus de trois siècles, pour reconstituer une société de castes qui ne se préoccupe absolument pas du malheur du peuple algérien dont elle est largement à l’origine. Or depuis 1962, la seule justification, le seul argument agités par les pouvoirs algériens, leur storytelling, c’est que la France est la source de tous les malheurs, la responsable des tous les maux, mêmes les plus actuels, des citoyens algériens. 

Cette obsession opportuniste de la France trouve même son prolongement en France, où les autorités algériennes, soit directement, soit indirectement, attisent sans cesse le ressentiment des immigrés algériens et des Français d’origine algérienne contre l’ancienne puissance et se mettent littéralement en travers de toutes les velléités de pleine intégration de ces populations. Pour illustrer ce propos, souvenons-nous des campagnes plus ou moins discrètes menées dans les mosquées d’obédience algérienne et dans les consulats dans les années 1970 pour convaincre les Français de cette provenance de conserver absolument un prénom musulman à leurs enfants afin d’éviter toute forme, même atténuée, d’intégration, a fortiori d’assimilation. 

Depuis les années 1980, depuis la mise en œuvre des politiques d’arabisation qui ont attiré vers l’Algérie des enseignants intégristes en provenance du Machrek, depuis le retour au pays des « Afghans » après leur participation à la guerre contre l’Union soviétique, la question nationaliste se double en Algérie d’une question religieuse. Malgré les années noires qui ont fait 60 000 à 150 000 morts dans les années 90, le pouvoir n’a cessé de reculer devant les revendications des intégristes menant à une véritable capitulation du pouvoir devant les « barbus ». 

Alors que le Jihad a depuis violemment secoué l’Europe et la France en particulier, il est clair que la Schadefreunde ressentie et diffusée par beaucoup de dignitaires algériens au pouvoir ou membres influents des Frères musulmans et des mouvements salafistes, ne fait qu’accentuer l’hostilité ressentie dans le pays vis-à-vis de la France. 

La France, en négatif de ce tableau, subit le contrecoup de ces politiques et de ces déclarations hostiles, en particulier dans les « quartiers » où les adolescents et jeunes adultes tendent souvent à s’identifier à leur « passé » algérien, eux qui, nés en France pour la plupart, passés par l’école publique, n’ont aucun lien avec l’Algérie sinon des vacances, souvent forcées d’ailleurs, dans un pays qui n’est rien pour eux et dont ils constatent dès qu’ils s’y trouvent les carences abyssales. 

On pourrait à loisir développer cet aspect de la situation, sans oublier d’évoquer la dilution de l’autorité républicaine dans les dits « quartiers », les ravages de l’économie souterraine de la drogue et les erreurs sans fin commises depuis quarante ans en laissant s’installer une ghettoïsation, d’ailleurs souvent revendiquée. Evoquons pour mémoire la catastrophe qu’a représentée la politique des « grands frères ». 

On ne saurait cependant esquisser le tableau de la part française des difficultés dans les relations franco-algériennes et de l’inquiétude de beaucoup de Français devant cette visite, sans rappeler que le président de la République y a aussi sa part. 

A force de répéter qu’il n’y a pas de culture française, d’utiliser des termes d’une violence extrême contre son propre peuple en qualifiant la présence française en Algérie de « crime contre l’humanité », de laisser en permanence ses compatriotes douter de son attachement à la Nation et à la République laïque, de prendre en ce qui concerne l’islam des mesures comme la création du FORIF, véritable concordat clandestin de la République avec l’islam en France, le président de la République a profondément entamé la confiance que peuvent lui faire les Français lorsqu’il s’embarque dans une expédition géostratégique comme celle-ci. 

N'oublions pas en outre la valse-hésitation sur la présence dans la suite présidentielle du Grand Rabbin de France, Haïm Korsia. Quelle idée, pour le président de la République française laïque, que de se faire accompagner d’un dignitaire religieux ? Et d’ailleurs pourquoi lui et pas le secrétaire de la Conférence épiscopale ? Après tout, si 140 000 Français de confession juive quittèrent l’Algérie en 1962, ils étaient bien plus nombreux à être catholiques et à avoir laissé « là-bas » cathédrales, églises, cimetières ! 

Cette décision fort peu républicaine n’a eu qu’un effet : faire ressurgir de manière éclatante la violence de l’antisémitisme dans ce pays ou les Israéliens, plus généralement les Juifs, sont l’autre exutoire à côté de la France. Comme le disait le sociologue Smaïn Laacher, « Cet antisémitisme, il est déjà déposé dans l’espace domestique. Il est quasi naturellement déposé sur la langue, déposé dans la langue. Une des insultes des parents à leurs enfants quand ils veulent les réprimander, il suffit de les traiter de Juif… ».

Le Covid bienvenu de Haïm Korsia a éteint la polémique. Mais elle brûle toujours sous les cendres. 

Alors que, à tort ou à raison, l’immigration est devenue une préoccupation réelle du fait de le non-intégration d’une part importante des nouveaux arrivants, en particulier maghrébins, en particulier musulmans, beaucoup de Français s’inquiètent in petto des nouvelles concessions que la président pourrait faire dans ce domaine. Qu’en sera-t-il d’une augmentation du nombre de visas de travail et de l’assouplissement du regroupement familial ? Qu’en sera-t-il de la question des reconduites à la frontière des ressortissants algériens délinquants ? Qu’en sera-t-il de l’arrêt du french bashing par les autorités algériennes ? Qu’en sera-t-il de l’interruption des menées séparatistes de l’islam consulaire en France sur lequel, pour le moins, l’état algérien ferme les yeux ? 

Conclusion

Jean-Pierre Sakoun : Si le président de la République semble avoir clairement posé une limite rhétorique aux exigences obsessionnelles de l’Algérie en matière de repentance, il ne faudrait pas que dans la réalité, des concessions majeures soient accordées sur la base d’accords officiels dont on sait que la partie algérienne peine à les respecter, voire n’hésite pas à les renier sous le moindre prétexte. 

Oui, la visite officielle de la France en Algérie était nécessaire et l’on ne peut ni ne doit critiquer le président de l’avoir courageusement accomplie. On doit même considérer que le réaffirmation du besoin d’une écriture commune de l’Histoire confiée à une commission mixte d’historiens est une bonne chose ; de même que l’annonce de l’augmentation de 25% du nombre de visas étudiants. 

Mais la diplomatie est, comme la guerre, avant tout un art d’exécution. Si les avantages recherchés, économiques et géostratégiques, ne sont pas au rendez-vous, si la véritable guerre culturelle menée par l’Algérie contre la France depuis soixante ans ne cesse pas, si les immigrés algériens en France et leurs descendants restent l’instrument de cette guerre, alors cette visite aura été un échec de plus. Peut-être l’échec de trop dans les relations entre nos deux pays.

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