Le dilemme du vélo : mais comment démocratiser un mode de déplacement produit à 85% en Chine ?<!-- --> | Atlantico.fr
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vélo Chine importations vélos bialn carbone impact environnemental
vélo Chine importations vélos bialn carbone impact environnemental
©NICOLAS ASFOURI / AFP

Impasses intellectuelles

Le fait que les vélos soient produits à l’autre bout du monde plombe leur bilan carbone. Et la création d’une filière française plomberait les coûts...

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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L’autre jour, une polémique opposait, à propos du Tour de France, le nouveau maire de Lyon et l’ensemble des vrais gens qui ont gardé une once de bon sens ; le premier mettait en avant le caractère machiste et mercantile et non-écolo du Tour, les autres défendaient le caractère populaire, historique et bien de chez nous de cette épreuve. Mais du strict point de vue des émissions de Co2, je dirais que les deux parties ont probablement tort. 

85% des vélos utilisés en France sont produits en Chine. Sur toute la gamme de qualité : les gouvernements ayant accordé partout en Europe des subventions pour encourager le cyclisme amateur, les modèles bas de gamme reviennent à moitié prix, et les modèles haut de gamme à un prix de modèles bas de gamme, et c'est pourquoi les modèles haut de gamme sont aussi demandés ; mais de toute façon les chinois sont sur toute la courbe. Sur cet objet comme sur beaucoup d’autres, mieux vaut ne pas trop se poser des questions sur le vrai bilan carbone, pas plus que sur nos maigres chances de « relocalisation » à l’échelle macroéconomique avec un euro aussi cher.  

Le gouvernement français a annoncé un plan d'un montant de 20 millions d'euros pour inciter les Français à voyager à vélo après le déconfinement. Selon la réglementation, chaque personne peut être remboursée 50 euros pour les réparations. C’est pourquoi vous voyez ces files de gens à l’entrée des magasins Décathlon ; une entreprise que nous pourrions qualifier de franço-chinoise du point de vue de la production depuis deux décennies, dans l’intérêt de tout le monde. Les propriétaires d'entreprises recevront aussi un financement pour fournir aux employés qui se déplacent à vélo une subvention de 400 euros par personne ; un montant qui devrait être comparé au plan stalinien national de 7 milliards d’euros (vous avez bien lu, 7 milliards) sur 10 ans pour d’hypothétiques véhicules à l’hydrogène, en pleine révolution industrielle mondiale (que nous sommes en train de rater) du stockage de l’électricité, comprenne qui pourra. 

On a, avec ce petit exemple du vélo, la parfaite illustration de ce que je vous raconte depuis des années : la Chine est incontournable. Vouloir la contourner est vain, ou bien trop coûteux, c’est s’emmêler les pédales. Je m’en suis aperçu pour la première fois assez tardivement, quand je bossais aux USA vers 2006 avec une firme nommée RISI, un spécialiste du marché du bois-papier-emballage. Ce secteur n’a l’air de rien, genre 0,7% de l’économie américaine, mais à chaque fois qu’un bien est produit il faut bien le mettre dans un carton. La Chine était en train de prendre tout le marché, en très peu de temps, et l’appareil statistique peinait à suivre le rythme. Peu de temps après, un journaliste new-yorkais tentait de vivre sans aucun recours aux produits chinois ; une véritable galère au bout de quelques jours, et c’était avant Ali-Express. 

Vous me direz qu’il suffit de monter en gamme pour conjurer la menace : en fait, ce n’est plus évident, ni pour le consommateur, ni pour le producteur. Le consommateur hexagonal croit éviter la Chine quand il achète sa voiture française, sauf que (pour ne prendre qu’un petit exemple) les deux tiers des systèmes de freins en ce bas monde sont produits dans une seule usine chinoise ; et le même consommateur sait-il que la Chine est devenue un des principaux exportateurs de caviar ? Pas question certes d’acheter ce caviar chinois, même s’il surclasse tous les autres dans les tests en aveugle ; et pourtant, il se vend, il suffit de ne pas insister sur la provenance au moment de l’étiquetage pour contourner nos préjugés. Pour les producteurs aussi la concurrence chinoise devient plus un dilemme qu’une problématique. Et ce n’est rien par rapport à ce qui les attend dans quelques années : dans les tests PISA (évaluation du niveau des élèves de 15 ans), les jeunes chinois des zones urbaines nous mettent une raclée dans toutes les matières ; devinez ce qui va arriver à notre supériorité qualitative avec la 5G et l’intelligence artificielle, bientôt dans les semi-conducteurs, les véhicules électriques, l’espace… 

Bien entendu, ce caractère incontournable de la Chine s’est encore renforcé en 2020, comme il s’était renforcé en 2008 : cette année, la Chine contribuera à plus de 100% de la croissance mondiale, et elle n’a même pas eu à activer sa politique budgétaire ou sa politique monétaire pour cela (alors que nous allons mettre en Europe une décennie à payer les bacchanales budgétaires des derniers mois). Il va falloir pédaler sec !

A noter au passage que l’indispensabilité de la Chine est un phénomène qui touche le monde entier, y compris les pays émergents ; ci-dessous, un graphique de JP Morgan, la destination des exportations des émergents : 

La Chine ne pouvant plus être négligée ou contournée, la tentation est forte de la bloquer. Par un protectionnisme sournois, relooké en vert pour faire moins rouge ou moins facho. C’est la pente la plus facile alors que les élections se préparent, alors que nous manquons de boucs émissaires pour financer nos dépenses (Thierry Breton a affirmé que « le plan européen ne sera pas payé par les européens (sic) »…), alors que c’est ce que nous demandent les américains, etc. Mais là encore l’exemple du vélo est révélateur. Nos importations ne se font pas « top-down » : elles partent du terrain, d’une myriade de petits distributeurs, et de plus en plus des clients en direct. Une taxation ici ne serait pas plus payée par le vélo chinois que par la vache quand on crée un impôt sur les vaches ; et pourquoi imposer ce pauvre cyclique bo-bo parisien, mis à part pour le fait qu’il représente en ville un vrai danger public ?      

Alors, que faire ? La seule stratégie de long terme est d’élever le niveau de qualification de la population française. Patrick Artus en parle souvent, et le niveau de compréhension en politique monétaire pourrait au passage faire l’objet d’une attention particulière dans ce grand plan vers le haut. Mais il faut aussi penser à des étapes intermédiaires. A court et moyen terme, il me semble que nous avons beaucoup à offrir aux chinois, et que ceux-ci ont tout intérêt à travailler avec nous maintenant qu’ils ne peuvent plus travailler avec les américains dans de nombreux secteurs qualifiés de sensibles. Certes, la nouvelle théorie de Pékin sur la « double circulation » conduit à faire davantage en Chine, « par des chinois pour des chinois ». Mais cette soif d’autonomie, pour les logiciels en particulier, n’est pas nouvelle. Elle ne fait qu’expliciter une priorité donnée ces dernières années à l’essor du marché domestique, à la qualité, aux services (y compris financiers, avec un « big bang » progressif dans la finance) ; c’est très exactement ce qu’on leur demandait depuis des années, ne plus accumuler des excédents commerciaux comme des allemands. Ils sont arrivés à la même conclusion : une croissance moins spartiate, moins gourmande en capital et en matières premières, et plus propre pour que les agglomérations ne deviennent pas des enfers. Et ça tombe bien, certaines boites françaises sont très bien placées pour échanger dans ces domaines. Tout le monde pense à Schneider Electric, ou à Dassault Systems. Mais il y a aussi les compagnies d’assurance, les boites de cinéma ou de jeux vidéos, nos experts en télémédecine, nos créatifs, nos designers, etc. Leur vendre des idées, des images, des contrats sûrs et des services de qualité. Sans compter que l’on pourrait récupérer des flux d’argent plus massifs avec des investissements assez mesurés, quand on voit comment on traite les touristes asiatiques (une honte). En bref, on rencontre de nombreux marchés qui s’ouvrent en Chine, et où notre présence anecdotique doit désormais plus à notre frilosité qu’à la leur, et de nombreuses affaires à développer sur une base plus mature que l’exploitation éhontée de leur main d’œuvre pour nos jouets de Noël et nos écrans TV. 

Nous autres français qui depuis des siècles sommes les spécialistes des alliances de revers avec des régimes peu fréquentables, et qui adorons faire la nique aux américains, voilà l’occasion rêvée de commercer plus intelligemment avec la plus grande puissance économique au XXIe siècle tout en montrant notre rebellitude. Mais nous ne pouvons pas à la fois refuser cette voie et faire du sous-Trump, tout en refusant le libre-échange avec les anglais, et tout en acceptant une monnaie trop chère : quand on n’est plus la star du peloton, il faut savoir sucer la bonne roue.

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