Cet effondrement généralisé que les Français doivent largement à la trahison idéologique de leurs élites<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
xStéphane Rozès et Arnaud Benedetti publient "Chaos Essai sur les imaginaires des peuples" aux éditions du Cerf
xStéphane Rozès et Arnaud Benedetti publient "Chaos Essai sur les imaginaires des peuples" aux éditions du Cerf
©GONZALO FUENTES / POOL / AFP

Aller simple vers le chaos

Alors qu’ils publient "Chaos Essai sur les imaginaires des peuples" aux éditions du Cerf, pour Stéphane Rozès et Arnaud Benedetti, les dirigeants politiques français ont transformé le neo-libéralisme en inverse du libéralisme et brisé l’imaginaire national.

Stéphane Rozès

Stéphane Rozès

Stéphane Rozès est président de Cap, enseignant à Sciences-Po Paris et auteur de "Chaos, essai sur les imaginaires des peuples", entretiens avec Arnaud Benedetti.

Voir la bio »
Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti est Professeur associé à Sorbonne-université et à l’HEIP et rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire. Son dernier ouvrage, "Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir", est publié aux éditions du Cerf (4 Novembre 2021).   

Voir la bio »

Atlantico : Effondrement d’immeubles à Lille, incapacité à traiter les cas de bronchiolites sans transférer des bébés loin de chez leurs parents, profs menacés, multiplication des cambriolages alors que les occupants des logements sont là, classement sans suite des plaintes fautes de moyens pour la justice, de toute part, la France donne l’impression d’être entrée dans une spirale de chaos. S’agit-il selon vous d’une « humeur » nationale qui nous pousse à être plus attentifs à des faits qui ont toujours existé ou d’un moment où le déclin est devenu impossible à nier ?

Stéphane Rozès : Les deux. Dans notre livre d’entretiens « Chaos, essai sur les imaginaires des peuples », nous tentons de rendre raison de la dislocation du monde dont la France est l’œil du cyclone pour reprendre l’expression d’Arnaud Benedetti.

En un mot la globalisation néolibérale économique, financière, numérique percute les façons d’être et de faire de chaque civilisation et peuple, leurs imaginaires.

Les nations  se sentent dépossédées de la maîtrise de leurs destins et en réaction se fragmentent et pour se maintenir ensemble, elles se replient et se dressent les unes contre les autres.

Si nous sommes, en France, les plus pessimistes au monde, c'est que les gouvernances néolibérales, qui contournent le politique et la souveraineté nationale au profit des marchés, sont absolument contraires à l’imaginaire français.

Ainsi notre dépression n’a pas des causes essentiellement économiques et sociales, notre sort est encore socialement plus enviable que celui de la plupart des pays développés, mais culturelles et politiques.

À Lire Aussi

Le sondage qui montre un souhait de coalition nationale… ou pas : pourquoi les Français attendent bien autre chose que des petits arrangements entre amis technocrates

Dorénavant le sommet de l’Etat relaie la gouvernance néolibérale de Bruxelles qui veut que nous respections ici et maintenant des disciplines économiques décidées ailleurs alors que l’imaginaire de la nation, pour déployer son génie et efficacité, doit construire des visions et projets politiques pour construire l’avenir.

Ainsi s’expliquent notre dépression morale, nos crises et régressions politiques, notre déclin économique, perte de compétitivité et fragilisation sociale.

En outre, ces dernières années, notamment depuis la crise pandémique, les français sidérés voient la rapidité et profondeur de l’effondrement français dans tous les domaines.

Les classes dirigeantes, élites et les citoyens  sont d’autant plus désarçonnés, inquiets, apeurés qu’ils n’arrivent pas à comprendre ce chaos. Leurs grilles d’analyses essentiellement économiques ou techniques ne fonctionnent pas. Ma grille d'analyse, on le comprend dans le livre, n'est ni matérialiste, ni idéaliste mais imaginariste. Selon moi le cours des choses ne résulte ni des forces matérielles, ni des idées. Il résulte de la cohérence entre les imaginaires des peuples, leurs façons d’être et de faire pérennes d’une part et les outils institutionnels, religieux, politiques, rapports sociaux, à la technique et géopolitiques d’autre part sans cesse changeants qu’ils se donnent pour affronter le réel. 

Les débats politico-médiatiques et sur les réseaux sociaux n’éclairent pas tant ils sont guidés par l’émotion et la morale qui sont le combustible de la plupart des débats. Comme le monde échappe intellectuellement et réellement, il faut être sûr d’en être en étant du côté du « bien » pour être sauvés. Nous proposons dans notre livre une interprétation du cours des choses d’une tout autre nature, nous invitons à changer de perspective en partant de ce qui anime en profondeur les peuples.

À Lire Aussi

Coronavirus : une crise sanitaire sur fond de crise politique, sociale et morale

Arnaud Benedetti : Il existe une cause, voire plusieurs causes à tout phénomène. Ramener à une humeur ou à un sentiment les faits que vous évoquez dans votre interrogation revient non seulement à les relativiser, mais surtout à les inscrire dans une permanence dont la singularité résiderait dans une plus grande visibilité au regard du passé. C’est la paresse intellectuelle ou le prisme idéologique, façon Dupond-Moretti pour lequel l’insécurité est d’abord bien plus un sentiment qu’une réalité, qui commande cette disposition. Évidemment l’analyse dépend du point de comparaison sur lequel nous nous appuyons pour construire une lecture des événements. Mais au regard des années qui de l’après-guerre vont à peu près jusqu’au premier choc pétrolier en 1973, et nonobstant la décolonisation , la France depuis trente ans connaît un affaiblissement économique, une désindustrialisation massive, un déclassement de ses services publics , une paupérisation de ses classes populaires et moyennes, un accroissement vertigineux de sa dette et du déficit de sa balance commerciale, une perte de ses capacités stratégiques dans le domaine de la recherche , de l’énergie et de l’espace , une baisse tendancielle  du niveau scolaire comme en atteste le classement PISA de l’OCDE, et une incapacité à satisfaire correctement des fonctions régaliennes de base comme la sécurité , la maîtrise des flux migratoires, ou l’administration de la justice. La France amortit le déclin par son système social, en ralentit le rythme et encore avec toujours plus de difficultés, mais elle ne peut plus dissimuler, malgré les professionnels de la pensée techno-libérale qui réfutent contre toutes les données objectives précédemment citées cette dégradation, un déclin continu, soutenu et en voie d’accélération à l’œil nu… Il faut en conséquence s’interroger sur les racines de ce mal ; c’est ce que j’avais essayé de faire dans mon précédent ouvrage « Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir » paru l’an dernier ; c’est ce que je prolonge ici en interviewant celui qui a été l’un des grands sondeurs de ces dernières décennies , Stéphane Rozès dont l’acuité du regard est d’autant plus pertinente qu’elle se nourrit d’une observation au plus près des grands acteurs de notre vie politique.

À Lire Aussi

Le bloc central macroniste, piège mortel pour la démocratie française ?

Quid du rôle d’Emmanuel Macron qui, écrivez-vous, "donne l'illusion du politique pour mieux l'étrangler " ?

Stéphane Rozès : Depuis le traité de Maastricht qui prive sur l’essentiel la nation de la maîtrise de son destin, nos présidents successifs ont dû tenir ensemble la contradiction entre le fait qu’ils sont élus par cette dernière et le fait qu’ils arrivent au sommet d’un Etat dont Bercy relaie les politiques structurelles néolibérales décidées par Bruxelles, en phase avec l’imaginaire allemand et son ordo libéralisme, mais contraire à l’ imaginaire de la nation.

Cette contradiction et situation inconfortable des Présidents sont allées croissantes avec les intégrations de nos politiques à la technostructure nationale et bruxelloise.

Le « en même temps » macronien érigé en principe politique est l’expression du monde intérieur du Président Macron adapté à ce qu’il a cru pouvoir proposer aux français non sans habileté, dissimulations et simulations. Macron est un néo-bonapartiste, un bonaparte à l’heure néolibérale.

Il utilise la posture bonapartiste attendue par les français, celle du retour de la volonté politique, du souverain qui tient ensemble verticalement les français  par-dessus les corps intermédiaires, et contre « l’ancien monde », pour remettre « en marche » la France mais au service de l’horizontalité de la « start up nation », des marchés et des gouvernances néolibérales.

Ce néobonapartisme a la saveur du politique mais en sape le fondement. La verticalité présidentielle n’est pas au service de la projection de la nation mais de l’acceptation de la perpétuelle adaptation à l’extérieur. Cette contradiction transforme la politique en exercice de communication comme l’a montré Arnaud Benedetti dans ses derniers livres, l’autorité en autoritarisme. On l’a vu lors de la jacquerie des Gilets jaunes. « Macron nourrit ton peuple » disait une pancarte, il fallut beaucoup de temps et de violences pour que symboliquement le souverain se remette à nouveau au milieu de « son » peuple et que la jacquerie se tarisse de son soutien des 2/3 des Français.

À Lire Aussi

Emmanuel Macron ou l’anesthésie des Français par le coup de com’ permanent

C’est que du fait de notre imaginaire projectif et universaliste, la souveraineté nationale est la condition de la souveraineté populaire. Dans le livre, nous insistons beaucoup sur ce point décisif au fondement de ce qui nous tient ensemble politiquement : la République.

Nous ne souffrons pas d’un excès de verticalité au travers de l’élection du Président au Suffrage universel direct car c’est ce qui tient encore les français ensemble. Nous souffrons du fait que la verticalité présidentielle n’a pas de débouché, elle n'embraye pas sur le réel. Elle devient un simulacre, un spectacle dont le peuple n’est plus l’auteur.

Arnaud Benedetti : Emmanuel Macron ne saurait à lui tout seul porter sur ses épaules toutes les responsabilités d’une situation dont il est d’abord le produit et  à sa façon le continuateur. C’est un grand illusionniste car il a revitalisé un laps de temps infinitésimal le rêve du politique. En tout début de son premier quinquennat il a créé les conditions d’une scène, où le volontarisme a semblé rétabli conformément  à l’idée de l’Etat tel que l’imaginaire français le dessine comme l’explique justement Stéphane Rozès. Or cette disposition était sémantique, communicante d’abord car les forces sociales qui portaient le jeune Président n’étaient autre que ces forces qui poussent à la dissolution de notre culture historique, empreinte d’investissement dans la nation qui dépasse la société et dans l’Etat qui transcende la somme des intérêts particuliers, travaillée par une libre discussion sur les conditions de notre assemblage et de notre capacité à nous projeter. Ce qui s’est aggloméré autour de Macron qui est venu sauver  en fin de compte sur le fil la pensée organique et unique des élites converties au dogme bruxellois ce sont les groupes sociaux qui n’envisagent l’avenir de la France qu’à travers sa liquéfaction dans l’open-space eurocratique, lui-même succursale du processus globalisant. Le macronisme a accrédité l’idée d’un retour du politique alors qu’il n’en confirme que l’acte de décès. Ce qu’ils appellent politique n’est rien d’autre que de la sous-traitance techno-comptable et encore à laquelle il faut ajouter sur le plan des finances publiques ce qui s’apparente à une fuite en avant qui relèverait dans une entreprise privée de la pure et simple cavalerie. Le macronisme est un funambulisme qui, s'il interrompt sa marche, risque à tout moment de basculer dans le vide. A sa décharge il n’est pas celui qui a donné son élan à  ce mouvement ; il en résulte, sédimenté par des décennies de précipitation dans l’anomie.

À Lire Aussi

Éco terrorisme : l’erreur stratégique du gouvernement

Vous expliquez dans votre livre que la globalisation néolibérale a ébranlé l’imaginaire français : s’agissait-il d’une fatalité inévitable au regard de la marche du monde ou d’un échec des politiques et intellectuels français à faire vivre cet imaginaire au 21e siècle ? 

Stéphane Rozès : La France n’a  pas joué sa partition ou ses gouvernants  l’ ont mal interprétée. L’imaginaire français est pour des raisons géographiques et historiques universaliste. Seuls les américains le sont également mais pour des raisons et de façon différentes, nous l’expliquons dans le livre. Normalement nous voyons le réel et le monde de haut et plus loin au risque de mésestimer les détails et la singularité de chaque peuple et donc du nôtre.

Dès le siècle des Lumières, nous rappelle Alain Supiot dans sa nouvelle préface des « Lettres persanes » de Montesquieu existe un débat mésestimé au sein de notre universalisme mais au fondement des illusions et impuissances françaises.

Le juriste Montesquieu dit que la Loi doit correspondre aux us et coutumes de chaque peuple, ce que nous appelons leurs imaginaires. Arrive ensuite le mathématicien Condorcet qui au contraire, au nom du fait que la Vérité est une comme la Raison et le Progrès, dit que la même Loi doit s’appliquer à tous les peuples indépendamment de leurs us et coutumes. Sous-entendu ces dernières s’adapteront.

Notre peuple est du côté de Montesquieu. Nos gouvernants sont du côté de Condorcet. Ces derniers, de Monnet, Schuman à Mitterrand,  ont été à la pointe de la construction d’institutions européennes devenant néolibérales.

Pour eux le progrès était le dépassement des nations alors qu’évidemment chaque peuple est différent, leurs replis actuels nous le rappellent.

Le génie européen, à l’origine de la civilisation occidentale, procède de ce que dans un espace géographique contraint, Mare Nostrum, une myriade de peuples divers se sont côtoyés et ont dû construire du commun pour ne pas sans cesse guerroyer.

Ont échappé à nos élites le fait qu’au plan politique le néolibéralisme est l’inverse du libéralisme, que la globalisation néolibérale  échappe aux communautés humaines qui autrefois précédait la mondialisation et le cours des choses.

Quand arrive la chute de Berlin et la réunification allemande, pour s’assurer de son ancrage européen, Mitterrand accepte d’élargir l’Europe avant de l’approfondir, et il co-construit avec le chancelier Kohl, des institutions et gouvernances européennes conformes à l’Imaginaire allemand. Depuis la « Guerre de trente ans », « das angst » : la peur,  et la Guerre des paysans, vise à discipliner les allemands pour éviter qu’ils s’entretuent. Sauf que l’Imaginaire allemand est contraire au nôtre.

En un mot les illusions universalistes qui sont celles de nos dirigeants ont mis en place des institutions et gouvernances néolibérales qui se sont retournées contre nos façons d’être et de faire et de nos intérêts nationaux.

En ne jouant pas sa partition politique, la France a laissé dériver l’Union européenne  sous conduite néolibérale et allemande hors de l’Histoire. Au travers de la guerre en Ukraine notre sort est dorénavant entre les mains de Washington, Moscou et Pékin.

Arnaud Benedetti : Stéphane Rozès a une grille d’analyse qui a le mérite de tenter le grand saut de l’explication. Il y voit, sans le dire, une forme de trahison du politique qui depuis les années 1980 a abandonné en France le manche en s’acculturant toujours plus à la seule logique des marchés. De là tout en découle si je puis dire : la désagrégation du rôle que l’on assigne à l’Etat, la désaffiliation citoyenne qui s’ensuit à partir du moment où le sommet dévoile son impuissance , le délitement des idéaux universalistes percutés par des segmentations communautaristes qui constituent autant de parts de marchés au service du capitalisme néo-libéral , le recul de l’esprit même du libéralisme politique puisque celui-ci suppose la pluralité des opinions et des options, là où l’idéologie dominante conduit à l’homogénéisation ou à la « pensée » mainstream , sociétale qui percole dans tous les domaines , du régalien à l’économie … Ce que cette « mainstreamisation »du politique occulte ce sont ses innombrables contradictions : l’économicisme qui ne peut ignorer que le réductionnisme dont il est l’expression conduit au désordre et qu’une société sans ordre est une société qui immanquablement ne garantit plus les conditions de la prospérité ; le post-national agrège des clientèles qui inévitablement se confronteront à des oppositions mortelles entre sociétaux LGBT et identitaires islamistes par exemple , lesquels , nonobstant les chimères intersectionnelles des premiers , ne peuvent qu’irréductiblement s’opposer ; etc… La globalisation néo-libérale n’était pas une fatalité ; d’aucuns avaient prévenu, notamment au moment de Maastricht, qu’une autre voie existait, qu’elle n’était pas au demeurant opposée à l’Europe, qu’elle consistait à restaurer le politique plutôt de le vider de sa substance dans une bureaucratie sans autre légitimité que celle d’une eschatologie abstraite dont la visée était de satisfaire les marchés et de déraciner toute idée de civilisation européenne autour  au nom d’un projet sans mémoire, au service d’un consommateur dont les droits sont individuels avant d’être collectifs. On a dépassé alors le cadre qui organisait le corps politique des européens, celui des nations, pour mieux atomiser les peuples et les réduire à des agrégats d’individus. L’Europe est une no memory’s land dans laquelle toutes les forces incontrôlées de l’histoire peuvent s’engouffrer. Nous avons des commissaires qui peuvent non sans arrogance et sans contrôle aucun ou presque venir nous dire sans opposition ce que les États doivent faire. Quand ce n’est pas un commissaire, c’est le chef de la diplomatie  de l’UE qui sous l'œil consentant d'un journaliste en vient à valider sans que cela ne fasse bondir les uns et les autres la thèse sulfureuse du "grand remplacement " en expliquant qu'à l'épreuve de "l'hiver démographique " de l'Europe nous n'avons pas d'autres choix que d'ouvrir les vannes migratoires, ce alors que les opinions publiques européennes ne cessent de clamer leur opposition à une telle hypothèse mais la bureaucratie bruxelloise a rompu toutes les amarres avec les deux piliers de l'histoire politique européenne moderne : l'Etat-nation et la démocratie libérale . L'UE dans ses instances dirigeantes est fondamentalement illiberales... Elle en apporte quotidiennement la démonstration...

Comment reconstruire un imaginaire national permettant la cohésion de la société française dans une France où toutes les institutions émettrices de sens ont été déconstruites, nation, famille, religion, école, principe d’autorité…?

Stéphane Rozès : La France tient par son inconscient collectif, son imaginaire qui régulièrement se rappelle à nous, nonobstant la déconstruction de ses institutions par un Etat et des classes dirigeantes néolibérales.

Pour éviter le pire, on peut, et on doit, remettre en mouvement la France en réparant notre imaginaire national. Cela passe par la restauration de la souveraineté nationale, condition de la souveraineté populaire. Si nous nous effondrons et disloquons c’est que notre dispute politique commune qui depuis des siècles nous tient ensemble ne trouve pas de projection dans laquelle s’encastrer. La maîtrise de notre destin par rapport au monde extérieur en nous y projetant est la condition de la bonne relation entre gouvernants et gouvernés et de l’effectivité de la République. Construire un avenir commun par le politique est la condition de la sortie de notre dépression.

On ne peut sortir de notre dépression nationale en remettant l’Etat au service de la nation, de son imaginaire et de ses intérêts sans en parallèle remettre les institutions européennes au service du génie européen. Nos gouvernants doivent avoir confiance en notre peuple et s’adosser à lui pour se déployer plutôt que sitôt élu apporter ses lettres de créances à Berlin.

Au sein de chaque imaginaire différent, il faut remettre « l’efficacité » au service du « bon » et du « juste ». C’est d’autant plus urgent que les défis climatiques, de la biodiversité montrent que demain nous devrons avoir, non pas plus, mais mieux. Seul le politique détient les clés et la légitimité pour effectuer les bons arbitrages. Le livre explore les chemins pour conjurer le Chaos.

Arnaud Benedetti : En retrouvant cette qualité dont Machiavel nous explique qu'elle sied au grand Prince, la virtù. Qu'est-ce que la virtù, mot un peu oublié, voire démonétisé par l'usage qu'en fit le robespierrisme lors de la terreur. C'est cette disposition de caractère à ne pas subir, à ne pas se prêter à l'acceptation des événements et de leur mécanique apparemment implacable tels qu'ils viennent. Le discours politique depuis des décennies n'est plus que celui de l'adaptation, alors qu'il devrait être celui du dépassement. Il faut par-dessus tout s'adapter, et pour s'adapter il faut défaire notre modèle, le "réformer " pour reprendre la terminologie communicante, il s'agit de s'apparier toujours plus aux standards de la mondialisation qui sont fabriqués dans des sphères extérieures à la société nationale. L'ambiguïté de Macron encore une fois a été, un peu comme Sarkozy en son temps, de mimer la virtù, par l'indéniable énergie qu'il est en mesure de déployer sur un plan personnel, cette ubiquité qu'il dégage, cette détermination qu'il parait développer et à laquelle il s'adonne non sans une forme certaine de foi. Or il ne faut pas confondre cette énergie, bien réelle, mais qui n'est que l'expression d'une force motrice individuelle au service d'une ambition avec la virtù machiavelienne qui tout en reconnaissant que la " providence ", ce que nous appelons le " règne de la nécessité ", est une constante de l'action des hommes explicite qu'il existe toujours une marge pour ne pas se soumettre à la pression de l'inéluctable. C'est cette " porte étroite" au sens évangélique que doit emprunter l'homme d'action. Emmanuel Macron a énergisé certes mais au service de la plasticité des événements, même pas de sa vision initiale toute portée par son souci d'acculturer la France à la globalisation, car in fine il a peu réussi à décliner ce qu'il présentait comme son "agenda réformiste". Il a caboté en permanence au gré des vents. L'épisode récent de l'Ocean-Viking en constitue l'exemple le plus récent où il cède aux manœuvres des professionnels de l'humanitaire au moment où il entend incarner un retour à la fermeté en matière de régulation migratoire. La décision détricote l'intention, décrédibilise l'affichage, et confirme la faiblesse d'un pouvoir qui se plie sous le coup d'une émotion savamment orchestrée par des activistes qui ne voient dans l'Europe qu'un vaste continent à migrants. Mais il ne suffit pas de retrouver le sens de la virtù, il faut en créer les conditions. La matrice de la civilisation telle que nous la pensons dans la France républicaine n'est rien d'autre que l'éducation à laquelle nous avons confié depuis des années une mission bien plus " sociétale" qu'éducative et civique. Résultat des courses : nous sommes confrontés en tendance moyenne  à un effondrement de l'apprentissage des fondamentaux, de leur acquisition et à une disparition de la culture générale dans la formation des élites. De Gaulle disait de cette dernière qu'elle était la vertèbre de l'art du commandement. Nous produisons des spécialistes, certes, dont la vision ne dépasse pas le cadre de leur spécialité. D'où le recours croissant entre autres à des ministres "techniciens ". Cette technocratisation de la politique, agrémentée de profils issus de la société du spectacle médiatique, ne fait pas une classe politique, ou plutôt dit ce que la politique est devenue : un rouage au service de processus supra-nationaux, voire post supra-nationaux. C'est sur ce terreau originel que depuis des décennies nous avons ensemencé l'ivraie de nos désillusions. Nos élites n'en sont que le produit, c'est comme dans toute chose par la formation de ces dernières qu'il faut recommencer. Ce que la République avait pour une part compris après 1870.

Quelle analyse faites-vous des demandes de radicalité ou de désobéissance civile qui fleurissent quand par ailleurs une majorité silencieuse se résigne discrètement à ce que ses aspirations exprimées de scrutins en scrutins ?

Stéphane Rozès : Comme les institutions, rapports sociaux ne sont plus en cohérence avec notre imaginaire ; comme la souveraineté politique, la démocratie et la République sont contournées et sapées par le néolibéralisme, émergent effectivement des radicalités.

Certains, comme les islamistes, en appellent au retour de la Loi de Dieu. D’autres, des écologistes radicaux à transformer la planète en déesse. Les transhumanistes prétendent changer l’Homme par la technologie en le transformant en objet immortel. D’autres enfin les wokistes, proposent à chacun de se retrancher en tribus minoritaires à l’abri d’identités et expériences inexpugnables.

Face à la naturalisation des marchés et du cours des choses, il s’agit là d’utopies illusoires et totalitaires.

Nous devons certes rompre avec l’arrogance universaliste qui nie les différences entre les peuples et a justifié le néolibéralisme et la cupidité, mais nous devons être universels et permettre à chaque peuple de construire son destin dans le concert des nations. Sinon ce sera les guerres. Les communautés humaines y recourent toujours plutôt que de se disloquer de l’intérieur.

Arnaud Benedetti : Force est de constater que la gauchisation de la gauche bénéficie d'une plus grande indulgence politico-médiatique que le ralliement de la droite de la droite aux conceptions de la droite républicaine des années 1980. Cette dernière est toujours qualifiée d'extrême-droite alors qu'elle ne l'est plus au regard des catégorisations historiques censées définir ce courant politique. La casuistique dominante n'a plus la subtilité du passé mais elle a la force de la propagande pour elle, ce qui lui permet non sans difficulté d'imposer  cependant  sa lecture de l'actualité. L'ombre de la suspicion plane sur la droite, le souverainisme, le populisme, bientôt aussi à ce rythme sur le macronisme, quoique ce dernier reste empreint de sa forge "progressiste" post-nationale, alors que les radicalités de gauche qui ont triomphé au sein de la gauche d'opposition s'immunisent au travers d'un système d'indulgence qu'elles se voient distribuées par la pensée mainstream qui toujours, y compris contre l'évidence des faits, par réflexe pavlovien somme toute, y voit une forme néanmoins démocratique. Que le gauchisme se soit trompé sur tout depuis cinquante ans ne change rien à l'affaire, il est préjugé bon, quand bien même serait-il l'expression d'une pensée foncièrement anti-démocratique. Pour autant ce gauchisme culturelle, indigéniste, wokiste, écolo aussi n'est pas majoritaire, loin s'en faut, mais il a trouvé dans l'Orbe néolibéral un engrais qui le fertilise et qui nonobstant son caractère minoritaire, ce qui ne le gêne en rien de son point de vue, lui assure la base arrière à partir de laquelle il entend mener sa bataille culturelle qu'il pourrait gagner, si nous ne réarmons pas intellectuellement les générations à venir...

Stéphane Rozès et Arnaud Benedetti publient "Chaos Essai sur les imaginaires des peuples" aux éditions du Cerf

Liens vers la boutique : cliquez ICI et ICI

Le sujet vous intéresse ?

Mots-Clés

France, Politique, Parlement, Assemblée Nationale, députés, Français, gouvernement, crise, président de la République, environnement, mondialisation, Sénat, libéralisme, Capitalisme, démocratie, citoyens, Ve République, pouvoir d'achat, élites, identité, climat, réformes, réalité, solutions, Stéphane Rozès, hexagone, intellectuels, société, crise démocratique, idéologie, administration, trahison, globalisation, chaos, progressisme, Emmanuel Macron, défaillances, défiance, cohésion nationale, inaction, radicalité, volonté politique, macronisme, Elisabeth Borne, Arnaud Benedetti, gilets jaunes, classe politique, erreurs, dirigeants politiques, réconciliation, pays en crise, déglobalisation, situation chaotique, confiance rompue, Essai sur les imaginaires des peuples, imaginaire national

Thématiques

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !