Sobriété législative ou les très hypocrites vœux pieux de ceux qui nous gouvernent <!-- --> | Atlantico.fr
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La Première ministre Elisabeth Borne a appelé devant le Conseil d’État à la "sobriété" en matière législative.
La Première ministre Elisabeth Borne a appelé devant le Conseil d’État à la "sobriété" en matière législative.
©Alain JOCARD / AFP

Des normes et des ailes (coupées)

Elisabeth Borne a appelé, mercredi 7 septembre devant le Conseil d'Etat, à la « sobriété » dans les textes législatifs. La Première ministre a invité les juges administratifs à « identifier les cas dans lesquels le recours à un texte ne s’impose pas, et écrire nos lois, ordonnances et décrets plus simplement, plus sobrement ».

Jean-Philippe Feldman

Jean-Philippe Feldman

Jean-Philippe Feldman est agrégé des facultés de droit, ancien Professeur des Universités et maître de conférences à SciencesPo, et avocat à la Cour de Paris. Il est vice-président de l’Association pour la liberté économique et le progrès social (A.L.E.P.S.).

Dernier ouvrage publié : Exception française. Histoire d’une société bloquée de l’Ancien Régime à Emmanuel Macron (Odile Jacob, 2020).

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Jean-Eric Schoettl

Jean-Eric Schoettl

Jean-Éric Schoettl est ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel entre 1997 et 2007. Il a publié La Démocratie au péril des prétoires aux éditions Gallimard, en 2022.

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Atlantico : La Première ministre Elisabeth Borne a appelé devant le Conseil d’État à la “sobriété” en matière législative.Est-ce crédible aux vu des précédentes l’inflation législative ces dernières années et des échecs de la simplification ?

Jean-Philippe Feldman : Elisabeth Borne vient d'appeler le 7 septembre à la "sobriété" en matière normative. Le lieu et le contexte ne sont pas anodins.

Le lieu est symbolique puisque le discours a été prononcé au Conseil d'État. Or, celui-ci a réalisé trois études ces 30 dernières années au sujet de la qualité et la simplification du droit. Je précise que la Première ministre a parlé de "sobriété" des textes en général et pas seulement des lois.

Quant au contexte, elle s'est référée à un triple impératif : efficacité, clarté et démocratie. C'est le dernier point qui semble le plus important et qui colore le discours d'un opportunisme certain. En effet, la majorité présidentielle n'étant que relative, elle sait que l'adoption des lois sera délicate. De là, la nécessité d'aboutir à des accords avec certains parlementaires pour obtenir le vote d'une loi. A priori, plus la loi sera courte, plus la "pêche aux voix" devrait être envisageable. Si ce n'est qu'il faudra "acheter" certains parlementaires par le truchement de subventions et autres privilèges, comme cela a pu être le cas au début du second mandat de Mitterrand. Il n'est donc pas assuré que la loi ne sera pas "bavarde"...

Quelles sont les causes juridiques et politiques de l’inflation législative ces dernières années ? Comment expliquer ces échecs récurrents de la simplification ?

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Jean-Philippe Feldman : Voilà des décennies que l'on parle de diminuer le nombre des lois et plus largement des textes. Voilà des décennies également que l'on parle d'une nécessaire "simplification" du droit. Force est de constater le vibrant echec de ces velléités.

On parle souvent de 400.000 normes existantes en France. Ce nombre est en fait faux et loin de la réalité. Une étude parue en 2022 à la Revue de droit public calcule 42,5 millions de mots Legifrance sur le site officiel des normes juridiques en 2021. Soit la bagatelle de 87,3% d'augmentation depuis 2002 !

Les textes n'ont jamais été aussi nombreux depuis que l'on dénonce leur trop grande importance. Cela dit, poser un problème est déjà un premier pas vers sa résolution... 

Jean-Eric Schoettl : Ce qu’on appelle inflation législative est en grande partie irréversible et irrésistible, parce que le phénomène a plusieurs causes profondes qui conjuguent leurs effets de façon explosive : une société plus complexe appelle une norme plus complexe ; la loi est le véhicule des programmes et des réformes ; on demande tout à la loi, y compris de réagir à l’actualité immédiate ; simplifier le corpus législatif existant demanderait beaucoup plus de temps aux pouvoirs publics – et plus particulièrement au Parlement – que d’adopter de nouvelles lois, fussent-elles porteuses d’ambitieuses réformes.

Une autre cause – c’est à mon avis la principale - du gonflement des textes est peu connue : elle tient à la dérive enregistrée depuis 1958 dans l’interprétation des dispositions constitutionnelles relatives au domaine législatif. Le Constituant de 1958 avait entendu déterminer limitativement les matières relevant de la loi : c’est l’article 34. En dehors des catégories énumérées par cet article (qui parle tantôt de « règles relatives à …», tantôt de « principes fondamentaux de… »), tout était renvoyé au décret : c’est l’article 37. Michel Debré entendait ainsi donner au gouvernement une confortable latitude normative. Sa compétence normative était même présentée comme de droit commun. Mais les deux ailes du  Palais Royal (Conseil d’Etat et surtout Conseil constitutionnel) se sont employées dès le début de la Vème République à étendre le domaine de la loi au-delà de ce qui résultait de la lettre des articles 34 et 37 de la Constitution. En matière de répartition du pouvoir normatif, la révolution rêvée par Michel Debré n’a pas eu lieu. La régulation de la vie économique et sociale, les libertés publiques, la fiscalité, la justice, les élections, tout cela - et plus encore - relève donc pour l’essentiel de la loi.

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Qui plus est, la jurisprudence constitutionnelle impose au législateur, toutes les fois qu’il  intervient, d’apporter toutes sortes de précisions. Dans les meilleures intentions du monde : protéger les prérogatives du Parlement ; éviter l’arbitraire administratif ; assurer le respect du principe d’égalité ; ne pas affecter les droits fondamentaux au-delà du strict nécessaire. Mais on sait l’enfer pavé de bonnes intentions.

Autre cause encore de l’inflation législative, également sous-estimée : c’est ce que j’appellerais le cercle vicieux de la croissance arborescente des normes : plus une législation est détaillée, plus sa modification doit l’être aussi, surtout si, au lieu d’abroger ou de remplacer, la loi nouvelle apporte des dérogations et des raffinements à la loi existante, ce qui est souvent le cas. Cela concourt  grandement à l’hypertrophie de nos codes.

Dans quelle mesure les politiques utilisent-ils la norme et la loi comme lieu d’action politique, d’affichage politique ? Quelle est la part d’hypocrisie ?

Jean-Philippe Feldman : Comment expliquer ce prurit normatif ? Une multitude d'études a paru pour tenter de l'expliquer. Le droit serait complexe, si bien qu'il faudrait le simplifier. Je vais y revenir. Un parlementaire serait tenté de proposer une loi qui porte son nom pour exister auprès de l'opinion publique en général et de ses électeurs en particulier. Benjamin Constant le dénonçait déjà au début du XIX ème siècle...

En réalité, le problème ne peut pas être résolu car il est mal posé. Dans notre pays, il est d'usage d'agir sur les conséquences au lieu de traiter des causes ( voir mon éditorial "L'inflation normative et la complexité du droit", Recueil Dalloz, 23 juin 2022, n° 23).

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La "simplification" du droit est une fausse explication. Dans une société évoluée, la complexité progresse. Simplifier la complexité fait figure d'Arlésienne.

A quel point ce phénomène a-t-il contribué à la dégradation de la qualité de la loi ?

Jean-Philippe Feldman : En fait, on mêle deux questions distinctes. Il existe certes des rapports entre quantité et qualité des textes.Mais on pourrait penser à des textes peu nombreux et pourtant mal rédigés et inversement. En l'espèce, nous multiplions les défauts : des textes nombreux, mal rédigés et fréquemment insignifiants. En ce sens, les gouvernements sous Emmanuel Macron se sont déjà distingués par une très grande "sobriété" en nombre de textes importants...

Mal rédigés, il faut y insister, car, en droit interne et depuis des lustres, les textes ne sont plus rédigés pour l'essentiel par des juristes et encore moins par des agrégés des facultés de droit. Prenons deux exemples. Notre Constitution, quoi qu'on en pense au fond, a été remarquablement rédigée en 1958 par d'excellents juristes. Depuis les années 1990, elle s'est trouvée modifiée à répétition de manière impressionniste et parfois fort mal à propos. La réforme des dispositions relatives aux collectivités locales sous Chirac est à cet égard emblématique. Il est vrai que si un texte se trouve mal rédigé, ce n'est pas toujours involontaire... Seconde illustration : les grandes réformes du droit civil des années 1970, là encore quoi qu'on en pense au fond, ont été préparées par des juristes de haut niveau. Aujourd'hui, les textes sont souvent rédigés par des fonctionnaires qui n'ont pas de formation juridique approfondie.

Ajoutons, au-delà du droit interne, un phénomène notable : une majorité de textes provient de Bruxelles, au surplus avec un jargon reconnaissable entre tous, des chasses d'eau aux bananes et autres confitures et ce, sous prétexte d'harmonisation normative. Elisabeth Borne s'est bien gardée d'appeler l'Union européenne à la "sobriété" normative et pourtant elle en aurait encore plus besoin que notre pays...

L’exigence de précision du juge constitutionnel à l’égard du législateur aurait-elle des effets pervers ?

Jean-Eric Schoettl : Le Conseil constitutionnel censure la loi pour « incompétence négative » lorsqu’il estime que le législateur n’a pas épuisé sa compétence. L’incompétence négative tient soit à l’imprécision de la loi, soit au renvoi opéré par elle à d’autres autorités (notamment au pouvoir réglementaire) de modalités qu’il appartient au législateur de fixer, soit à l’insuffisance - dans la loi elle-même - de garanties des droits et libertés susceptibles d’être froissés. Pour censurer la loi sur ce terrain, le juge constitutionnel se donne les coudées franches. L’incompétence négative pour insuffisance de garanties est soulevée par le Conseil constitutionnel, au besoin d’office, tant dans le contrôle a priori que dans le contentieux a posteriori, alors pourtant qu’il avait pu être valablement soutenu, lors de l’institution de la question prioritaire de constitutionnalité, que les moyens de « constitutionnalité externe » (donc y compris la compétence) seraient inopérants dans le contrôle a posteriori. Dans le cas du contrôle a priori, la censure pour incompétence négative oblige le législateur, s’il veut mener à bien sa réforme, à ajouter au dispositif initialement conçu des dispositions de la nature de celles dont le Conseil constitutionnel a relevé l’absence. Dans le cas du contrôle a posteriori (question prioritaire de constitutionnalité), c’est tout un pan de la législation qu’il faut rebâtir avant l’échéance de l’abrogation décidée (pour éviter un vide juridique) par le Conseil constitutionnel. Dans les deux hypothèses, le législateur ajoute à la norme les précautions, limitations et exigences dont le Conseil lui a passé commande. Il exécute en quelque sorte un programme fixé par le juge de la loi.

L’encadrement pointilleux que la jurisprudence sur l’incompétence négative impose au législateur traduit le peu de cas que fait le Conseil du discernement des autorités administratives et juridictionnelles chargées d’appliquer la loi. Il oblige la loi à entrer dans trop de détails. Un exemple parmi tant d’autres : dans la loi « sécurité globale » de 2021, le Conseil censure l’article sur l’utilisation des drones par la police en jugeant que le législateur aurait dû fixer lui-même la durée de l'autorisation de recourir à un tel moyen de surveillance, le périmètre dans lequel la surveillance peut être mise en œuvre et le nombre de drones pouvant être utilisés simultanément.

Le contrôle de l’« incompétence négative »  (comme celui de la proportionnalité) empêche le législateur de prendre ces dispositions simples, souples, générales et lisibles qu’il prenait auparavant, et qui permettaient l’adaptation aux réalités du terrain par l’administration, sans interdire un contrôle raisonnable du juge. Et le Conseil d’Etat fait de même pour les mesures réglementaires. Qu’elles soient réglementaires ou législatives, les mesures simples à énoncer et à appliquer, sont aujourd’hui condamnées parce qu’elles n’interdisent pas de façon assez détaillée d’éventuels dérapages liberticides.

Quelles sont les solutions viables pour simplifier le droit et améliorer la qualité des lois ?

Jean-Philippe Feldman : J'en viens à l'essentiel, complètement oublié par notre Première ministre, et pour cause ! La "sobriété" en matière textuelle est hors d'atteinte de notre Etat puisqu'il peut historiquement se concevoir comme un Etat de réglementation. Je renvoie à mon dernier ouvrage sur ce point (Jean-Philippe Feldman, Exception française. Histoire d'une société bloquée de l'Ancien Régime à Emmanuel Macron, Odile Jacob, 2020).

A partir du moment où la France constitue l'État providence le plus interventionniste au monde et le plus pesant de l'univers, comment diable pourrait-il y avoir une "sobriété" normative ?

Autrement dit, la question n'est pas celle de la "simplification" des textes ou de leur "sobriété". Elle est autrement fondamentale : c'est la question des limites de l'État.

Que faire pour endiguer l’inflation législative ?

Jean-Eric Schoettl : Moins de lois ? Des lois sobres et claires ? Une réduction de la législation à ce qui est véritablement essentiel ? Des codes allégés ?Plus facile à dire qu’à faire.

L’idée d’un vaste chantier de simplification de la législation n’est pas nouvelle. C’est à vrai dire un serpent de mer. Des moyens importants ont été mobilisés depuis une quarantaine d’années dans le cadre de la codification de notre droit. But ô combien légitime, car on sait quel dommage démocratique et quel coût économique et social génère le manque d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi. Des législations auparavant éparses ou vieillies ont ainsi été regroupées et clarifiées par voie d’ordonnance, après avoir mobilisé les administrations compétentes. Les banques de données juridiques publiques (Légifrance) ont connu un essor remarquable depuis une trentaine d’années. Pour autant, ces codes mieux structurés et rédigés, rendus convenablement accessibles par voie électronique, ne sont pas des codes allégés. La codification s’est faite essentiellement « à droit constant ». Une véritable cure d’amaigrissement était inenvisageable, car toucher au contenu de la loi, surtout si c’est pour abroger, aurait exigé un assentiment parlementaire. Eu égard au caractère souvent politiquement délicat des problèmes soulevés par tout allègement de la législation et, plus encore, à l’encombrement de l’ordre du jour des assemblées, c’était impossible. Il aurait fallu « cloner» le Parlement en plusieurs exemplaires.

Voilà pour le « stock » normatif. Et pour le flux ? Au lendemain des dernières élections législatives, certains ont pu soutenir que l’absence de majorité absolue à l’Assemblée nationale aurait pour conséquence heureuse une pause normative.Ne pas légiférer (et obtenir ainsi, «en prime», une accalmie normative)?C’est une vue de l’esprit. Toute une partie de l’activité législative est contrainte : les lois de finances et de financement de la Sécurité sociale sont nécessaires à la poursuite des missions administratives. La loi s’impose pour répondre aux urgences sanitaires, sociales et économiques. Ou pour transposer des directives européennes. Ou pour réparer les pots cassés du contrôle de constitutionnalité. Et pour mettre en œuvre des réformes indispensables, comme celle des retraites.

Conclusion : la sobriété législative est une ambition légitime, mais c’est en grande partie un vœu pieux. Il serait hypocrite de ne pas le reconnaître.

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