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Des policiers agitent des drapeaux lors du rassemblent devant l'Assemblée nationale à Paris le 19 mai 2021.
Des policiers agitent des drapeaux lors du rassemblent devant l'Assemblée nationale à Paris le 19 mai 2021.
©THOMAS COEX / AFP

Colère face à la violence

Alors que montent la colère des policiers et l’exaspération d’un certain nombre de militaires face à l’état sécuritaire du pays -et même si la situation actuelle n’a rien à voir avec le contexte de la guerre d’Algérie- un choc à la 1958 finirait-il par être possible ?

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : Tribune des militaires soutenue par une majorité des Français, insécurité grandissante, manifestation des policiers, ce 19 mai. Est-on face à une situation qui peut dégénérer en crise politique ? Le gouvernement ne prend-il pas un risque d’escalade en n’entendant pas ou feignant de ne pas entendre quelles sont les réelles revendications de la police (et de l’armée) qui ont pourtant été un rempart des institutions pendant la crise des gilets jaunes ?

Edouard Husson : Emmanuel Todd l'a dit dans un livre récent. Nous sommes dans une véritable lutte des classes. Les "hyper-diplômés" - ce qui ne signifie pas "hyper-compétent" - sont persuadés qu'ils tiennent tous les leviers du pouvoir. Ils ont eu peur après le Brexit et ils ont tous fait pour l'inverser. Ils ont eu encore plus peur avec l'élection de Donald Trump en 2016. Emmanuel Macron est un tout petit rouage dans la "superclasse mondiale"; mais il a le complexe de supériorité de tous les "hyper-diplômés", qui regarde de haut les "gens qui ne sont rien". Il a confiance dans son énergie et son génie tactique pour créer les conditions de sa propre réélection. Evidemment, la société française est beaucoup plus remuante que prévue, d'un côté; et de l'autre le "Mozart de la finance" s'est montré incapable de faire bouger l'immense appareil d'Etat, cette haute fonction publique française qui assure la continuité des politiques. La méthode Macron est toute simple: verrouiller le débat électoral avec la mise en scène du candidat des gens raisonnables contre la candidate des "classes dangereuses". Cette méthode est de plus en plus risquée parce que la France est de moins en moins docile.  C'est pourquoi on est étonné de constater que le pouvoir ne saisisse pas les occasions qui lui sont procurées par l'armée et la police: deux corps où les classes sociales se mélangent encore. Mais n'oublions pas qu'Emmanuel Macron est intrinsèquement un homme de gauche, dans la version individualiste absolue. Et la partie de la droite qui le soutient, la droite orléaniste, préfèrera toujours l'individualisme accélérateur des fortunes - plus ou moins bien acquises - à la solidarité nationale. 

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Michel Maffesoli : Essayons de comprendre ce qui se passe, en profondeur, comme le disait Claudel « au-delà du clapotis des causes secondes ». Il y a indéniablement une recrudescence des actes violents commis contre des policiers. Il y a aussi d’ailleurs un usage des forces de police dans le maintien de l’ordre qui dépasse en mise en scène de la force publique ce qu’on avait connu jusqu’alors. Souvenons-nous qu’en 1968, face à des manifestants excités, face aux barricades, aux lancers de pavés, le préfet de police de Paris, en accord complet avec le recteur de l’université de Paris arriva à empêcher les morts et même les blessés graves. On ne peut pas dire la même chose de la stratégie de maintien de l’ordre durant les épisodes gilets jaunes. S’agissant des violences commises contre les policiers, qui sont le fait de jeunes et très jeunes criminels, elles ne sont le fait que d’un petit nombre d’individus. Qu’il ne s’agit en aucun cas d’excuser, mais dont il faut dire qu’ils ne représentent pas, de loin pas, la jeunesse de ce pays. Il ne faut pas confondre diverses formes de violence. Il y a des violences collectives plus ou moins « rituelles », tels les rodéos, les bris de vitrine, les incendies de voitures. C’est une violence contre les biens qui n’est en rien sanguinaire. Et puis il y a le lynchage, le guet-apens, la volonté de tuer des policiers, mais aussi les combats à mort entre jeunes, et bien sûr les actes s’apparentant au terrorisme. D’un côté la destruction des biens comme un acte de révolte contre la tyrannie de la consommation ; de l’autre la volonté d’exterminer l’autre signant l’absence de lien à l’autre, de lien social.

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La violence est inhérente à toute vie sociale, elle est une forme d’exacerbation des différences, une forme incontournable de confrontation à l’autre. Quand elle prend des formes collectives, plus ou moins rituelles, répétitives, on assiste à une forme d’homéopathisation de la violence, une expression cathartique de celle-ci. En revanche, la violence cruelle et barbare des agressions à visée de meurtre traduit un manque de parole et de gestuels collectifs.

On ne peut donc pas, de mon point de vue, comparer la violence des gilets jaunes pendant les manifestations et celle des dealers et autres délinquants cherchant à supprimer ceux qui s’opposent à leurs trafics.

Je pense d’ailleurs qu’une part du malaise de la police vient de son utilisation de plus en plus fréquente pour des opérations de maintien de l’ordre au détriment de la prévention et de la poursuite des délinquants et des criminels. D’autant que nombre de policiers sont extrêmement proches socialement et culturellement des gilets jaunes.

En tout cas, aussi bien les policiers de base que les gilets jaunes ne se sentent plus en phase avec les élites, ceux qui décident, ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire.

C’est cette cassure, cette fracture dont témoignent aussi bien les manifestations de type gilets jaunes que celles des policiers, voire que la tribune des militaires. Le peuple ne se sent plus représenté par ses élites, le peuple n’est plus en phase avec les valeurs défendues par les élites.

Cette distorsion s’exprime de diverses manières : les manifestations de gilets jaunes en étaient une ; la tribune des militaires, nostalgique d’une autorité d’Etat qui semble en perdition en est une autre.  La demande des policiers d’être protégés contre leurs agresseurs, demande paradoxale pour ceux dont la fonction est de protéger l’honnête homme contre les criminels, est une autre manière d’exprimer le désarroi face au changement de valeurs, face au changement d’époque.

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Le « grand récit » du service public, de la démocratie républicaine ne fait plus sens, mais on n’a pas trouvé encore les mots pertinents. C’est donc bien une défaillance politique dont il s’agit, ceux qui ont le pouvoir ne savent plus proposer des mots qui rassemblent, des mots qui fédèrent.

Peut-on trouver certains points communs avec la situation de 1958 ? Lesquels ?

Edouard Husson : A première vue, non. Où est de Gaulle? Où est passé le patriotisme de la haute fonction publique? En revanche, il est certain que l'armée est toujours un baromètre des crises de la République. On pourrait imaginer un militaire, comme de Gaulle, mettant son énergie à la reconstruction du pacte républicain. Le problème vient de ce que beaucoup de hauts gradés ont pactisé pendant des années avec la pensée molle et le mondialisme ambiant. Regardez le général de Villiers: après avoir été contraint à la démission par Macron, il est allé travailler pour...un cabinet américain.  Dans la classe politique, il faudrait un nouveau Clemenceau. On ne le voit pas émerger avant 2022.

Michel Maffesoli : En 1958, les termes du conflit étaient explicites : pour ou contre l’Algérie française, pour ou contre la décolonisation ; bien sûr il y avait chez les généraux putschistes comme chez une partie de ceux qui les soutenaient une nostalgie face à la fin d’une époque, celle de l’Empire colonial français, celle de la croyance dans les valeurs universelles de l’Europe, une nostalgie du sentiment patriotique.

On retrouve pour part ce sentiment de regret d’un monde disparu chez les militaires signataires de la tribune. Le monde chrétien, le monde d’une vérité unique, le monde d’une suprématie non seulement économique, mais culturelle de l’Occident semble s’estomper sans qu’apparaissent clairement les nouvelles valeurs fédératrices. C’est cela la crise d’autorité dont font état les militaires.

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Mais il n’y a pas comme en 1958 de choix politique clair.

Les changements de valeurs qui caractérisent le passage d’une époque à l’époque suivante ne résultent pas d’un choix, politiquement identifiable, mais s’imposent à nous.

La fin d’une forme d’unanimisme ou d’universalité, l’instabilité et le nomadisme tant géographique que sociétal, le relativisme sont autant de nouvelles formes sociales qui fragilisent l’être ensemble.
Mais la fin d’un monde n’est pas la fin du monde.

Plutôt que de s’arcquebouter sur des valeurs saturées, des mots non pertinents sachons écouter les valeurs émergentes, les nouvelles formes de lien social, les nouvelles façon de faire société, de gérer ensemble la chose commune (ré- publique).

Les militaires souhaitent restaurer une autorité d’Etat perdue. Il me semble que l’autorité du pouvoir est fragilisée quand elle n’est plus en phase avec la puissance populaire, avec l’énergie vitale populaire.

C’est ce vouloir vivre populaire qu’il s’agit de réguler, d’encadrer éventuellement, mais également de soutenir, en tout cas pas de dénier.

Non pas imposer des valeurs universelles, mais apprendre ensemble à mettre en relation des vérités partielles.

Ce relationisme est à mon avis plus à même de restaurer une histoire commune, de construire de l’être ensemble.

Lorsque la France insoumise évoque une manifestation à caractère “factieuse”, ne souligne-t-elle pas, avec excès, un terreau permettant son existence ? Et plus largement un climat délétère dans le pays ?

Edouard Husson : Pardonnez-moi mais Mélenchon est pathétique. Il aurait la possibilité de réconcilier la gauche avec la nation. L'armée n'est-elle pas le dernier creuset de la nation actuellement en France? C'est un lieu où se retrouvent les hyper-diplômés et les "gens qui ne sont rien". L'armée est consubstantielle à la République, depuis Valmy. Jean-Luc Mélenchon est un enfant gâté et il constitue en fait l'aile gauche du macronisme. Faites l'expérience: regardez les photos de Mélenchon durant les 20 dernières années: vous verrez l'amélioration permanente du brushing; et un regard qui se vide de son pétillant pour ne plus exprimer que l'arrogance. Une arrogance soeur de celle d'un Gérald Darmanin qui se permet de traiter les militaires de "lâches". Et qui va manifester avec les syndicats de police en toute impunité. Le terreau dont nous parlons, c'est la misère sociale, la précarité des Gilets Jaunes des premières manifestations, ce sont les banlieues où l'Etat n'exerce plus son autorité; ce sont les métropoles devenant de plus en plus insalubres parce que des élus confondent défense de l'environnement et absence d'entretien.

Michel Maffesoli : La France insoumise est largement l’héritière du trotskysme et du léninisme, c’est-à-dire de mouvements avant-gardistes qui n’avaient pour le peuple que mépris. Cela ne leur permet pas de comprendre les changements à l’œuvre dans la société contemporaine.

Car ils interprètent tout événement en termes politiques, voire politiciens. Incapables, on l’a vu pendant la crise sanitaire, de comprendre la crise civilisationnelle.

Non, nous ne sommes pas en 1934, la démocratie n’est pas menacée par une prise de pouvoir des militaires ; de fait la démocratie s’effondre sous les coups de boutoirs de la société du spectacle, de la théâtralisation de la vie politique.   L’incroyable jeu de rôles auquel on assiste dans la constitution des listes de candidatures aux élections départementales et régionales en porte par exemple témoignage. 

Ce que vous appelez un climat délétère est cette déception du peuple par rapport à ceux que le mandat politique n’oblige plus à servir le bien commun. L’élu est censé porter la parole des électeurs qui lui font confiance. C’est cette confiance qui fait défaut. Là où il y avait une fonction de représentation populaire, il y a une représentation, c’est-à-dire une mise en scène. Un pouvoir « obscène » dirait mon regretté ami Jean Baudrillard.

La France insoumise participe largement de cette mise en scène comme l’ensemble des forces politiques politiciennes.

C’est la forme Parti, le système même de démocratie représentative qui ne fonctionne plus.

D’autres formes de gestion de la chose commune (res publica) vont émerger.

Ne cherchons pas à étouffer ces formes brouillonnes, indistinctes, indécises, au risque sinon de les voir resurgir plus violentes encore.
Évoquons les « Indignados » dont on va célébrer les dix ans à Madrid, le parti « pirates », les gilets jaunes, les diverses formes de soulèvements  plus ou moins formalisés dont je prévois la survenue dans mon dernier ouvrage, L’ère des soulèvements (Cerf, Mai 2021).

Face à ces soulèvements, une affirmation trop forte, trop violente de maintien de l’ordre public, un refus des expressions anomiques  risque de provoquer en retour des actes individuels, criminels et barbares.

Il est possible que pour part militaires et policiers aient pris conscience du risque qu’il y a à ce que « l’ordre règne à Varsovie ».

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