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Le président américain Joe Biden et le président du Conseil européen Charles Michel pour le sommet de l'Union européenne au siège de l'UE à Bruxelles, le 24 mars 2022.
Le président américain Joe Biden et le président du Conseil européen Charles Michel pour le sommet de l'Union européenne au siège de l'UE à Bruxelles, le 24 mars 2022.
©PHOTO AFP

Ordre économique mondial

La mondialisation libérale semble menacée par le recul du libéralisme partout dans le monde. Une mondialisation que les plus critiques regretteront lorsqu’elle aura disparu.

Jean-Luc Demarty

Jean-Luc Demarty est ancien Directeur Général du Commerce Extérieur de la Commission Européenne (2011-2019), ancien Directeur Général Adjoint et Directeur Général de l'Agriculture de la Commission Européenne (2000-2010) et ancien Conseiller au cabinet de Jacques Delors (1981-1984; 1988-1995).

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Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

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Atlantico : La mondialisation libérale est menacée, semble-t-il, par le recul du libéralisme partout dans le monde. Les dysfonctionnements de l’OMC en sont l’un des signes les plus parlants, de même que la volonté de l’Union européenne d’imposer des droits de douane sur certains produits en provenance de l’étranger comme les véhicules chinois. Quel est, aujourd’hui, le degré de risque ? Faut-il craindre la fin d’une certaine mondialisation ou même une forme de démondialisation ?

Jean-Luc Demarty : La mondialisation se caractérise par une croissance importante des échanges commerciaux à partir du milieu des années 1990. Pendant cette période jusqu’en 2008 le commerce mondial a cru deux fois plus vite que la production. Cette période correspond à une baisse généralisée des droits de douane générée par l’Uruguay Round lancé en 1985 et conclu en 1995 qui a abouti à la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), par l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001 et par la baisse autonome des droits de douane de certains pays émergents comme l’Inde et le Brésil. Cette politique a stimulé la croissance mondiale à 4% par an et a abouti à une division par trois du taux d’extrême pauvreté. Il est exagéré d’utiliser le qualificatif libéral. Il s’agit d’abord d’une libéralisation des échanges entre les pays développés adeptes de l’économie de marché et de l’Etat de droit et les pays émergents se libéralisant progressivement au plan économique, beaucoup moins au plan politique, dans le respect des règles du commerce international fixées à l’OMC.

Après l’échec du Doha Round et la crise financière de 2008, la mondialisation a repris son cours, ce qui n’était pas acquis d’avance. Elle s’est stabilisée au taux de 60 % du commerce mondial (importations + exportations) dans le PIB, pic historique, qui avait doublé au cours des 25 années précédentes. Ce taux s’est maintenu jusqu’à maintenant. Quantitativement, il n’y a pas de recul de la mondialisation. Qualitativement la situation est différente. Le règlement des différends de l’OMC, assurant son efficacité dans le contrôle du respect des règles, a été rendu partiellement inopérant par les Etats-Unis grâce au blocage du renouvellement des membres de l’organe d’appel. Les chaines de valeur ne sont plus aussi efficaces, compte tenu des mesures prises par les Etats-Unis, partiellement suivies par l’Europe, pour conserver le leadership technologique sur la Chine dans les secteurs stratégiques et éviter les détournements à des fins militaires. La politique de la Chine consistant à essayer de contrôler l’ensemble de la chaine de production des technologies vertes, y compris les matières premières dont elle assure généralement plus de 50 % du raffinage, a des effets analogues. Il en est de même du retour en arrière vers le renforcement considérable de l’Etat dans le capitalisme chinois, imposé depuis 2013 par Xi Jinping.

Pour le moment il n’y a pas de risque de démondialisation. Sans préjudice de dérapage géopolitique plus grave que la situation actuelle en Ukraine et au Moyen Orient, on va plutôt vers le maintien d’une mondialisation sous contrôle, moins efficace à court terme que la mondialisation généralisée de la décennie 2000, mais plus efficace à long terme en intégrant les notions de sécurité énergétique, de sécurité alimentaire et la nécessité de pas se mettre dans les mains de la Chine pour les technologies stratégiques et certains biens essentiels. L’enquête anti-subvention de l’UE contre les véhicules électriques chinois procède de cette logique. Elle n’est pas un recul du libéralisme qui ne suppose pas l’acceptation des pratiques déloyales et prédatrices. Elle est conforme aux règles de l’OMC qui sera en mesure de se prononcer en cas de recours ainsi que sur les possibles rétorsions chinoises grâce à l’accord plurilatétal, initié par l’UE en 2019, remplaçant provisoirement l’organe d’appel et regroupant pour le moment 53 membres, dont la Chine, à l’exception notable des Etats-Unis et de l’Inde, les deux responsables de l’échec du Doha Round.

Don Diego de la Vega : Vous présupposez, en l'occurrence, que la mondialisation a eu besoin de la pensée libérale pour exister. Ou en tout cas d’un terreau psychologico-politico-philosophique favorable. Ce n’est pas nécessairement faux, mais c’est tout de même contestable : nous avons assisté, au cours de l’histoire, à des vagues de mondialisation depuis maintenant un siècle ou deux au moins. Elles ont toujours été portées par l’intérêt marchand, le matérialisme, les intérêts des uns et des autres. Probablement davantage que par la pensée libérale. Peut-être ce discours vise-t-il seulement à m’auto-rassurer, car il est vrai que la pensée libérale est aujourd’hui malmenée, oubliée, mise de côté. Il est vrai également que cela ne peut qu’entraîner un recul, ou au moins un net ralentissement, de la mondialisation.

Peut-être, pour commencer, faut-il définir ce dont on parle : la mondialisation, si on accepte cette appellation un peu générique, est un mélange de développement des échanges, notamment de biens, et de globalisation financière. C’est un phénomène qui s’accompagne d’interpénétration croissante des économies et des peuples. Définie de la sorte, on peut dire de la mondialisation qu’elle a eu un gros taux de croissance avant 2007-2008, puisqu’elle a connu une phase particulièrement favorable allant des années 1980 jusqu’à la crise financière de 2008. Cela fait maintenant 15 ans, peu ou prou, qu’elle a ralenti son rythme d’expansion. Il ne s’agit pas de dire qu’elle a reculé, mais bien que la progression s’est montrée considérablement moins rapide qu’auparavant. Il faut bien rappeler, en effet, que nous en sommes encore dans une phase de progression des échanges et qu’il n’y a pas non plus eu de recul financier majeur. La médiation se poursuit, lentement certes et parfois mal, mais nous ne faisons pas encore face à une période de démondialisation.

Il est indéniable, pourtant, que l’on voit aujourd’hui poindre un grand nombre de nuages. Il y a, clairement, de quoi nourrir un certain nombre d’inquiétudes. L’inquiétude principale, aujourd’hui, étant le racisme anti-chinois qui pousse de nombreuses nations occidentales à des tendances protectionnistes. Il faut appeler un chat un chat ! Il s’agit ici de rejeter en bloc des gens qui font, fondamentalement, le même produit que nous… à ceci près qu’il coûte moins cher à l’arrivée. Parce que les économistes libéraux ont bien fait leur travaille ces deux derniers siècles, il est devenu difficile aujourd’hui de se revendiquer du protectionnisme de façon trop évidente : c’est un mot particulièrement connoté, qui a d’ailleurs été rattaché aux années 30 dans l’imaginaire populaire et c’est même assez amusant puisque la crise des années 30 n’avait rien à voir avec. Il s’agissait, en vérité, d’une crise monétaire. 

Toujours est-il que, face à la difficulté de se revendiquer protectionniste, les ennemis du libre-échange ont été créatifs : ils ont développé un arsenal saugrenu et hétéroclite pour essayer d’obtenir le développement de pratiques protectionnistes qu’ils se refusent aujourd’hui à appeler comme telles. Ils naviguent sous faux pavillon, rejettent la faute sur le produit final, d’abord au motif que ceux-ci ne seraient pas assez sécurisés, parce que la qualité d’entretien ne serait pas assez élevée. Le lendemain, ils arguent (à raison, potentiellement) qu’ils ont été produits par des enfants… Finalement, ils pointeront du doigt le risque pour les données utilisateurs. Le fait est qu’ils trouveront toujours un prétexte pour bloquer le libre-échange. Ce qui s’avère le plus problématique, à mon sens, c’est que c’est une tendance qui émane pour partie des Etats-Unis, dont on pourrait attendre qu’ils n’y soient pas aussi sensible.

L’une des grandes victoires des protectionnistes de tous bords, c’est d’arriver à faire croire que ce sont les libéraux les naïfs. En vérité, s’il y a bien un sujet qui est contre-intuitif et qui demande de ne pas faire preuve de naïveté, ce sont les avantages comparatifs de Ricardo, et la supériorité d’un libre-échange qui serait à la fois universel, inconditionnel et équilatéral. Défendre le libre-échange, c’est faire preuve de tout sauf de naïveté ! Être protectionniste, en revanche, c’est penser que l’on peut impunément – sans conséquences pour nos propres consommateurs, donc – développer des barrières tarifaires ou réglementaires contre la Chine. C’est oublier que la Chine dispose de moyens de rétorsions puissants. Malheureusement, du fait de cette victoire médiatique – plutôt qu’intellectuelle, accordons nous bien – nous pourrions assister à l’avenir à l’avènement de politiques franchement protectionnistes.

Ce n’est pas l’avènement de la démondialisation, car personne n’arrive pour l’heure à développer une véritable politique d’autarcie ou même de reprise industrielle. C’est très compliqué de se passer, en l’occurrence, de nos partenaires chinois… et nous sommes doucement en train de le réaliser. Ostraciser la Chine est difficile et faire un pas de côté avec la mondialisation n’est pas profitable pour nos entreprises, pour nos consommateurs. Tant et si bien qu’il devient difficile à envisager. Et pourtant ! Le Covid nous en a donné un petit aperçu. Dès lors que la situation devient un peu sérieuse, les mesures protectionnistes sont vues pour ce qu’elles sont et ne peuvent plus tenir. 

Quelle serait, au juste, la réalité d’un monde où la mondialisation libérale prendrait fin ? A quelle conséquence s’attendre, en France notamment, mais aussi sur le reste de l’Europe et du monde ?

Jean-Luc Demarty : Une véritable démondialisation avec un recul des échanges commerciaux conduirait inévitablement à des récessions en chaîne sur le modèle des années 1930. Elle accroîtrait considérablement les risques de guerre pour le contrôle des matières premières et des technologies stratégiques.

La France, après 25 ans de désindustrialisation dont elle commence seulement à sortir, serait particulièrement mal placée, en tout cas sans son appartenance à l’UE qui lui permettrait de limiter les dégâts. Pour l’UE dont la prospérité dépend de son commerce qui représente 50 % de son PIB, l’effet récessif serait important. Il deviendrait très difficile de dégager les ressources pour financer le développement des technologies du futur et les investissements nécessaires à la transition énergétique et à la lutte contre le changement climatique. La Chine dont le commerce représente 40 % du PIB serait également sévèrement atteinte. Les Etats-Unis dont le commerce, en outre très déficitaire, ne représente que 27% du PIB, avec des ressources énergétiques abondantes et bon marché, seraient les mieux placés pour tirer leur épingle du jeu. Dans ce contexte l’élection de Trump serait une tragédie dans la mesure où il est probable qu’il ne respecterait plus aucune règle du commerce international, allant peut-être jusqu’à sortir de l’OMC, sans se préoccuper des conséquences pour le reste du monde et surtout pour l’Europe. Ce pourrait être le déclenchement d’une démondialisation incontrôlée à laquelle la réélection de Biden permettrait d’échapper.

Don Diego de la Vega : Un monde sans mondialisation libérale, c’est un monde profondément sordide. Nous n’aurions plus aucune perspective de gain de pouvoir d’achat et, en France, il faudrait s’en remettre à la RATP, la SNCF et EDF pour le bien-être matériel de tout ou partie des citadins. Autant dire que cela serait très complexe. Ce monde dont on parle, c’est un énorme recul pour nos libertés et tout particulièrement pour la première d’entre elles : la liberté de choix. Nous serions à la main et à la merci de tous attrapes nationaux ou régionaux, de tous les rentiers locaux qui s’engraisseraient en profitant du fait qu’ils n’ont plus à composer avec la concurrence. Pour bien prendre la mesure du problème, il faut imaginer une économie russe sans hydrocarbure.

Très concrètement, cela veut dire qu’il faut admettre l’idée que nous ne pourrions plus payer les services publics. Pour pouvoir les soutenir financièrement, il faut s’appuyer sur des rentrées fiscales, donc de la croissance. Nous ne pourrions que colmater les brèches en essayant de produire tant que faire se peut les éléments dont nous aurions besoin. Mais rapidement, l’Etat providence ne fonctionnerait plus et il faudrait alors le démanteler. C’est-à-dire dire démanteler l'hôpital, l’école… je ne suis pas sûr que ce soit un sacrifice auquel nous serions prêts. Certes, l’immobilier coûterait moins cher. Mais cela serait tout de même une véritable catastrophe dont l’essentiel de la population ne soupçonne pas l’ampleur réelle. Nous critiquons la Chine à longueur de journée tout en nous habillant de fibres chinoises ou en tapant sur des ordinateurs dont tout ou partie des composants ont été produits sur le sol chinois.

Il est dès lors urgent de faire preuve de pédagogie et de parvenir à retrouver une bonne place dans les échanges mondiaux, dans la mondialisation. Idéalement, il faut réussir à se positionner en amont mais aussi en aval, occuper des positions solides dans la conception des produits, dans la recherche et le développement ainsi que dans le financement de celle-ci. En aval aussi, c’est -à-dire au niveau du retail, à l’aide d’un rythme de consommation assez soutenu. Tout cela implique des choix politiques courageux ainsi qu’une politique planétaire plutôt accommodante et force est de constater que nous avons opté pour l’exact inverse. La France occupe une place centrale dans la mondialisation… c’est-à-dire la place du mort : une production bas-de-gamme, dans l’assemblage. Le pire étant qu’il s’agit visiblement d’une place que nous voulons occuper ! Alors même qu’elle n’offre aucun avantage comparatif. Mais peut-être s’agit-il de la position la plus confortable, la plus routinière… et à cet égard ce serait celle qui correspond le mieux à notre imaginaire politique. C’est très dommage. Il faut aussi reconnaître que ce positionnement résulte également du manque de capital humain de la France et d’une partie de l’Occident, qui sont placés face à des gens qui mettent leurs enfants à l’école, si je puis dire. Les Chinois ne sont pas plus bêtes que nous et certainement pas moins bien instruits : ils nous battent dans tous les tests PISA depuis des années maintenant. Quand les jeunes générations arriveront aux manettes, nous ferons peut-être face à des adversaires commerciaux encore plus redoutables que ceux d’aujourd’hui. D’autant qu’ils seront toujours plus nombreux que nous. Nous sommes engagés dans une course contre la montre et plutôt que de chercher à récupérer une place puissante, nous nous embarrassons de débats sur les droits de douanes qu’il faudrait ou non appliquer sur l’acier ou l’aluminium.

The Economist identifie trois facteurs de risque particulièrement prégnants : les changements de politique industrielle et fiscale dans le monde, les évolutions institutionnelles et l’émergence d’obstacles toujours plus conséquents au libre-échange. Comment en sommes-nous arrivés là ?  

Jean-Luc Demarty : L’article du dernier numéro de The Economist ne se penche pas assez sur les causes de la situation actuelle. En réalité le problème fondamental vient du gigantesque retour en arrière de la Chine vers un capitalisme d’Etat intégral depuis 2013 et l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir pour une durée indéterminée. La Chine a décidé de prendre le contrôle d’un maximum de technologies stratégiques à coup de subventions massives directes et indirectes, faciles à masquer, au moins en partie, dans un régime dictatorial. L’initiative des nouvelles routes de la soie, Belt and Road Initiative, lancée également en 2013 procède de la même logique, avec l’objectif du contrôle des infrastructures de transport vers l’Europe.

Dans ces conditions les Etats-Unis et l’Europe n’avaient pas d’autre choix que de réagir. Ils ont commencé à développer leur propre politique industrielle en faveur des technologies stratégiques. Ils ont également davantage filtré les investissements entrant et sortant de façon à éviter la prise de contrôle de leurs industries, de leurs technologies et de leurs infrastructures stratégiques par la Chine qui avait commencé à le faire très activement après la crise financière. Cette préoccupation est partagée par la plupart des grands pays émergents qui ont peur de la Chine, même s’ils ne le disent pas clairement. Les plus petits pays, même en Europe, peuvent être tentés de se faire « acheter » par la Chine.

Normalement les grandes institutions multilatérales, notamment l’OMC, devraient apporter des solutions. Malheureusement, lors de l’adhésion de la Chine à l’OMC, le mercantilisme de l’accès au marché chinois l’a emporté sur le renforcement des règles, en particulier concernant les subventions, qui auraient dû recevoir une priorité au moins équivalente. Les Etats-Unis, l’UE et le Japon ont fait l’erreur stratégique de privilégier leurs intérêts défensifs en matière de subventions. La France n’a pas été la dernière en la matière. Ce péché originel n'a jamais pu être corrigé. Les tentatives pour le faire ont été très tardives et infructueuses, au milieu de la décennie 2010.

Sur les modalités de la contre-offensive à l’égard de la Chine, les Etats-Unis et l’UE divergent. Les Etats-Unis ont fait le choix du subventionnement massif par l’IRA, probablement contraire aux règles existantes de l’OMC, dont ils ne craignent plus rien depuis le blocage de l’organe d’appel. L’UE privilégie l’instrument anti-dumping et anti-subvention, licite en termes d’OMC, mais plus difficile à manier et plus facile à contester.

En résumé on peut être libéral et, à la différence de The Economist, ne pas regretter la mondialisation mercantiliste qui a été incapable de discipliner le capitalisme d’Etat chinois.

Don Diego de la Vega : Ce qui nous a mené jusqu’ici, me semble-t-il, c’est l’approche insidieuse des tenants du protectionnisme, qui ont été contraints d’avancer avec fanion, de façon malhonnête intellectuellement. Ils n’ont pas pu faire autrement parce que le travail des économistes, tout du long du siècle dernier, a consisté à mettre à jour chacune des failles et des tares rhétoriques et pratiques de cette idéologie. Forcément, ils se sont donc réinventés et n’ont pas hésité à jouer sur toutes les peurs : sanitaire, espionnage, pour n’en citer que quelques-unes des plus récentes. La classe moyenne est particulièrement anxieuse et c’était donc une stratégie propice à un certain succès. Nous sommes inquiets à l’idée de voir arriver des robots capables de nous remplacer professionnellement, de ne pas pouvoir tenir tête économiquement à la Chine et nous nourrissons aussi des angoisses identitaires. C’est sur tout cela qu’ils ont décidé de bâtir le nouvel habillage d’une vieille idéologie : le protectionnisme. En plus de cela, ils ont réussi à faire passer les libéraux pour les naïfs et c’est comme cela qu’ils ont pu récupérer la main politique. C’est très visible aux Etats-Unis, cela le sera probablement aussi en France à la prochaine élection présidentielle.

Pis encore, peut-être ! Ils ont réussi à faire croire qu’il n’était d’autre option que le protectionnisme. Alors qu’il existe des solutions alternatives et beaucoup plus intéressantes économiquement. La première d’entre elles consisterait à dévaluer l’euro ou au moins à le déprécier. Tout porte à penser, en vérité, que les néo-protectionnistes et les élites au pouvoir bénéficient d’une sorte d’alliance objective pour ne pas en arriver là. Mais refuser les solutions monétaires, c’est aussi refuser toute réforme de fond.

La crainte qu’évoque The Economist n’est pas nouvelle. Cela fait des années que le magazine alerte sur le danger et sur l’illusion de certaines des causes, en apparence très nobles comme cela peut être le cas de l’écologie profonde et de la sauvegarde de la planète. Dans les faits, ce sont souvent des habillages pour le protectionnisme. Ni plus, ni moins.

Un certain nombre de figures politiques apparaissent attachés à la démondialisation, qu’ils perçoivent comme l’un des moyens de s’assurer une part des “industries du futur”. Qui faut-il blâmer, au juste ? A qui profite le crime ?

Jean-Luc Demarty : L’erreur fondamentale des politiciens étatistes et/ou protectionnistes est d’imaginer qu’une démondialisation brutale permettrait de développer les technologies du futur. Ce serait peut-être le cas aux Etats-Unis, mais avec des risques géopolitiques majeurs allant jusqu’à des guerres à haute intensité. Pour l’Europe qui serait fortement pénalisée par la démondialisation, le remède serait pire que le mal puisqu’elle serait encore plus démunie de moyens qu’aujourd’hui pour mener cette politique. 

Les fantasmes des politiciens protectionnistes, très nombreux en France, résultent d’abord de leur inculture économique abyssale et de leur aveuglement sur les causes réelles, endogènes comme les 35 h, de la dégradation de la compétitivité de l’économie d’un pays comme la France depuis 25 ans.

Don Diego de la Vega : A certains égards, je pense que l’on peut dire qu’il faut blâmer tout le monde. C’est la passivité des braves gens qui provoque aussi la dégradation de notre situation collective. Notons par ailleurs que, en France, il nous faut composer avec un système éducatif qui ne forme pas bien – voir pas du tout – aux questions économiques. L’enseignement des sciences économiques, en France tout particulièrement, n’est pas au niveau. C’est un vrai problème, dont je soupçonne qu’il relève du culturel. Qui, ici, saurait expliquer en quoi consiste les avantages comparatifs de Ricardo ? Allez poser la question au premier inconnu venu que vous aurez croisé au détour d’une avenue. Il y a fort à parier qu’il ne saura pas vous répondre. Pourtant, c’est une question proprement essentielle et qui devrait être accessible aux moindres lycéens.

Autre problème qu’il convient d’évoquer et qui concerne l’ensemble de notre société : nous faisons face à un cruel manque de conséquentialisme. J’entends par là qu’il n’y a pas de prise de responsabilité. D’aucuns peuvent tenir des propos ouvertement protectionnistes sans jamais envisager la conséquences de leurs actes. Ils n’auront pas à payer l’addition et sont persuadés que l’on peut s’attaquer à la Chine sans avoir à en payer le prix et ne voient donc jamais le surpoids que le consommateur doit, in fine, assumer. C’est bien pour cela qu’ils mettent du souverainisme partout où il n’en faut pas et jamais là où il en faut ! Sur la question de Maastricht, par exemple, la plupart d’entre eux ont voté en faveur du traité, et donc à l’encontre même de la notion de souveraineté politique. Pour autant, dès lors qu’il s’agit d’évoquer les échanges avec la Chine – même pour parler d’une simple barquette de savon ! – ils s’improvisent soudain souverainistes. C’en serait presque comique.

Comprenons-nous bien : le souverainisme a sa place et sa raison d’être. Il va de soi qu’il faut pouvoir produire nos armes, notre arsenal nucléaire, notre propre monnaie… mais cela ne doit pas s’étendre plus loin que certains domaines très spécifiques et très précis. Dès lors qu’il s’agit de produire de biens ordinaires, il faut s’accorder sur des règles, certes, mais pas avoir recours au protectionnisme. Si l’on veut “protéger” nos produits, il nous revient de produire mieux, d’être plus compétitif. Cela peut passer par la dévaluation de l’euro que nous évoquions, pas par le rejet des produits étrangers.

La responsabilité, nous l’avons dit, est collective. Il y a un vrai problème d’aveuglement, de nos élites notamment, et nous devrions avoir davantage recours à la pédagogie. Le clan mainstream – c’est-à-dire la macronie – est particulièrement responsable. J’aime beaucoup critiquer les communistes, c’est vrai, de même que le Rassemblement national. Mais il faut bien rappeler que ces dernières années – et depuis 40 ans – ce ne sont pas eux qui tiennent les manettes. Emmanuel Macron a toujours tenu à se présenter comme libéral mais dès que l’on gratte le vernis, la réalité se montre : il  est mercantiliste, protectionniste souvent. En bref, il vient du clan centriste. Dès 2017, nous avions des raisons de douter de son libéralisme. Ce n’est pour lui qu’un sujet de coquin, quelque chose pour faire du business. Ils n’ont, dans cette famille politique, aucune réelle conviction libérale. Ce ne sont que des affairistes, qui n’hésiteront jamais à faire un 180° degrés s’ils l’estiment nécessaire.

Qu’est-il encore possible de faire pour protéger la mondialisation libérale ? Peut-on faire davantage que simplement limiter la casse et inverser la tendance ?

Jean-Luc Demarty : Pour moi la seule solution est de défendre une mondialisation contrôlée en utilisant tous les moyens licites pour contrer les pratiques chinoises. A cet égard les procédures anti-dumping et anti-subvention prévues par les règles de l’OMC doivent être utilisées chaque fois que ce sera nécessaire et justifié. L’UE ne doit pas non plus hésiter à utiliser ses autres moyens unilatéraux existants : réciprocité sur les marchés publics, règlement sur les subventions aux investissements en Europe, filtrage des investissements, règlement enforcement pour mettre en œuvre les panels de l’OMC bloqués par un appel dans le vide, instrument anti-coercition, mécanisme d’ajustement carbone à la frontière.  On peut craindre que ce soit insuffisant face aux surcapacités structurelles chinoises dont Xi Jinping, au mépris de l’évidence, a nié l’existence à Paris la semaine dernière. Sur ce point il vaudrait la peine d’essayer de bâtir une alliance internationale pour faire pression sur la Chine, comme sur l’acier entre 2016 et 2018. Enfin il ne faudrait pas abandonner l’objectif du rétablissement de l’organe d’appel et du renforcement des règles de l’OMC sur les subventions même si les perspectives sont peu encourageantes même en cas de réélection de Biden.

Don Diego de la Vega : Malheureusement, c’est très compliqué. Le journaliste Jean-François Revel, dans les dernières années de sa vie, l’avait expliqué. Il soulignait alors, à l’approche des années 2000, que l’Amérique pouvait se targuer d’une croissance à 5% et d’un taux de chômage à 3%. En clair, on parlait alors d’une période extrêmement favorable économiquement. Et pourtant, soulignait-il, il y avait tout de même des groupes violents, qui n’hésitaient pas à parler d’Armageddon. Même dans un contexte favorable, faisant montre de tous les arguments pour être pro-mondialisation, il y aura toujours une partie de la population – et une partie des médias – pour qui l’idée ne passera pas.

Et pour cause ! Cela heurte un certain nombre d’intérêts. Les gains de la mondialisation, il faut le dire, ne sont pas bien montrés et sont dès lors rapidement oubliés. On vit avec au quotidien, ils sont tellement ancrés dans nos modes de vie qu’ils font désormais partie d’un décor qu’on ne voit plus. Paradoxalement, il est également vrai de dire qu’ils ne sont pas bien redistribués, ce qui donne l’impression à certains que la mondialisation n’est qu’un jeu de bourgeois et de puissants. Face à cela, il convient je crois de faire de la pédagogie. Revenons-en aux véritables enseignements de sciences économiques, c’est-à-dire à ceux de Ricardo et à sa théorie du libre-échange. Et organisons-nous pour que la mondialisation ne soit pas un sport de spectateurs. Il faut que les gains qu’elle engendre soit plus concrets, que l’on comprenne bien que, non, ce n’est pas Bernard Arnault qui en récupère tous les avantages.

A cet effet, je suis un fervent défenseur de la participation en tant que politique distributrice de droits de propriété. Elle ne doit pas simplement être étendue à quelques cadres supérieurs, comme c’est le cas aujourd’hui, mais elle doit toucher une bonne partie de la population française pour que celle-ci soit encouragée et comprenne qu’elle profite elle aussi des bénéfices de nos entreprises quand celles-ci font de très beaux chiffres.

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