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La France des peurs en série : de Valls à Germanwings en passant par le FN et les djihadistes, un emballement multiforme aux racines communes
©Pixabay

Peur sur la ville

Les différentes catastrophes qui ont frappé le pays depuis le début de l'année, de l'attentat contre Charlie Hebdo au crash de l'avion de Germanwings, alimentent les peurs collectives, ces craintes de "haut niveau" liées à notre refus de la fatalité.

Gérald Bronner

Gérald Bronner

Gérald Bronner est sociologue, spécialiste des questions relatives aux peurs collectives. Il est membre de l'Académie des technologies, et enseigne à l'université Paris 7.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont les plus récents sont : L'inquiétant principe de précaution (2010), La démocratie des crédules (2013) et La planète des hommes - réenchanter le risque (2014).

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Atlantico : Poussée du Front National, copilotes suicidaires, actes terroristes… Les sociétés occidentales ont peur d'à peu près tout. Comment expliquer ce climat qui confine parfois à la psychose ?

Gérald Bronner : Rappelons d’abord qu’il y a des peurs raisonnables (rires) !

Mais sur la surestimation des peurs, l’une des explications est la confusion entre la visibilité des évènements et leur représentativité. Certains évènements sont très visibles, mais aussi très improbables : c’est ce qui s’est passé pour Germanwings. Tout le monde sait bien que la façon la plus sûre de voyager est l’avion et la plus dangereuse la voiture. Mais la visibilité d’un accident d’avion est bien plus grande dans le traitement de l’information que les accidents de la route.

Cette question de la visibilité est aussi vraie pour certains faits comme la délinquance ou le terrorisme. D’ailleurs, le terrorisme compte là-dessus : en réalité, la probabilité de mourir à cause d’un acte terroriste est infinitésimale, par rapport à plein d’autres risques dont on parle quasiment jamais comme les maladies cardiovasculaires. Le but des terroristes est justement de s’assurer une grande visibilité et de faire croire aux populations que cette visibilité est représentative.

Ils peuvent pour cela compter sur les commentateurs et sur la dérégulation du marché de l’information que constitue Internet. Cette dérégulation aboutit à ce que j’appelle « la démagogie cognitive », c’est-à-dire le fait de savonner les pentes les moins honorables de l’esprit humain.

Notre cerveau va retenir plus facilement une information liée à un danger qu’une information anodine. Un site russe, récemment, a  annoncé qu’il ne donnerait le lendemain que de bonnes nouvelles. Son flux de visiteurs a été divisé par trois. Non pas que les gens ne voulaient plus lire ce site, c’est juste que ça ne les intéressait pas. C’est le vieux principe des « trains qui arrivent à l’heure ». Pour susciter l’attention du cerveau d’autrui, l’une des méthodes est d’attiser ses peurs, volontairement ou involontairement.

L'illusion que la modernité nous permettait de vivre en toute sécurité nous a-t-elle conduit à oublier les vertus du fatalisme ?

Certainement. Ce que je viens de vous dire est valable pour toutes les sociétés, mais cet aspect que vous soulevez est plus spécifique aux sociétés occidentales. C’est en quelque sorte le degré d’exigence que nous avons envers nos systèmes politiques et nos systèmes de protection. Le cerveau humain a une appétence pour le risque zéro et nous sommes prêt à payer des sommes folles pour essayer de l’atteindre. Quelquefois, cette volonté est totalement déraisonnable d’un point de vue économie et même d’un point de vue sanitaire. Vouloir trop de précautions dans certains cas est tout à fait nuisible à la santé publique. Par exemple, vouloir éradiquer les « dangers » des vaccins peut conduire à une baisse de la couverture vaccinale, et donc des morts.

Il y a, surtout en France, une demande de protection maximale de l’Etat. Comme il ne peut être que défaillant dans certains cas – dans des cas de chutes de neige énormes, des inondations -  on se retourne contre nos leaders.

La  démocratie favorise la peur ?

La démocratie favorise la frustration. Les sociétés démocratiques sont probablement celles où l’on trouve le plus d’individus qui estiment que la vie ne leur a pas donné ce dont ils avaient droit. A partir du moment où vous êtes dans un système politique qui dérégule le désir des individus, chacun imagine qu’il peut franchir un certain nombre de barrières professionnelles, que votre naissance ne conditionne pas votre avenir, etc. Cette frustration peut se transformer en ce que le sociologue Guillaume Erner appelle « la société des victimes ». L’identité de victime est aujourd’hui très revendiquée. On veut être victime de quelque chose. Et on veut d’autant plus l’être qu’on estime que la vie ne nous a pas donné tout à quoi on avait droit. Cela est lié à ces questions de perception du risque.

Notre société semble avoir aussi peur de son présent que de son avenir et même de son passé. Dans quelle mesure l'absence de projet commun, c’est-à-dire de cohérence, constitue-t-elle un terreau favorable à l'angoisse généralisée ?

Pour bien se projeter dans l’avenir, il faut avoir une forme de satisfaction, car tout cela est de la narration. Je pense que la crise que nous traversons est surtout liée à un déficit de narration concernant un avenir collectif. Les seules histoires qui sont narrées concernant notre avenir sont de type apocalyptique. Au 19e siècle ou au début du 20e siècle, on se représentait l’an 2000 avec des images extrêmement optimistes. Aujourd’hui, il n’y a pas besoin d’aller chercher des philosophes écologistes, les fictions populaires qui nous parlent de l’avenir expriment souvent une détestation de l’arborescence technologique : la nature va se venger de l’homme ou la technologie se retourne contre l’homme. Les films de zombies ne racontent pas autre chose : généralement, il s’agit d’un virus qui aurait échappé à l’homme et provoque l’apocalypse. Mais pas un apocalypse au sens religieux, c’est-à-dire un renouveau qui va revitaliser la vie des hommes.

On ne voit pas à l’horizon de projet optimiste, volontariste, parce que la plupart des récits de l’avenir  à notre disposition sont des récits de détestation de nous-même. Ce qui est vomi dans ces fictions, ou dans certaines théories comme la décroissance, c’est en fait le mode de vie occidental. C’est nous-même. Et ceci est une caractéristique des sociétés développées, alors que certains indices devraient nous faire penser que nous vivons dans le meilleur des mondes que l’Humanité ait connus, aussi bien en termes d’espérance de vie que d’accès aux loisirs, à l’information, à l’éducation, etc. On est des enfants gâtés.

Les cas de violence totalement gratuite se répandent (ex : gang des barbares, ados criminels…) sur le sol français, mais aussi au Moyen-Orient, où des exécutions atroces sont mises en scène. L'absence de "décence" et de logique, là où à une époque la loi du talion s'appliquait selon un certain code d'honneur, attise-t-elle également notre peur ?

 Il est normal qu’on soit effrayés d’actes violents qui paraissent gratuits. Mais cela ne date pas d’aujourd’hui : le film Orange mécanique, qui ne date pas des années 2000, était lui-même inspiré d’un roman (d’Anthony Burgess, publié en 1962) qui s’inspirait de faits divers. La pure violence gratuite est ce qu’il y a de plus effrayant, car on sait qu’on ne peut pas négocier avec elle.

Concernant la violence terroriste, les choses immondes qui nous sont montrées, c’est aussi une conséquence de la dérégulation du marché. Ceux qui commettent ces actes barbares jouissent aujourd’hui d’une visibilité à laquelle ils n’avaient pas accès auparavant. Auparavant, une décapitation ne serait pas passée dans les médias, tout simplement. Et on n’avait pas Internet pour qu’elle devienne virale.

Et intuitivement, je pense qu’il faut être très prudent sur la visibilité. Il existait très probablement des tueurs en série au 19e siècle. Simplement, ce phénomène social n’étant pas identifié à l’époque, vous avez l’impression qu’il y en avait bien plus dans les années 1990, où ils étaient dans beaucoup de films.

Le fait que chacun possède dans sa poche une capacité à filmer les faits de la rue permet de verser au marché collectif des choses que nous n’aurions pas vues avant – vous pouvez aujourd’hui voir très facilement des scènes de bagarres et de lynchage sur Internet, alors que ce n’était pas le cas avant. Il peut aussi y avoir des conduites, des challenges entre adolescents où, par exemple, on agresse quelqu’un dans la rue en essayant de l’assommer en un coup de poing. Ca, évidemment, c’est la conséquence de la possibilité de se filmer. C’est un moyen de chercher l’attention d’autrui de la plus mauvaise des façons. Mais les jeunes commencent à se rendre compte qu’au-delà de la visibilité, il y a des conséquences judiciaires.

Faut-il se résigner à cette peur collective ?

Elle perdurera si ne se développe pas une forme de militance. La dictature de la crédulité sur Internet profite de l’apathie des gens de raison. Il est urgent de penser des formes de militance, des gens qui auront décidé de passer quelques temps sur les réseaux pour essayer de faire raison garder à nos concitoyens, en se spécialisant sur certains thèmes (les vaccins, l’immigration, la délinquance, etc.). Sinon, l’expression des gens les plus motivés, c’est-à-dire les plus radicaux, gagnera. Vous savez bien qu’à 10 ou 15, il est possible de pourrir un forum, de donner une visibilité à un point de vue qui n’est pas représentatif. Nul donc d'ailleurs que certaines phrases de cette interview feront réagir dans les commentaires... On verra.

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