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La Gauche est souvent présentée comme étant le premier défenseur des libertés individuelles, pourtant avec le gouvernement actuel la question se pose
La Gauche est souvent présentée comme étant le premier défenseur des libertés individuelles, pourtant avec le gouvernement actuel la question se pose
©Flickr / Marmotte73

Aux baillons, Citoyens ?

La Gauche est souvent présentée comme étant le premier défenseur des libertés individuelles, et aussi de ses extensions. Pourtant, au regard du gouvernement en place, et notamment les écoutes téléphoniques, la loi de programmation militaire, son manque de conviction contre la CIA et les révélations de la NSA... Tout cela contribue à montrer une gauche qui à l'oeuvre est en deçà de ses principes.

Christian  Charrière-Bournazel

Christian Charrière-Bournazel

Christian Charrière-Bournazel est un avocat français, ancien bâtonnier de l’Ordre des avocats du Barreau de Paris.

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Jean Garrigues

Jean Garrigues

Jean Garrigues est historien, spécialiste d'histoire politique.

Il est professeur d'histoire contemporaine à l' Université d'Orléans et à Sciences Po Paris.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages comme Histoire du Parlement de 1789 à nos jours (Armand Colin, 2007), La France de la Ve République 1958-2008  (Armand Colin, 2008) et Les hommes providentiels : histoire d’une fascination française (Seuil, 2012). Son dernier livre, Le monde selon Clemenceau est paru en 2014 aux éditions Tallandier. 

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Hélène  Poivey-Leclercq

Hélène Poivey-Leclercq

Hélène Poivey-Leclercq est avocate au Barreau de Paris et membre du Conseil national

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Philippe De Veulle

Philippe De Veulle

Avocat au Barreau de Paris, Philippe de Veulle est diplômé du Centre d'Etudes Diplomatiques et Stratégiques (CEDS) – filière Collège interarmées de défense –, titulaire d'un Master (DEA) en économie et développement de l'Université Paris Descartes et auditeur de la 20ème session de l'Institut National des Hautes Etudes de la Sécurité et de la Justice (INHESJ). Il est également auditeur à la 66 e session nationale de l'IHEDN

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Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Atlantico : En application de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, la justice vient récemment de condamner à 9 mois ferme une ex-candidate FN pour "propos racistes" envers Christiane Taubira. Une décision en accord avec le droit mais qui peut étonner quant à sa sévérité, le cas similaire d'Eric Zemmour avait été condamné à 2 000 euros d'amende avec sursis pour un fait similaire. Que révèle cette décision sur l'interprétation qui est actuellement faite en France des limites à la liberté d'expression ? En quoi est-elle liée à la perception que la gauche a de la liberté d'expression ?

Fabrice Epelboin : L’interprétation des limites de la liberté d’expression n’a pas vraiment varié, et ses limites sont relativement claires. La liberté d’expression est "encadrée" par des lois telles que la loi Gayssot, les lois réprimant les propos homophobes, les lois mémorielles, etc. Il n’y a dans l'intention pas la moindre différence d’approche dans la façon d’aborder cet encadrement entre la gauche et la droite. Si la loi Gayssot a été votée par une assemblée à majorité socialiste, les dernières lois mémorielles l’ont été du temps de Nicolas Sarkozy et la loi sanctionnant les propos homophobes est due à Jacques Chirac. 

Ce qui a changé, c’est la caractérisation de l’infraction, et l’incapacité de la justice à faire face à une massification des infractions. Si Eric Zemmour a été condamné pour des propos tenus dans un média (télé, presse papier, radio…), l’élu Frontiste l’a été pour une publication sur un réseau social. Or sur ce territoire, les infractions sont très nombreuse, et du coup, cette condamnation, très sévère, ouvre la voie, au nom de l’égalité de tous devant la loi, à des dizaines de milliers de condamnations du même ordre. A moins qu’il ne s’agisse d’un régime d’exception destinée à cette jeune fille. Mais si la justice suit son cours, des tonnes de condamnations du même ordre qui devraient suivre. Il suffit de faire une recherche sur des termes comme ‘juif’, ‘negre’, ou bien encore ‘arabe’ sur Twitter pour constituer des listes, et les envoyer en prison, ou dans des camps de redressement.

C’est un problème. D’abord parce que nous n’avons pas de telles capacités d’accueil dans notre système carcéral, ensuite parce que cela engorgerait rapidement les tribunaux, enfin parce que les utilisateurs de Twitter souhaitant éviter les retombées judiciaires auraient tôt fait d’accéder à Twitter via Tor ou un VPN, rendant leur identification impossible. Bref, nous allons droit vers un collapse du système judiciaire français, ou le constat d’une justice qui est loin d’être impartiale. Dans un cas comme dans l’autre, ce jugement est un rude coup porté par la justice à elle même. Elle peut sortir de là impuissante face à l’afflut de haine sur les réseaux sociaux, soit discréditée et stigmatisée comme étant au service des puissants. 

Christian Charrière-Bournazel : Ma première réaction serait de dire que ce jugement est tout à fait extravagant de par la sévérité dont il fait preuve. On a ainsi jamais vu de prison ferme ordonnée contre des négationnistes multi-récidivistes, ces derniers étant rarement condamnés à autre chose que des peines purement symboliques. Ce que je déplore le plus, au-delà directement de l'aspect excessif de cette décision, c'est qu'elle vient finalement gommer le caractère insupportable des propos qui ont été tenus contre une Ministre de la Justice, caractère qui fait écho à des milliers d'autres propos racistes tenu dans ce pays.

Quant au débat, très actif actuellement, sur les limites de la liberté d'expression en France, il pose plusieurs questions. On trouve effectivement ce que j'appelle des "intégristes de la liberté d'expression" qui oublient trop souvent que les mots peuvent aussi se transformer en actes. Surtout, ils peuvent être dans certains cas bien constitutifs de délits clairement identifiés (chantage, harcèlement moral et sexuel…) et l'on voit bien qu'ils peuvent porter une grande violence lorsqu'ils sont utilisés à des fins racistes et antisémites. Le problème est qu'on ne luttera pas contre ce phénomène en déportant le sujet sur un terrain "politique" comme cela a été le cas dans le jugement rendu à Cayenne. Le fait de savoir si la gauche où la droite en tient une plus grande responsabilité n'est en tout cas pas forcément déterminant ici d'après moi.

Jean Garrigues : Cette condamnation juridique est révélatrice d’un climat politique dominé par la question du Front national et des moyens de le combattre. Depuis les années 80, l’un des tropismes majeurs du champ politique est le traitement de ce qui est perçu comme une résurgence du racisme. Toutes les polémiques ayant trait au délit d’injure raciale et à la discrimination doivent être interprétées à l’aune de cet enjeu central. Cela explique  le caractère assez « inhabituel » de la décision prise lors de ce jugement et sa relative sévérité. En réalité, c’est une question qui s’est posée dès les années 1880 à la gauche républicaine quand la droite antisémite est apparue en France. 

Il faut rappeler à cet égard que la loi sur la liberté de presse du 19 juillet 1881 interdit la publication de propos diffamatoires ou insultants, qui inciterait à la discrimination, à la haine, ou à la violence contre une personne ou un groupe de personnes en raison de leur lieu d’origine, de leur ethnie ou absence d’ethnie, de la nationalité, de la race ou d’une religion spécifique. Depuis cette époque, la diffamation raciste constitue un délit pénal.  

Philippe de Veulle : La condamnation à 9 mois de prison ferme d'une femme ex-candidate du FN à l'encontre de madame Taubira, garde des Sceaux pour propos raciste, en vertu de l'article 624-4 du code pénal, par le tribunal correctionnel de Guyane est complètement disproportionné et grave. En effet, il remet en cause l'impartialité des juridictions qui sont éloignées de la métropole. Il ouvre une boîte de Pandore car, aujourd'hui les injures racistes concernent aussi bien les blancs et donc attise les tensions entre les différents groupes ethniques. Aussi, ce jugement paraît bien sévère lorsque dans les juridictions répressives, les délinquants primaires ayant porté atteinte à l'intégrité des personnes et des biens n’obtiennent que du sursis. Lorsque l'on fait de la politique, on s'expose aux injures et à la moquerie. François Mitterrand a bien été traité de voleur par un écrivain célèbre. Ce dernier n'a jamais été inquiété. Aucune plainte n'a été déposée à son encontre. On voit bien dans cette affaire qu'il y a deux poids et deux mesures. Le Garde des sceaux, au lieu de se réfugier derrière le code pénal et l’indépendance des magistrats, aurait du faire preuve de clémence et demander à faire appel. Ceci l'aurait grandi!

Le récent feuilleton judiciaire autour de Nicolas Sarkozy a relancé le débat sur la légitimité de certaines pratiques judiciaires, plusieurs affaires d'écoutes ayant été révélées sur les dernières années (écoutes sur Mme Bettencourt pour soupçons de fraude fiscale, écoutes sur l'ancien chef de l'Etat etc...). Comment expliquer de telles pratiques ? Sont-elles conformes à la tradition judiciaire française ou reflètent-elles une emprise du pouvoir sur la justice ? Quelle forme cette emprise prend-elle ? Quelle est l'étendue du phénomène ?

Fabrice Epelboin : Pour ce qui est de Nicolas Sarkozy, c’est en fait l’histoire de l’arroseur arrosé. C’est sous sa présidence et sous sa supervision que le grand projet industriel Français de la surveillance de masse a été initié. Pour être exact, il l’a initié du temps où il n’était que ministre de l’intérieur, c’est l’Affaire Bull/Amesys, le volet technologique de l’Affaire Takieddine. Le fait que Nicolas Sarkozy soit “victime” d’écoutes de toutes parts est relativement comique. L’épisode Patrick Buisson étant certainement le plus drôle de cette tragi-comédie, qui semble bien signer l’enterrement politique de Nicolas Sarkozy.

L’étendue du phénomène est simple, tout du moins si vous avez vaguement suivi l’affaire Snowden : tout ce que vous communiquez et tout ce que vous consultez par des moyens electroniques peut être pisté, fiché, et retenu contre vous. C’est le sens de la loi de programmation militaire votée l’an dernier, et plus encore de la récente loi antiterroriste votée récemment à l’Assemblée, qui crée même un délit d’intention caractérisé par la consultation d’informations sur internet, à la limite de la constitutionalité.

Bienvenue dans la société de la surveillance. En France, c’est l’œuvre de Nicolas Sarkozy, perpétuée par le pouvoir socialiste actuel, qui s’en sert aujourd’hui avec une culture particulière, “le roi surveille ses ennemis et sa cour, ou n’importe qui, au bon plaisir du monarque” - souvenez-vous de l’affaire des écoutes de l’Elysée.

Mais le plus intéressant reste à venir. En cas d’affrontement Hollande/Le Pen aux prochaines présidentielles, et sur fond de Printemps Arabes dans les banlieues, il n’est plus du tout invraisemblable d’imaginer le FN prendre le pouvoir. Là, une fois ces technologies de surveillance de masse dans leurs mains, on devrait assister à l’installation d’une autre culture de la surveillance, une surveillance par les pairs, où tout le monde surveille tout le monde. Quelque part, avec Buisson, on a déjà un avant-goût de cette culture.

Le pauvre Sarkozy, du coup, s’est pris dans la gueule, coup sur coup, la surveillance façon facho puis la version socialo. Pas de bol. Ca donnerait presque envie de le plaindre. 

Ceci dit, contingenter cette culture de la surveillance à la Justice est une vue de l’esprit. La loi de programmation militaire permettant à l’exécutif de surveiller qui il veut sans la moindre contrainte sérieuse, il peut du coup surveiller le judiciaire, le parlementaire ou les médias. L’idée même de séparation des pouvoirs est totalement obsolète, ou tout du moins profondément redéfinie. Se focaliser sur les influences et les connivences réelles ou supposées entre Exécutif et Justice, c’est rater la vue d'ensemble.

Christian Charrière-Bournazel : Dans cette affaire il est nécessaire de séparer la réflexion purement juridique de la donne des alternances politiques : ce quinquennat est en la matière par une volonté de mettre fin au "tout-carcéral" tandis que le précédent avait augmenté le nombre de gardes à vue pour atteindre le chiffre de 100 000 par an. L'ère du temps joue ainsi un rôle qu'on oublie trop souvent de noter.

En ce qui concerne les écoutes, ces dernières sont encadrées par la loi du 10 juillet 1991 qui a fait suite aux scandales concernant certains procédés employés alors par l'Elysée. Si l'on peut apprécier le projet dans son ensemble, il a inscrit dans le code de procédure pénale l'article 100 dont la teneur est en soi critiquable : il autorise en effet un juge d'instruction de placer sur écoute toute personne dès lors qu'elle est en charge d'une affaire pour laquelle la peine encourue est égale ou supérieure à plus de deux ans.Si le magistrat estime que la nécessité de l'information est pertinente, il peut alors enclencher l'interception et l'enregistrement de ses télé-communications. Cette décision peut par ailleurs être prise seule, sans besoin d'en référer à quiconque, tant que cette question n'a pas de caractère juridictionnel et qu'elle n'est pas susceptible de recours. Une fois les quatre mois d'autorisation écoulée, le renouvellement de l'écoute peut être exigée sans qu'encore une fois personne ne soit mis au courant. En d'autres termes, un homme ou une femme seule à pratiquement le pouvoir de mettre n'importe qui sur écoute pour peu qu'il/elle soit à même de produire quelques éléments à charge. Avant de débattre sur l'utilisation et l'efficacité même des systèmes d'écoutes, c'est cette problématique qui devrait d'après moi être abordée en priorité.

Dans le cas de la mise sur écoute d'un avocat, le bâtonnier de l'ordre (élus par tous ses pairs) doit-être informé par le juge à la condition évidente qu'il n'en informe personne. Il s'agit donc d'une procédure de "courtoisie" en quelque sorte, mais cela ne change pas grand-chose dans les faits. De plus, lorsqu'une écoute de quatre mois est lancée sur un avocat, ce sont l'ensemble de ses clients, quand bien même ils n'auraient aucun lien avec l'enquête, qui sont exposés. On voit donc bien que cette loi de 1991 est clairement disproportionnée et elle se doit d'être réformée sans quoi il n'est pas impossible que la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) de Strasbourg s'en saisisse.

Jean Garrigues : Il y a une tradition d’écoutes téléphoniques de nature politique en France. Le premier réseau d'écoutes en France, c'est celui mis en place par la Gestapo à Paris, dans les égouts. Ce qui est étonnant, c'est que l'on ait conservé ces pratiques après la Libération. Pendant la Guerre froide, les écoutes ont visé le Parti communiste, soupçonné de fomenter des grèves insurrectionnelles. Un choix révélateur du climat politique de l'époque. Puis elles se sont inscrites dans les épisodes historiques que furent les guerres de décolonisation. Tous les ministres de l'Intérieur et gouvernements de la IV e République en ont profité, sans exception, y compris François Mitterrand, ministre de Pierre Mendès France.

Au début de la Ve République, Michel Debré a voulu mettre un peu d'ordre, en plaçant les écoutes sous le contrôle du Premier ministre, c'est-à-dire lui. Ces écoutes dites administratives – euphémisme pour ne pas dire "politiques" – excluaient en principe un certain nombre de catégories professionnelles : les politiques, puis les syndicalistes, les journalistes et les avocats.  Mais en réalité, la règle n'était pas respectée, comme le raconte Yves Bonnet, qui dirigeait la DST dans les années 80, dans son livre « Les Grandes oreilles du Président ».

Puis sous le premier septennat de François Mitterrand, un système d’écoutes téléphoniques illégales a été mis en place par la cellule antiterroriste de l’Élysée, et il a scandalisé l’opinion. L’affaire Sarkozy est évidemment totalement différente puisqu’il s’agit d’écoutes justifiées pour des raisons d’investigation judiciaire. Mais cela s’inscrit, qu’on le veuille ou non, dans la tradition d’un pouvoir ayant recours à ce procédé, et c’est qui entretient la suspicion de manipulation, voire de complot politique, soulevée par les amis de Nicolas Sarkozy. En réalité, ce qui en cause dans cette affaire, ce ne sont pas tant les écoutes illégales que les rapports d’information et de subordination mal définis entre pouvoir politique et pouvoir judiciaire.

La dernière loi de programmation militaire a soulevé une importante polémique quant à l'article 20 qui permet à des structures de l'Etat de placer sous surveillance tout individu représentant une "menace" contre l'Etat. En dépit d'une garantie de contrôle, de nombreux internautes s'inquiètent. Est-ce étonnant que ce soit un gouvernement de gauche qui ait porté cette disposition ?

Fabrice Epelboin : S’il n’y avait que “de nombreux internautes”. Non, en pratique, tout le monde a dénoncé cette loi. Toutes les ONG ayant la moindre légitimité à le faire, toutes les personnalités du numérique, des habituels activistes comme Benjamin Bayart (FDN) ou Jérémie Zimmerman (LQDN) aux personnalités plus institutionelles, telles Gilles Babinet, ancien président du CNNum et actuel Digital Champion du gouvernement auprès de l’Europe, qui explique qu’avec une telle loi, « nous sommes à deux doigts de la dictature numérique »

Tout le monde considère que cette loi de programmation militaire est liberticide, et qu’elle porte atteinte aux fondements même de notre démocratie. Le fait que ce soit un gouvernement de gauche qui porte une telle loi n’est qu’un malheureux hasard de calendrier, mais c’est vrai que la gauche (re)entrera dans l’Histoire pour avoir porté une telle loi. Mais ne vous y trompez pas, si Nicolas Sarkozy avait été reélu, une loi en tout point similaire aurait été votée dans une Assemblée dominée par l’UMP.

Cette loi n’est que l’aboutissement d’un processus initié en France vers 2006-2007, qui a commenné avec la mise au point de dispositifs techniques permettant de surveiller toute une population. La loi de programmation militaire, ainsi que la récente loi antiterroriste, ne sont que les premières briques de la mise en place juridique de la société de la surveillance.

Christian Charrière-Bournazel : Il s'agit encore une fois de voir ce qu'est l'ère du temps. On voit aujourd'hui des centaines de malheureux tentés par "l'aventure" et le djihad après avoir suivi des endoctrinements très spécifiques. Il n'est en conséquence pas anodin de voir les pouvoirs publics tenter de réfléchir à des remèdes, et ils seraient du reste traités d'incapables s'ils ne faisaient rien. On en revient toutefois au même problème qu'aux écoutes : comment instaurer un outil de contrôle suffisamment performant pour éviter de se retrouver avec des myriades de représentants publics  abusant des pouvoirs que l'Etat leur confère ? On peut certes comprendre que les suspects et leurs avocats ne soient pas prévenus d'une mise sur écoute, mais rien n'empêche en parallèle de limiter la toute-puissance d'individus isolés.

Philippe de Veulle : Concernant l'acharnement sur l'affaire de Nicolas Sarkozy, il s'agit là d'une vendetta politique. L'affaire des écoutes dérivantes pour trouver une infraction supposée concernant l'ancien chef de l'Etat est un cas majeur de violation du droit, surtout lorsqu'on écoute son avocat. Les perquisitions de ce dernier à son domicile sont extrêmement graves pour le droit de la défense et le secret professionnel. En tant qu'avocat, je suis scandalisé et je rejoins l'avis du bâtonnier de Paris, Pierre Olivier Sur. On est d'ailleurs bien étonné de voir la juge, qui  instruit le dossier de Nicolas Sarkozy, avait fait appel à voter pour François Hollande en mai 2012.  La loi lui permet de se déporter de l'affaire. On attendra longtemps... On est bien loin d'une justice impartiale ! Aussi, Monsieur Hamon s'érige comme un donneur de leçon, mais il ferait bien de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de s'exprimer de cette manière. Nicolas Sarkozy est l'ancien président de la République et ses conversations doivent être protégées au nom du secret de l'Etat et aussi pour préserver  ses intérêts ainsi que les intérêts de la France. Personne n'aurait jamais osé mettre le général de Gaulle sur écoute... Mais cela, c'était avant ! L'objectif est de compromettre Nicolas Sarkozy qui est le seul  en mesure de battre François Hollande, ou Manuel Valls ou même Marine Le Pen dans un second tour aux présidentielles de 2017. Cet acharnement provient probablement d'un cabinet noir à l'Elysée. On est bien loin de la préoccupation de relever la France de la crise. 

Les critiques de Paris contre le système d'écoutes de la NSA ont été bien moins virulentes qu'en Allemagne ou en Angleterre. Comment expliquer d'aussi faibles protestations ?

Fabrice Epelboin : L’explication est simple et tient en un mot : Lustre. C’est le nom d’accords passés vers 2010 entre la France et les Etats-Unis concernant le partage d’informations relatives à la surveillance de masse des populations. Les contours de cet accord sont encore flous, mais on peut supposer que la capacité de la France à surveiller la quasi-totalité du monde arabe est à la base de cet accord d’échange. En contrepartie, on ne sait pas bien ce que la France a pu obtenir, on peut imaginer que les américains savent bien mieux surveiller les français sur internet que les français, ce qui constitue une intéressante monnaie d’échange.

A la même période, de tels accords - pour ainsi dire d’élargissement d’Echelon - ont été passés avec la Suède (qui a un regard unique sur les fibres optiques qui alimentent la Russie) et Israël. Dans le flot des révélations Snowden, ce détail est - curieusement - passé totalement inaperçu en France. C’est ballot, car cela explique bien des choses quant à la mollesse de la virulence avec laquelle François Hollande a dénoncé les agissements de la NSA.

Philippe de Veulle : Les critiques feutrées de la part de la France contre le système d'écoute de la NSA, ne fait que traduire une allégeance politique aux Etats-Unis d'Amérique. Nous sommes alliés certes, mais pas soumis!

La loi sur l'autorité parentale, adoptée à l'Assemblée le 27 juin dernier, a été critiquée pour les confusions légales qu'elle pouvait créer sur la répartition des droits de chacun. Peut-on y voir d'une certaine manière une remise en cause des libertés publiques ?

Hélène Poivey-Leclerc : Je parlerai d'une ingérence qui, à travers ce texte, se constitue dans la vie des familles. Les rapports de chaque individu en deviennent extrêmement codifiés. Depuis que l'égalité a été légalement instaurée entre les partenaires du couple, on considère que les droits des deux membres de ce couple sont strictement similaires. Dans le même temps le champ des droits de l'enfant a été de plus en plus agrandi. A terme, et sans prendre de position morale, cela pose le problème juridique de la conjugaison des droits qui ont été accordés : celui des deux parents sur l'enfant, d'un parent par rapport à l'autre, et d'un parent par rapport à ses enfants. Dans un tel contexte, le champ de décision d'un individu s'en retrouve forcément bousculé.

Pour prendre un exemple particulier issu du dernier projet de loi (article 4), le cas d'un changement de résidence pour un parent divorcé, acte en soi anodin, est considéré désormais comme "acte important" puisqu'il peut entraîner une modification des modalités de résidence de l'enfant ainsi que des droits de visite de l'autre parent. Le même processus peut s'enclencher en cas de changement de l'établissement scolaire. Dans un pays qui manque de juges, on peut s'étonner de voir émerger des textes qui font encore augmenter la fréquentation des tribunaux par les familles. Il s'agit d'un point qui limite finalement encore un peu plus le domaine des décisions qui pourraient être réglées d'un commun accord.

Autre point très "codificateur" en termes de rapports familiaux, l'article 10 concernant les tiers et qui affirme que "le parent peut, avec l’accord de l’autre parent, donner un mandat d’éducation quotidienne à son concubin, partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou conjoint avec lequel il réside de façon stable pour chacun des enfants vivant avec le couple. Le mandat, rédigé par acte sous seing privé ou en la forme authentique, permet au concubin, partenaire ou conjoint d’accomplir les actes usuels de l’autorité parentale pour la durée de la vie commune". Le texte conforte ainsi les tiers dans un rôle qu'il contractualise par le biais d'un "mandat" qui peut être écrit et devenir un acte authentique enregistrable chez le notaire afin de vous assurer que le père ou la mère sera celui disposant du droit d'aller chercher l'enfant à l'école.

Je noterai toutefois une décision postive et efficace dans l'article 5 qui stipule que " lorsqu’un parent fait délibérément obstacle de façon grave ou renouvelée aux règles de l’exercice conjoint de l’autorité parentale prévues à l’article 372-1 ou lorsqu’un parent ne respecte pas une décision ou une convention homologuée fixant les modalités d’exercice de l’autorité parentale, le condamner, par une décision spécialement motivée, au paiement d’une amende civile". C'est là un moyen concret pour dissuader certains parents qui mettent leurs ex-conjoints devant le fait accompli en ne respectant pas la décision du tribunal. Il s'agit d'ailleurs le plus souvent du fait des femmes, bien qu'elle n'en ait pas le monopole évidemment.

La gauche est souvent présentée comme la pionnière de l'extension des libertés individuelles. Qu'en est-il réellement ? Sous-estime-t-on la tendance historique de la gauche à réguler de nombreux domaines du champ des libertés publiques ?

Fabrice Epelboin : Le courant politique qui place en premier les libertés individuelles, c’est le Libertarianisme. La dernière fois que j’ai regardé, je n’en ai pas trouvé un seul au sein du parti Socialiste. Honnêtement, même à l’UMP, je n’en vois pas - mais cela a pu m’échapper. A vrai dire, il n’y a pas, dans la culture politique française, de courant de pensée influent axé sur les libertés individuelles, nous n’avons pas cette culture. Ni à gauche, ni à droite.

En France, le libertarianisme est un mouvement politique ultra minoritaire, qui n’a jamais eu de représentation où que ce soit et n’a jamais la parole dans les media mainstream. Personnellement, j’en connais quelques-uns, mais pour être honnête, je connais plus de royalistes que de libertariens, c’est dire s’ils sont peu nombreux.

Christian Charrière-Bournazel : Je rappellerai tout de même que c'est la gauche républicaine qui a instauré la protection du secret des sources. On ne peut pas dire qu'il y aurait d'un côté une gauche répressive et de l'autre une droite libérale. Le problème de la liberté d'expression aujourd'hui extrêmement clair dans le sens où il réside dans les précautions que l'on y apporte. Depuis l'adoption de la loi sur la liberté de la presse de 1881, l'on fait en sorte que la liberté de l'édition et de la librairie assurée par l'article 1 subisse des restrictions fasse à l'accumulation des cas et des jurisprudences. Je ne dirais donc pas que la gauche est un censeur plus zélé que la droite, mais elle est en tout cas plus sensible à ce qui pourrait fort du tort aux plus faibles, aux minoritaires, aux exclus, ce qui peut inciter à la régulation.

Jean Garrigues : Tout dépend ce que l’on appelle la « gauche ». Les grandes lois libérales des débuts de la IIIe République, et notamment celle sur la presse, ont été faites incontestablement par la gauche de l’époque. Mais cette gauche libérale, incarnée par des hommes comme Jules Ferry et Léon Gambetta, et qui serait aujourd’hui considérée comme de droite par les socialistes. Par ailleurs, on peut rappeler que c’est un Président soutenu par le centre et la droite, Valéry Giscard d’Estaing, qui a élargi considérablement élargi le champ des libertés sociétales avec l’IVG, la majorité à 18 ans ou la loi sur le divorce. La gauche n’a donc pas eu le monopole de la liberté d’expression.

C’est une notion qui est née historiquement à gauche, dans la famille républicaine du XIXe siècle, mais qui est devenue un patrimoine commun de tous les républicains au XXe siècle. Le premier septennat de François Mitterrand a été incontestablement une séquence de progrès des libertés publiques, par exemple avec la libération audiovisuelle. Mais Jacques Chaban-Delmas avait lui aussi fait avancer les choses dans ce domaine sous la présidence de Georges Pompidou. Même si l’on peut discuter sur tel ou tel point, en matière de restriction de la vitesse ou du tabagisme par exemple, il y a une sorte de continuum sur ce terrain spécifique, car il s’agit de mettre la décision politique en adéquation avec les aspirations de la société française à toujours plus de libertés.  

Philippe de Veulle : La gauche a toujours voulu être à la pointe des libertés individuelles, mais cela c'était à l'époque de la troisième République, sur la liberté de la presse, de manifester, d'opinion avec Zola, Clémenceau et bien d'autres... Puis aussi au moment du Front populaire... Mais, il ne faut pas oublier que pendant la révolution française, la terreur avait été mise en oeuvre par l'aile gauche des révolutionnaires avec à sa tête Robespierre. Il n'est pas rare d'entendre certains ministres de se prévaloir de cette époque!

Lors des débats sur le mariage pour Tous, le collectif "Manif pour Tous" ou encore "les veilleurs" ont à plusieurs reprises été empêchés de manifester, on se souvient également de la peine particulièrement sévère dont avait l'objet Nicolas Buss-Bernard en première instance  (condamné à quatre mois de prison, dont deux ferme et écroué à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis) avant d'être condamné à une simple amende en appel. S'agit-il d'un excès de zèle ponctuel ou peut-on estimer que cette décision s'inscrit dans une tendance plus large ?  

Philippe de Veulle : Lors de l'affaire des débats sur "le mariage pour tous" et les "veilleurs", nous avons pu observer un durcissement du gouvernement à l'encontre des manifestants tant sur le service d'ordre que sur les gardes à vue de 48 heures, qui est une privation de liberté, pour des jeunes qui défendaient leur valeur. De même, la condamnation de Nicolas Buss-Bernard en première instance a été encore scandaleuse et disproportionnée. L'appel est venu tempérer l'ambiance, car la crainte d'un nouveau soulèvement a fait plier la justice. La condamnation à l'amende en appel a apaisé la situation. On a pu observer un durcissement du régime, que l'on peut qualifier de "dictature molle". 

Ce phénomène se poursuit dans la dernière loi de programmation militaire pour placer sous surveillance tout individu représentant une menace contre l'Etat. Oui, les internautes peuvent avoir peur!

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