Martin Gurri : « Pour les élites, la démocratie ne saurait être autre chose que le triomphe électoral de l’extrême-centre » <!-- --> | Atlantico.fr
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Joe Biden, Olaf Scholz et Emmanuel Macron assistent à une réunion du G7 le 28 juin 2022 au château d'Elmau, dans le sud de l'Allemagne.
Joe Biden, Olaf Scholz et Emmanuel Macron assistent à une réunion du G7 le 28 juin 2022 au château d'Elmau, dans le sud de l'Allemagne.
©Ludovic MARIN / POOL / AFP

Contrôle du pouvoir politique

Et toute autre perspective les plongent dans la panique, aux Etats-Unis comme en Europe. Ancien analyste de la CIA et auteur d’études au scalpel sur la crise de l’autorité, Martin Gurri avait notamment prédit l’émergence de Donald Trump et les Gilets jaunes.

Martin Gurri

Martin Gurri

Martin Gurri est un analyste, spécialiste de l’exploitation des "informations publiquement accessibles" ("open media"). Il a travaillé plusieurs années pour la CIA. Il écrit désormais sur le blog The Fifth Wave. Il est l'auteur de The Revolt of The Public and the Crisis of Authority in the New Millennium (Stripe Press, 2014).

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Atlantico : Dans un essai pour le City Journal intitulé "2022 ou la panique des élites", vous décrivez l’année en cours comme celle où les élites de la gauche morale ont éprouvé la peur de perdre le contrôle du pouvoir politique. Comment cela s'est-il manifesté ? Et dans quelle mesure cette obsession du contrôle politique et de la domination culturelle attise-t-elle les fractures de sociétés occidentales de plus en plus polarisées ?

Martin Gurri : Une classe de gardiens platoniciens a pris le pouvoir aux États-Unis, composée des élites qui dirigent pratiquement tout dans la société moderne et se croient dépositaires de la vertu, à l’image de la caste des Gardiens imaginée par Platon pour son modèle de cité idéale dans la République. Cette classe, qui vote démocrate et voue un culte à l'identité, contrôle la présidence, les deux chambres du Congrès, la bureaucratie, la culture et toutes les institutions, à l'exception peut-être du pouvoir judiciaire.  

Il faut dire que les événements ont joué en faveur des élites. La pandémie a précipité la société dans l’obéissance car elle était saisie par la peur. Les émeutes du Black Lives Matter ont rendu l'affirmation du pouvoir de l'État au nom de l'égalité raciale parfaite non seulement légitime, mais obligatoire. Quant à la défaite et au comportement erratique de Trump, ils ont éliminé l'adversaire le plus détesté de ces nouveaux inquisiteurs. Et le nouveau président, Joe Biden, est un homme sans véritable profondeur politique qui s’évertue principalement à plaire à l’establishment. 

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Et pourtant, malgré cette succession de victoires à leur avantage, on retrouve des élites en panique. Lorsqu'un juge a mis fin à l'obligation fédérale de porter des masques chirurgicaux anti Covid, par exemple, les élites - personnalités gouvernementales, intellectuels, journalistes - ont poussé des hurlements de protestation totalement disproportionnés par rapport à l'événement. Le vénérable Anthony Fauci a condamné le juge pour avoir eu la présomption de prendre une décision aussi importante : seuls Fauci et la bureaucratie sanitaire, a-t-il dit, devraient avoir ce pouvoir.  

Pourquoi ce tollé ? Parce que le Covid-19 était devenu un outil de contrôle pratique pour les élites. Politiquement, une pandémie permanente était une possibilité attrayante à leurs yeux. Mais bien sûr, la nature humaine est passée par là. Légalement et psychologiquement, l'état d'urgence ne pouvait pas durer éternellement.

Pourtant, ces hauts cris au sujet de la levée des mesures « sanitaires » de restriction de libertés publiques n'étaient rien comparés à la panique existentielle de l'establishment après qu'Elon Musk a annoncé son intention d'acheter Twitter. Musk s'est présenté comme un "absolutiste de la liberté d'expression" et a déclaré vouloir rendre Twitter plus "neutre". S'en est suivi un spectacle inégalé au cours de mes longues années d'observation de la politique américaine. Comble de l’ironie, la liberté d'expression a été rejetée jusque par des journalistes qui ont décrété qu’elle serait une arme de la suprématie blanche. Des figures démocrates comme Elizabeth Warren ont prédit la fin de la démocratie si la neutralité revenait sur Twitter. Un auteur a même affirmé que la troisième guerre mondiale et "la destruction de la terre" adviendraient si Musk prenait le contrôle de Twitter. 

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La panique des élites en 2022 est née de ce sentiment de perte de contrôle. Terrifiées par le populisme, les élites se sont durcies et transformées en un "extrême centre" qui prétend gouverner à perpétuité en vertu de sa sagesse et de sa modération supérieures. La démocratie a été redéfinie comme le triomphe électoral du centre et de lui seul. Un vaste système de contrôle a été mis en place pour encadrer la parole, l'éducation, l'industrie et la politique, au besoin en mobilisant la police ou en déchaînant sur internet des foules d’inquisiteurs contre tous ceux qui oseraient défier les nouveaux dogmes ou s’en écarter un tant soit peu.  

Tout cela est très impopulaire auprès du public américain. Beaucoup de ceux qui ont voté pour Joe Biden s'attendaient à un retour à la "normalité", pas à l’instauration d’une inquisition sous la houlette de fanatiques de l'identité. Depuis le retrait américain d'Afghanistan, Biden est allé de désastre en désastre ; sa cote de popularité s'est effondrée. Comme dans un cauchemar provoqué par la fièvre, les élites ont des visions dantesques sur le retour de Donald Trump, suivie de persécutions revanchardes et d'holocaustes. La panique est réelle et ne fait qu'aggraver l'envie de contrôle. Le raid du FBI dans la tanière de Trump à Mar-a-Lago est la preuve que cette compulsion a peu de limites. 

Liz Cheney, l'adversaire déclarée et ennemie jurée de Trump au sein du parti républicain, a été battue lors des primaires républicaines pour les élections à la Chambre des représentants dans le Wyoming. Que cela révèle-t-il de la polarisation des États-Unis, y compris dans les rangs de la droite ?

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Il est remarquable de constater combien de figures de l'establishment font de la politique une affaire de famille : les Bush, les Cheney, les Romney, les Clinton... Comme les anciens "optimates" romains, ces personnes ont probablement le sentiment de représenter le meilleur et la haute noblesse du peuple américain. Après sa défaite, Cheney s’est livrée un long soliloque dans lequel elle s'est comparée à Abraham Lincoln. 

Mais Cheney n'est la super héroïne politique de personne. Elle est la fille d'un ancien vice-président. Elle a choisi de se présenter comme la Jeanne d'Arc de l'anti-Trumpisme pour le seul siège dont dispose le Wyoming à la Chambre des représentants. Mais, pour faire court, le Wyoming n'est pas New York. Son adversaire a fait campagne sur des questions pertinentes pour l'électorat du Wyoming. Sa défaite en dit moins sur Trump que sur les illusions et l’aveuglement des élites de Washington. 

L’échec de Liz Cheney montre que Donald Trump bénéficie toujours d'un très fort soutien dans l’électorat alors même qu’un certain nombre d’électeurs républicains sont exaspérés par l’atmosphère de drame permanent qu’entretient l’ancien président. Les Américains qui ne supportent plus le harcèlement moral woke des élites ont-ils d’autres moyens que Trump pour se débarrasser des nouveaux dogmes politiques et moraux qu’on leur impose ?

En réalité, ce qui se joue ne relève pas d’une question de personnes mais de changements structurels. Les hiérarchies institutionnelles que nous avons héritées du XXe siècle ont été malmenées par l'ère numérique et se désagrègent visiblement. La confiance dans ces institutions traditionnelles s'effondre en conséquence et c'est vrai non seulement aux États-Unis mais dans le monde entier. 

Il est évident que ce dont nous avons besoin, c'est une reconfiguration des institutions démocratiques pour les adapter au nouvel environnement informationnel. Le gouvernement et la politique en général doivent être plus horizontaux, plus rapides, plus transparents et plus réactifs. Le problème, c’est que les gens actuellement au pouvoir à Washington éprouvent une profonde nostalgie pour le 20e siècle. Ils aiment la hiérarchie. Ils ont soif de contrôle. Pour une certaine élite politique et médiatique, la distance est beaucoup plus confortable que la proximité avec une opinion publique en colère. 

L'administration Biden n'entreprendra pas les réformes nécessaires. Elle s'y oppose par principe. Trump s'est déchaîné contre ce qu’il appelle "The Swamp" -le marigo politico-médiatique qui peuple les allées du pouvoir à Washington- mais en quatre ans, il n'a jamais tenté de restructurer le gouvernement américain : ses attaques relevaient plus de la performance dramatique que de la réalité.  

Si on regarde le verre à moitié vide, on voit que malgré l’intensité du malaise démocratique, les leaders des deux grands partis sont soit opposés, soit indifférents aux remèdes que nous devrions prendre pour revitaliser la politique. Si Biden et Trump s'avèrent être les candidats à la présidence en 2024, ils auront au total 159 ans le jour de l'élection. Nous ne devrions pas nous attendre à des innovations radicales de la part de personnes qui sont si proches de la tombe… 

Si on veut être un peu plus optimiste, on peut dire, comme je le pense, que Biden ou Trump ne pourront pas durer éternellement. Des candidats plus jeunes, comme le gouverneur de Floride Ron DeSantis, se profilent à l'arrière-plan. Alors attendons de voir... 

Comment éviter qu’une révolte populaire -sociale et/ou culturelle- ne se développe en réaction à cette panique des élites, au risque que la société tout entière ne soit entraînée dans une logique de guerre civile ?

À mon avis, la reconfiguration des institutions gouvernementales est la question politique la plus importante à laquelle sont confrontées les démocraties du monde entier. Un pont, un lien doivent être reconstruits entre l'information et l'autorité. Faute de quoi, ce sera le chaos social et la montée des mouvements nihilistes : si les institutions ne sont pas réformées par ceux qui les dirigent, le peuple sera tenté de s'engager dans la destruction pure, sans alternative en vue. Ce serait un saut vers la barbarie, vers le néant. 

Des institutions refondées attireraient et généreraient un autre type d'élites : celles qui sont à l'aise lorsqu'elles partagent le même espace, numérique et réel, que leurs concitoyens. Cela ne sauvera pas le monde et ne mènera pas à l'utopie, mais ce serait un pas dans la bonne direction. 

L'Europe, et notamment la France avec sa nouvelle configuration politique d’absence de majorité, sont-elles confrontées aux mêmes défis ?

L'Europe est dans une situation bien pire que celle des États-Unis. Les élites européennes sont encore plus déconnectées de la réalité que les nôtres, et le continent dispose de moins de ressources politiques pour neutraliser leur incompétence. Il est incroyable que l'Allemagne, dont l'économie repose sur des exportations compétitives, ait considéré comme une stratégie brillante de devenir dépendante de l'énergie russe. Il est à peine moins stupéfiant que les Pays-Bas, deuxième exportateur agricole après les États-Unis, aient déclaré la guerre à leurs propres agriculteurs. Les élites ont échangé la prospérité collective contre l’étalage de vertu de classe. Ce sont des gens aisés. Ils ne seront pas affectés personnellement par les morsures des crises économiques. Mais avec la montée en flèche des prix de l'énergie cet hiver, ils vont devenir la cible de l'hostilité implacable du public. 

La France, elle, est entrée dans un moment américain. Le législatif peut paralyser l'exécutif. Au lieu des cohabitations « civilisées » telles que vous en avez connues, nous pouvons assister à un divorce tapageur. Emmanuel Macron, qui a pratiquement inventé l'extrême centre, semble être à court d'idées. Ses adversaires d'extrême gauche et d'extrême droite au parlement n'ont jamais articulé de programmes véritablement cohérents. Tout cela ne serait pas très inquiétant dans un moment historique de calme et d'abondance. Mais bien que la France ait eu la sagesse de garder ses centrales nucléaires ouvertes, les prix de l'énergie deviennent intenables. Les batailles politiques à venir ne porteront pas sur les succès des politiques mais sur la responsabilité de leur échec retentissant. En France, les grandes manifestations de rue sont traditionnelles - et, compte tenu de la misère économique à venir, inévitables. Reste à savoir si elles dépasseront le stade de l'incendie de quelques voitures pour aboutir à quelque chose de plus profond et de plus fondamental.

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