L’UE est-elle en train de perdre lentement mais sûrement son match face aux géants de la Tech ? C’est en tous cas ce que suggère la Cour des Comptes européenne<!-- --> | Atlantico.fr
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Margrethe Vestager commission européenne antitrust amazon gafam
Margrethe Vestager commission européenne antitrust amazon gafam
©OLIVIER HOSLET / POOL / AFP

Poids des GAFAM

Selon un nouveau rapport, la Cour des comptes européenne estime que l’arsenal de la Commission ne permet pas d'empêcher les géants du numérique d’écraser leurs concurrents. L’Europe, trop lente à réagir, a-t-elle déjà perdu sa course contre les GAFAM ?

Frédéric Marty

Frédéric Marty

Frédéric Marty est chercheur affilié au Département Innovation et concurrence de l'OFCE. Il également est membre du Groupe de Recherche en Droit, Economie et Gestion (GREDEG) de l'Université de Nice-Sophia Antipolis et du CNRS.

 

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Atlantico.fr : Dans un rapport publié jeudi, la Cour des comptes européenne estime que l’arsenal de la Commission, gardienne de la concurrence au sein de l’UE, est encore trop faible pour empêcher les géants de la tech d’écraser leurs concurrents. Les enquêtes antitrust sont souvent trop longues et l'application ne se produit qu'après que les GAFA ont anéanti la concurrence. L’Europe, trop lente à réagir, a-t-elle perdu sa course contre les GAFAM ? 

Frédéric Marty : Le rapport produit par la Cour des Comptes européennes est d’autant plus intéressant qu’il ne se borne pas à évaluer ex-post la performance « administrative » de la DG Concurrence. De façon exemplaire, il tire de son analyse des pistes d’évolution de la mise en œuvre des règles de concurrence et même, dans le contexte très particulier de l’attente des propositions de la Commission sur les Digital Service Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA) pour début décembre, des propositions d’évolution des règles applicables.

De façon très générale tout d’abord, le rapport porte sur l’application des règles de concurrence par la Commission (et par le réseau européen de concurrence) qu’il s’agisse de la sanction des pratiques anticoncurrentielles (cartels et abus de position dominante) ou du contrôle des concentrations. Il s’agit dans le premier cas de sanctionner des comportements de marché qui contrecarrent une concurrence libre et non faussée et dans le second de prévenir des restructurations d’entreprises au travers de fusions ou d’acquisitions. Seul l’encadrement des aides publiques n’est pas considéré dans le rapport.

L’évaluation de l’efficacité de la mise en œuvre des règles de concurrence, réalisée par les auditeurs européens, dépasse naturellement le seul périmètre des industries numériques. Pour autant, cette dimension est centrale dans le rapport. A ce titre, il apporte un retour d’expérience particulièrement intéressant dans le cadre des débats sur l’application des règles de concurrence dans ce secteur et sur les évolutions souhaitables.

Une première dimension est celle de l’opposition entre l’ex-post et l’ex-ante. En matière de concurrence, le contrôle des concentrations vise à prévenir les atteintes à une structure de concurrence effective. Il agit donc ex-ante à l’inverse de la sanction des pratiques anticoncurrentielles qui elle n’intervient logiquement qu’ex-post. L’accélération des pulsations économiques avec l’avènement du numérique met à mal cet équilibre.

L’application de sanctions ex-post peut apparaître insuffisante pour dissuader la commission de pratiques anticoncurrentielles et pour réparer les dommages qui en ont découlé. Quelles sont les sanctions que la Commission a dans son arsenal ? Il s’agit d’amendes et d’injonctions comportementales. Les premières ont une visée dissuasive. Les secondes peuvent interdire à l’entreprise sanctionnée de mettre en œuvre certaines pratiques dans le futur ou au contraire l’obliger d’une façon favorable au développement de la concurrence… et défavorable à ses propres intérêts.

L’un des paradoxes soulevés par le rapport de la Cour des comptes européenne est que ces instruments peuvent aujourd’hui apparaître comme insuffisants.

Commençons par les sanctions. Le rapport montre qu’elles croissent régulièrement et s’établissent à des niveaux records. Qui plus est, elles portent de moins en moins (en termes relatifs) sur des affaires d’ententes anticoncurrentielles (quand des concurrents s’arrangent entre eux pour ne plus se faire concurrence) et de plus en plus sur des pratiques unilatérales, c’est-à-dire des stratégies par lesquelles une entreprise dominante abuse de sa position pour évincer ses concurrents du marché et confisquer les gains d’efficience qui devraient revenir au consommateur. Les affaires dans le numérique correspondent à ce portrait-robot : une plateforme dominante abuse de sa position et se voit lourdement sanctionnée financièrement.

Les trois décisions Google (Shopping en 2017, Android en 2018 et AdSense en 2019) correspondent à ce schéma. Les sanctions cumulées sur ces trois affaires sont de 8 milliards d’euros … sachant que la somme totale des sanctions prononcées par la Commission entre 2010 et 2019 a été de 28,5 milliards d’euros.  De telles sanctions devraient être dissuasives… et faire peser un très net désavantage à la firme concernée dans la concurrence future. Les auditeurs européens montrent que cette intuition n’est peut-être pas vérifiée dans la pratique. Plusieurs éléments sont à prendre en considération.

Premièrement, les amendes sont plafonnées à 10% du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise concernée. Cela représente des montants inouïs quand on considère les chiffres d’affaires de certaines grandes entreprises, notamment les GAFAM. La Commission européenne est d’ailleurs l’autorité en charge de l’application des règles de concurrence qui applique les amendes les plus élevées au monde. Pour autant, il serait possible de mettre en balance de montant maximal avec les gains qui pourraient résulter de la prise de contrôle d’une position de quasi-monopole qui de surcroît serait très difficile à être remise en cause.

C’est particulièrement important dans des marchés numériques dans lesquels le gagnant rafle tout (winner takes all) et où la seule concurrence possible est la concurrence pour le marché (c’est-à-dire pour la position dominante). Une fois celle-ci acquise, l’entreprise (ultra) dominante peut verrouiller sa position. De surcroît ses attributs de verrou d’accès à l’écosystème (gatekeeper) et sa capacité à réguler ce dernier (structuring power) compromettent même la possibilité d’une concurrence dans le marché, c’est-à-dire une concurrence libre et non faussée au sein de l’écosystème. L’ampleur du dommage concurrentiel potentiel est alors à mettre en regard avec le montant de la sanction encourue. Rappelons que celle-ci n’intervient qu’ex-post …et au terme d’une procédure longue de plusieurs années : elle doit être très élevée pour être dissuasive. Ceci conduit d’ailleurs certains Etats membres de l’Union européenne de relever ces seuils dans leurs législations nationales : le rapport cite le cas des Pays-Bas pour lesquels ce seuil a été relevé dès 2014 à 40%.

Deuxièmement, les 10% n’indiquent que le plafond de la sanction encourue…or l’audit de la Cour des comptes européenne montre que dans les affaires étudiées le montant s’élevait dans les deux-tiers des décisions à moins de 0,99% du chiffre d’affaires…

Troisièmement, les sanctions concurrentielles ne portent que sur un pourcentage du chiffre d’affaires et non pas sur le profit indûment réalisé. Plus le crime est payant en termes de rentabilité, plus il risque d’être tentant. Pour reprendre une expression anglaise, il n’y a pas de dégorgement des profits. La sanction pécuniaire est plus lourde pour une entreprise à fort chiffre d’affaires mais à faible marge que pour une entreprise dont les marges sont très élevées mais le chiffre d’affaire plus faible.

Quatrièmement, l’amende n’est à payer que si la pratique anticoncurrentielle est qualifiée comme telle. Cela a deux dimensions. La première est celle d’un pas vu pas pris. La seconde est celle de réussir à établir une théorie du dommage solide dans le cadre de la procédure concurrentielle. Il appartient à la Commission d’apporter la preuve d’un dommage (même potentiel) au bien-être du consommateur, à sa liberté de choix, à l’innovation, au processus de concurrence etc… Autant de critères difficiles à établir pour les pratiques des grands acteurs du numérique qui peuvent apporter en même temps des avantages conséquents aux consommateurs mais causer des dommages peut-être irréversibles à la concurrence.

Caractériser une pratique comme anticoncurrentielle dans le domaine des activités numériques est très difficile comme le relève le rapport de la Cour des comptes européenne et demande des ressources que la Commission ne peut que difficilement mobiliser. La possibilité d’échapper à la sanction financière ne peut donc être exclu. Or, la théorie de la sanction optimale construite dans les années 1960 par Gary Becker, futur prix nobel d’économie, indiquait qu’il fallait au moins que l’espérance mathématique de sanction (son montant fois la probabilité qu’elle soit appliquée) soit au moins égale au bénéfice lié à l’infraction. Donc plus la probabilité de détection est faible, plus il faut que la sanction encourue soit élevée… or, dans le numérique la probabilité de sanctionner un abus de position dominante est faible…

Ceci peut donc contribuer à éroder l’effet dissuasif de l’amende imposée ex-post. De plus, elle ne créé pas par elle-même les conditions qui vont à nouveau permettre un nouveau développement d’une concurrence à égalité des armes.

Le second outil à disposition de la Commission, les injonctions comportementales, le permet-il pour autant ? A nouveau, le rapport de la Cour des comptes européenne s’avère pessimiste sur ce point. Quand un marché a basculé vers une situation d’ultra-dominance, celle-ci peut s’avérer irréversible. La procédure lancée il y a une dizaine de jours par la DG Concurrence contre Amazon montre bien quels peuvent être les avantages d’une plateforme dominante vis-à-vis des autres acteurs du marché et la difficulté potentielle qu’il peut y avoir à contraindre son comportement dès lors qu’elle devient un point d’accès irremplaçable au marché.

En d’autres termes, les outils traditionnels ne peuvent pas remettre les pendules à l’heure, c’est-à-dire rétablir la situation de la concurrence dans les conditions qui auraient été celles qui auraient prévalu en l’absence d’un comportement abusif. Ensuite, les remèdes concurrentiels à eux seuls peuvent être insuffisants à rétablir les conditions d’une concurrence non faussée. C’est tout l’argument que mettent en exergue les concurrents de Google qui considèrent que les injonctions prononcées à l’issue de la décision Google Shopping n’ont pas conduit à leur permettre de concurrence Google sur un pied d’égalité, reviennent à accroître ses marges (via le mécanisme d’enchères pour apparaître aux internautes) ou encore ne garantissent pas suffisamment contre d’éventuelles manipulations de l’algorithme. Le fait que ces allégations soient des plus difficiles à vérifier témoigne de troisièmement choses. Premièrement, il est difficile de rétablir la concurrence ex-post ; deuxièmement, il vaut mieux éviter ex-ante un dommage à la concurrence qui peut produire des effets irréversibles ; troisièmement, prévoir ex-ante les effets des remèdes est au moins aussi difficile que de qualifier ex-post une pratique comme anticoncurrentielle.

Comme il ne s’agit pas de sanctionner la dominance en elle-même, l’idée est de faire jouer les règles de concurrence non plus seulement ex-post mais aussi ex-ante. Cette idée qui est centrale dans les propositions européennes actuellement en cours de discussion est également très présente dans l’évaluation faite par la Cour des comptes européenne.  Celle-ci défend en effet un ensemble de propositions permettant sinon de prévenir le dommage à la concurrence, du moins d’intervenir le plus tôt possible de façon à ce qu’il ne soit pas irréversible. Il s’agit donc de renforcer l’arsenal à disposition de la Commission.

Une première piste est d’utiliser, comme le font les autorités nationales de concurrence, l’arme des mesures provisoires (appelées mesures conservatoires en droit français). Alors qu’elles sont à sa disposition depuis 2003, la Commission ne les a utilisées qu’une fois…et ce en octobre 2019. Elles permettent en cas de danger immédiat pour la concurrence d’ordonner de mettre fin à une pratique de marché donné avant qu’elle ne fasse des dommages irréversibles et ce avant tout jugement sur le fond. Il s’agit donc de répondre à une des limites de l’activation des règles de concurrence : la durée des procédures. L’injonction peut conduire à mettre fin à une pratique qui de toute façon n’a plus lieu d’être… dans la mesure où les résultats recherchés sont atteints depuis longtemps. Cependant, ces mesures présentent un risque certain pour le consommateur et pour le processus de concurrence dans son ensemble. Elles sont par définition prises dans une situation d’incertitude.  Elles peuvent donc neutraliser des pratiques qui bénéficient au consommateur … pour le seul profit de concurrents moins efficaces et moins innovants qui trouveraient dans les actions antitrust une protection contre la concurrence. Elles peuvent indûment pénaliser une entreprise qui ne marginalisait ses concurrents que sur la base de ses mérites.

Une seconde voie particulièrement intéressante sur laquelle insiste le rapport de la Cour des comptes européenne est celle des auto-saisines de la Commission qui reposent sur des investigations décidées par elle-même, notamment au travers de l’outil des enquêtes sectorielles, dont elle ne fait qu’un usage trop parcimonieux. Celles-ci permettent en effet d’analyser un secteur d’activité dans son ensemble et donc d’agir de façon proactive après avoir identifié des risques pour la concurrence. Cela permet de mettre un terme à certaines pratiques ou d’imposer quelques obligations très en amont. Ce qui conduit à ne pas faire face à une situation dans laquelle les entreprises potentiellement victimes d’abus de position dominante ne soient pas déjà sorties du marché ou irrémédiablement affaiblies quand une décision sera rendue.

Or, comme le montre le rapport, la Commission n’utilise pas suffisamment cet outil. Ce n’est pas par méconnaissance de ses apports potentiels mais du fait de la limitation de ses moyens et de leur polarisation croissante sur le contrôle des concentrations (les notifications ont augmenté de 40% en dix ans). Dans la mesure où ce dernier vise à protéger la nature concurrentielle du marché, ce n’est pas le moindre paradoxe.

Selon le rapport, l'UE examine généralement les problèmes de concurrence à travers le prisme des parts de marché des entreprises, des prix des biens ou des services et des marges bénéficiaires. Ces critères ne sont-ils pas dépassés, alors qu’Amazon est à la fois le marché et le vendeur de services ? 

C’est la clé du paradoxe décrit supra. La Commission est tenue d’examiner tous les projets de concentration qui lui sont notifiés. Cela la conduit, du fait de la limitation de ses moyens d’investigation, à y consacrer des moyens qu’elle pourrait sinon redéployer vers la détection des abus de positions dominantes. Comme elle jouit d’un certain degré de discrétion pour engager des actions sur la base du contrôle des pratiques de marché, elle traite certains faits potentiels comme non prioritaires et a de trop faibles moyens pour s’auto-saisir ou s’engager dans des enquêtes sectorielles. Ces enquêtes, qui ont été introduites en droit européen par l’article 17 du règlement n°1/2003, sont particulièrement précieuses pour comprendre le fonctionnement d’un marché et de répondre le plus en amont possible aux risques concurrentiels.

Dans le secteur numérique, le Règlement Platform to Business de juin 2019 et même l’affaire Amazon tirent leurs racines d’une enquête lancée en 2015 sur le commerce électronique. Or celle-ci a exigé une équipe d'environ 15 équivalents temps plein sur une période de 18 à 24 mois. De telles enquêtes sont donc coûteuses en effectifs. Comme l’indique la Cour, au 31 décembre 2018, la DG Concurrence employait 77 agents dans ses unités Cartels, 171 dans ses unités opérationnelles Antitrust (hors cartels, c’est-à-dire abus de position dominante) et 117 dans ses unités opérationnelles Concentrations. C’est en grande partie du fait de ses limitations, que les enquêtes sectorielles ont été rares : les services financiers en 2005, l’énergie entre 2005 et 2007, la pharmacie en 2008… et le commerce électronique en 2015.

Or, pour la Cour des comptes européenne c’est la capacité d’agir de sa propre initiative qui fait l’efficacité de la politique de concurrence : « Par conséquent, pour être pleinement efficace, une autorité de concurrence ne devrait pas seulement réagir aux plaintes qui lui sont soumises, mais aussi encourager la notification des cas et être capable de détecter, de sa propre initiative, des affaires d'entente et d'abus de position dominante ».

Le point est très important non seulement pour les abus de position dominante qui concentrent les préoccupations de concurrence autour des GAFAM mais également en matière d’ententes à un moment où on craint de plus en plus des ententes basées sur le jeu des algorithmes… voire initiées par des algorithmes de prix reposant sur des techniques d’apprentissage machine. Détecter ces atteintes au marché suppose d’accéder à de vastes ressources en termes de données et des capacités techniques de les traiter régulièrement.

La Cour des comptes européenne souhaiterait donc que la Commission utilise de plus en plus la procédure simplifiée en matière de contrôle des concentrations, introduite en 2013, pour dégager des moyens pour les enquêtes sectorielles…

Le contrôle des concentrations a cependant des vertus préventives. On peut considérer qu’en empêchant des firmes d’acquérir une position de force par des fusions-acquisitions, on évite des situations où la concurrence peut de moins en moins jouer et qu’on ne pourra d’ailleurs traiter ex-post par la sanction des abus de position dominante comme nous l’avons vu supra. Le problème est que dans le contrôle des concentrations, la mauvaise monnaie chasse parfois la bonne. La Commission doit consacrer de forts moyens (dans des délais légalement contraints) pour traiter des opérations qu’elle acceptera dans plus de neuf cas sur dix. Même quand des problèmes concurrentiels apparaissent ex-post, c’est quelques années plus tard et au moment de la décision l’asymétrie d’information entre la Commission et les entreprises est si forte qu’elle ne peut raisonnablement identifier et évaluer les risques.

Qui plus est, le contrôle des concentrations est déclenché par des seuils quantitatifs de chiffre d’affaires. De plus en plus dans le numérique, les grandes firmes acquièrent des petites entreprises innovantes dont les chiffres d’affaires sont souvent très faibles et sont parfois inexistants dans la mesure où elles n’ont pas encore accédé au marché ! Dans ce cas-là, les acquisitions portent sur des concurrents naissants (ou potentiels). Les risques pour la concurrence sont réels. Peut-être qu’il y a parmi ces sociétés des disrupteurs potentiels, des firmes qui pourraient être les GAFAM des prochaines décennies ? Nous avons de fortes chances de ne jamais le savoir dans la mesure où ces entreprises rachètent maintes start-ups.

Cela leur permet peut-être d’étendre le pouvoir de marché à d’autres secteurs ou de consolider leur cœur de métier (réseau social pour un, moteur de recherche pour un autre, place de marché pour encore un autre…) ? Il serait pour autant possible de dire que cela leur permet d’amener des innovations jusqu’au marché et d’en faire bénéficier les consommateurs et de participer à l’incitation de créer des start-ups. Si accéder au marché est un processus excessivement long et aléatoire, être racheté par une grande entreprise de la Tech est une perspective plus raisonnable !

Que faudrait-il faire ? A priori, le contrôle des concentrations repose sur la mise en balance des gains potentiels pour le consommateur et des coûts liés à l’affaiblissement de la concurrence. Il peut donner lieu à des mesures correctives qui peuvent permettre de préserver une certaine concurrence. Il n’est que très rarement utilisé dans le domaine de la Tech… du fait de la faible part de marché des entreprises acquises. Ainsi, la Commission s’épuise à contrôler des opérations dont les enjeux ne sont pas déterminants et ne peut se saisir d’opérations potentiellement cruciales… parce qu’elles passent sous les seuils quantitatifs !

C’est dans cette logique que certains Etats membres se dotent de règles de contrôle des concentrations basées sur la valeur de la transaction (l’Allemagne et l’Autriche en l’occurrence) ou sur des critères plus larges.

Cette inadaptation de certains critères quantitatifs ne concerne pas que le contrôle des concentrations. Des enjeux comparables se retrouvent celui de la répression des pratiques anticoncurrentielles. L’action des autorités de concurrence se fonde sur un triptyque qui convenait bien à une économie traditionnelle : d’abord la définition d’un marché pertinent, ensuite l’évaluation de la position dominante sur ce dernier et enfin la caractérisation d’un abus en mettent en regard un dommage à la concurrence avec d’éventuels gains d’efficience qui pourraient le contrebalancer. La structuration d’un nombre croissant d’entreprises en plateformes sinon en écosystèmes réduit la portée de ces indicateurs. Des plateformes qui sont les pivots d’écosystèmes ne sont peut-être dominantes sur un marché pertinent donné mais exercent un contrôle d’accès des tiers dans leur écosystème et ont pouvoir de régulation sur celui-ci en pesant sur les politiques de prix, d’investissements etc… des firmes qui y participent.

Les règles qui définissent les marchés pertinents ont été établies en 1997. Ils sont basés sur des critères géographiques ou sur des critères de substituabilités des produits. Ils peuvent apparaître obsolètes. C’est bien pour cela que la Commission s’est engagée en décembre 2019 dans un projet de révision de ces règles. Ce ne sont pas les seules qui sont à revoir dans le cadre du développement des plateformes numériques. Par exemple, les abus d’exploitation sont classiquement caractérisés par la capacité de l’entreprise dominante à élever unilatéralement, durablement et profitablement ses prix au-delà du niveau concurrentiel. Comment transposer cette règle dans des marchés de prix zéro ? En réalité l’abus peut s’exercer sur un autre versant du marché (en matière d’extraction de données par exemple) ou vis-à-vis d’une entreprise dépendante. En outre, si les pratiques des GAFAM ont éventuellement induits des dommages au consommateurs, il s’agit de faire une balance avec les gains… ou d’élargir les notions de dommage concurrentiel (dommage au processus de concurrence, dommage à l’innovation, dommage aux partenaires commerciaux…).

Il s’agit donc de se doter de nouveaux critères… et de ses ressources pour caractériser les possibles dommages à la concurrence. Vérifier si une plateforme manipule ses algorithmes au détriment de ses concurrents sur un marché aval, de ses partenaires commerciaux ou de ses clients suppose d’investir des moyens techniques, humains et financiers considérables pour comprendre son fonctionnement et suivre au jour le jour ses pratiques. Cela ne peut se faire seulement au travers de procédures ex-post mais suppose une surveillance qui elle aussi appelle à utiliser les ressources de l’intelligence artificielle pour détecter d’éventuelles dynamiques « anormales ». Cela comme le note rapport de la Cour des comptes européenne suppose de compléter l’activation des ressources de l’antitrust par des règles posées ex-ante et par des outils de suivi se rapprochant de ceux d’une régulation sectorielle.

La nouvelle loi sur les services numériques (Digital Services Act), qui sera présentée le 9 décembre, peut-elle changer la donne ?

Il est difficile d’anticiper ce qu’annoncera la Commission dans les prochaines semaines. Cependant, semblerait qu’elle s’oriente vers des obligations spécifiques pesant sur les opérateurs qui sont à la fois des verrous d’accès (gatekeepers) et des régulateurs de leur écoystèmes. Ces obligations pourraient prendre la forme d’exigences particulières visant à garantir l’égalité de traitement (ne pas avantager indûment un opérateur au détriment d’un autre), la transparence des choix, la portabilité des données d’un écosystème à l’autre et leur interopérabilité. Les mesures pourraient également aller vers un contrôle des concentrations renforcé et des mesures de type partage des données visant à réduire l’avantage algorithmique qui procède de la maîtrise de données conjuguant les 4V (volume, vitesse, variété et véracité).

L’une des évolutions les plus marquantes pourrait être la reprise, après le Brexit, d’un instrument qui avait été introduit par les britanniques en 2002 : les investigations de marché. Celles-ci permettent d’engager des enquêtes approfondies sur le fonctionnement d’un marché et de négocier avec les parties intéressées des remèdes permettant de rétablir un fonctionnement concurrentiel, au travers de mesures comportementales voire structurelles. Il s’agit d’un outil « pro-actif » mais également « participatif » qui pourrait permettre de répondre à des situations de défaillance structurelle de la concurrence.

Sans aller jusqu’à ce point, les recommandations de la Cour européenne des comptes s’inscrivent dans une même logique de déploiement de l’action des autorités de concurrence sur le temps long et plus simplement à une intervention ex-post. Comme elle indique dans son rapport « en dehors du contrôle des concentrations, la Commission ne dispose actuellement d'aucun outil qui lui permettrait d'intervenir en amont, c'est-à-dire avant l'apparition d'un problème de concurrence ».

Il ne s’agit pas de mettre en cause la dominance elle-même (voir les arguments en faveur du démantèlement des GAFAM) ou de substituer une régulation tatillonne, intrusive et sans doute rigide aux règles de concurrence, mais au contrairement de jouer sur toute la gamme des interventions possibles entre obligations et interdictions définies ex-ante (les do and don’t), surveillance (collecte et traitement des données) en continu, actions précoces pour prévenir des dommages possiblement irréversibles et enfin activation si besoin est des règles de concurrence traditionnelles, lesquelles sont indispensables à la dissuasion. La réglementation ex-ante, la mise en place de dispositifs de supervision et le développement d’enquêtes sectorielles sont des dispositifs complémentaires à l’activation des sanctions concurrentielles.

Les finalités mêmes de la mise en œuvre des règles de concurrence peuvent être appelées à évoluer. De façon très significative, le rapport de la Cour des comptes européenne utilise de façon systématique le critère du bien-être du consommateur. Il regrette même que la Commission ne se soit pas dotée des outils permettant d’apprécier l’effet de ses décisions sur ce dernier. Peut-être que ce critère n’est plus à lui seul capable de saisir les différents objectifs que peut porter la mise en œuvre des politiques de concurrence. Le 29 septembre dernier Philip Marsden et Rupprecht Pozdun publièrent un rapport sur la politique de concurrence dans le numérique. Ce dernier, Restoring Balance to Digital Competition – Sensible Rules, Effective Enforcement, publié par le Konrad Adenauer Stiftung, insistait sur trois finalités qui sont de nature quasi-constitutionnelle dans notre droit de l’Union : la liberté d’accès au marché, l’équité et la loyauté dans l’action des intermédiaires essentiels (nos gatekeepers) et enfin la souveraineté économique des agents sur le marché (c’est-à-dire la capacité à décider librement sans être soumis au pouvoir de régulation d’un écosystème).

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