Inflation : l’alimentation, le deuxième poste de dépense après le logement pour les Français<!-- --> | Atlantico.fr
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Dimitri Pavlenko publie « Combien ça va nous coûter ? Comprendre la crise du pouvoir d’achat » aux éditions Plon.
Dimitri Pavlenko publie « Combien ça va nous coûter ? Comprendre la crise du pouvoir d’achat » aux éditions Plon.
©JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

Bonnes feuilles

Dimitri Pavlenko publie « Combien ça va nous coûter ? Comprendre la crise du pouvoir d’achat » aux éditions Plon. Essence, alimentation, énergie, santé, immobilier : le pouvoir d'achat est la préoccupation numéro un des Français, avant même la sécurité. Le retour de l'inflation et la hausse des taux d'intérêts ne fait qu'accroître un peu plus chaque jour cette inquiétude légitime. Désormais, la question n'est plus de savoir comment nous allons nous en sortir, mais de quoi nous allons devoir nous passer. Extrait 1/2.

Dimitri Pavlenko

Dimitri Pavlenko

Journaliste, Dimitri Pavlenko anime la Matinale d'Europe 1. Il est également chroniqueur de l'émission Face à l'Info sur CNEWS. Dimitri Pavlenko est l'auteur de « Combien ça va nous coûter ? Comprendre la crise du pouvoir d’achat », publié aux éditions Plon en septembre 2022. 

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Le 28 février 2021, Anne-Cécile Suzanne, éleveuse en Normandie, travaille sur son tracteur quand une publicité à la radio capte son attention. C’est l’enseigne Carrefour qui fait une promotion exceptionnelle. Son sang ne fait qu’un tour. Elle saisit son téléphone et poste un message sur Twitter : Je soigne mes animaux tranquillou en ce dimanche matin. Et j’entends d’un coup à la radio : « Exceptionnel, la côte de bœuf origine France à 9 euros/kg chez @GroupeCarrefour ». On arrive à quel équilibre matière en vendant des côtes à ce prix-là ? Elle est où Egalim, au rayon poubelles ?

Son tweet fait le tour de la planète paysanne. Repéré par la presse, il suscite plusieurs articles dans des quotidiens nationaux. Les caméras de France 3, puis de TF1 viennent à sa rencontre sur sa ferme. C’est qu’en ce dernier jour de février, nous sommes à la veille de la clôture des traditionnelles négociations commerciales entre la grande distribution et ses fournisseurs. Tous les ans, à la fin de l’hiver, les agriculteurs attendent le verdict des luttes opposant les industriels de l’agroalimentaire et les grandes enseignes. Des bras de fer longtemps opaques, réputés d’une grande violence, à l’issue desquels se déterminent les prix dans les rayons des supermarchés pour l’année en cours. Difficile, pour ces mastodontes, de se fâcher. Alors l’agriculture finit pratiquement toujours en variable d’ajustement de la guerre des prix.

À 9 euros le kilo de côte de bœuf, l’« équilibre matière » qu’évoque Anne-Cécile Suzanne dans son tweet est de fait rompu. Pour se rémunérer, l’éleveuse doit en effet parvenir à vendre suffisamment cher les pièces nobles, dont la côte de bœuf fait partie, afin de pouvoir vendre peu cher les pièces qui le sont moins. C’est la seule manière d’atteindre un équilibre de prix au moment de la vente de la carcasse. Or, à 9 euros le kilo, la côte de bœuf de Carrefour, certifiée viande bovine française, est vendue moins cher que la plupart des steaks hachés. Cette affaire en dit long sur la place que l’on veut bien encore consentir à l’alimentation dans nos budgets de dépense. Débarrassée de la faim et bien nourrie depuis les années 1960, l’Europe considère la question alimentaire comme réglée. Les dernières carences qui subsistent dans la population générale concernent quelques vitamines, et le fer chez les femmes enceintes et les jeunes enfants. La mission de l’agriculteur n’est alors plus de produire à manger, mais d’assumer en silence les prix bas nécessaires au consommateur pour qu’il se libère du pouvoir d’achat ailleurs. Les problèmes aujourd’hui sont largement « extranutritionnels » : la rémunération des producteurs, la préservation de l’environnement, la sécurité alimentaire (propulsée au premier plan depuis la première crise de la vache folle, en 1996), le gaspillage, l’obésité, la malbouffe. Produire n’est tellement plus un sujet pour l’Europe que les dernières versions de la politique agricole commune (la PAC) placent tout en haut des priorités l’agriculture biologique, moitié moins productive, et les jachères, au nom de la préservation de l’environnement. Mais ça, c’était avant la guerre en Ukraine.

Les 4 vagues de l’inflation

Le conflit a en effet créé un énorme trou dans le garde-manger mondial. Et l’accélération de la sécheresse sur tous les continents ne cesse de l’élargir. Par endroits, c’est l’excès d’eau ou le gel tardif qui pourrissent les récoltes. Des denrées cruciales manquent dans les échanges internationaux, et les prix alimentaires s’installent à des niveaux jamais vus. Les conséquences sociales et économiques sont considérables. Le blé, la céréale de base de l’alimentation, est devenu rare et cher. À sa suite, toutes les céréales ont battu leur record de prix du début des Printemps arabes et des émeutes de la faim de 2007-2008. Idem pour un grand nombre de matières premières agricoles : maïs, soja, huiles, sucre, colza, etc. Les solutions de remplacement sont minces. L’Argentine, l’Inde, l’Indonésie refusent d’exporter pour assurer leurs propres approvisionnements. À la mi-mars 2022, trois semaines seulement après le début de l’invasion russe, les Nations unies redoutaient déjà « un ouragan de famines » dans le monde.

En France, la conséquence la plus visible de cette catastrophe planétaire, c’est le vide qui s’est installé dans certains rayons des supermarchés. La disponibilité de certains produits a sérieusement baissé. À 60 %, les ruptures d’approvisionnement concernent l’épicerie et les produits frais. L’huile de tournesol est devenue le nouvel or jaune, tant elle se fait rare. Outre des problèmes d’importation de tournesol, la grippe aviaire en France a forcé l’abattage de 16 millions de volailles dans les six premiers mois de l’année, restreignant significativement la production d’œufs, de poulets entiers, filets ou magrets.

Mécaniquement, ce resserrement de l’offre tire les prix à la hausse. Et les effets de l’inflation, sur un marché aussi énorme que l’alimentaire, sont gigantesques. Bien que sa part dans le budget des ménages soit passée entre 1950 et aujourd’hui de 38 % à 17 % en moyenne, l’alimentation constitue encore le deuxième poste de dépense après le logement. En 2018, nous y avons consacré 3 600 euros par personne en moyenne, soit une dépense totale de plus de 230 milliards d’euros. 1 % d’inflation représente donc une dépense collective supplémentaire de 2,3 milliards d’euros, ou 36 euros par personne et par an. Qui plus est, la fréquence et le caractère inévitable des courses alimentaires hypertrophient la perception de l’augmentation du ticket de caisse, ressentie dès le mois d’avril par 96 % de la population. Et c’est un choc après quinze années de déflation, entretenue par la guerre des prix à laquelle se livrent les acteurs de la grande distribution au nom du pouvoir d’achat de leurs clients.

L’inflation alimentaire déferle en vagues successives. On en compte déjà quatre, les causes conjoncturelles s’ajoutant aux causes structurelles. La première vague se lève à l’automne 2021 : quelques produits se renchérissent (pâtes, miel, huiles) en raison de la désorganisation des chaînes logistiques, soit la répercussion des effets Covid, et d’aléas climatiques. La seconde, en mars 2022, poussée par la loi Egalim 2 votée à la fin de l’année précédente. Le texte renforce l’interdiction faite aux industriels de négocier la part de matière agricole de leurs produits, dans le but de sanctuariser la rémunération des agriculteurs. Après des années de baisse, les prix alimentaires prennent d’un coup +3 % à l’issue des négociations commerciales annuelles. Mais à peine conclues, les discussions doivent être rouvertes : les prix fixés pour l’année sont déjà obsolètes. Ce qui vient d’être négocié ne tient compte que de ce qui s’est passé jusqu’au 1er décembre. Entretemps, les prix des matières premières agricoles, du transport, des emballages ont continué de grimper, soit cinq à six points d’inflation théorique qui n’apparaissent alors nulle part. C’est la troisième vague d’inflation, qui prend forme à la fin du printemps. La quatrième, violente, frappe les rayons pendant l’été, cette fois du fait des conséquences de la guerre en Ukraine : explosion du prix du gaz et du pétrole, pénuries, etc. À la fin d’avril 2022, 94 % des familles de produits de grande consommation avaient déjà vu leurs prix virer à la hausse, avec des pics à 34 % pour les fruits surgelés, 15 % pour les huiles, 12 % sur les pâtes et les poissons frais, 11 % pour la farine et les viandes surgelées, 9 % pour les légumes frais. 

(…)

Le succès du low-cost alimentaire n’est pas vraiment un hasard lorsque l’on compare les prix français avec ceux pratiqués par nos voisins. À partir des statistiques d’Eurostat, l’équivalent européen de l’Insee, 60 Millions de consommateurs constatait à la mi-2022 que la France figure parmi les pays les plus chers de l’Union européenne pour les achats alimentaires. Nous payons en effet nos courses 15 % de plus que la moyenne des 27. Et l’écart ne cesse de se creuser : il était de 8 % en 2013, et de 12 % en 2016. À niveau de vie comparable, les Allemands dépensent 14 % moins d’argent que nous pour se nourrir, et les Britanniques 22 % de moins.

Sur les produits frais industriels (yaourts, fromages, plats cuisinés…), la France est compétitive. Nous sommes même 6 % moins chers que les Allemands. Sur les boissons, l’écart en notre défaveur n’est que de 3 %. En revanche, rien ne va plus sur la viande, qui se vend en France 30 % plus cher qu’en moyenne dans l’UE, et les fruits et légumes (+27 %). Nous payons là notre modèle social : en maraîchage, relevait l’Inspection générale des affaires sociales (l’Igas) en 2015, le coût horaire du travail en France était 1,7 fois plus élevé qu’en Espagne, 1,5 fois plus qu’en Allemagne. Entre 2000 et 2017, le coût horaire français a augmenté de 58 %, deux fois plus qu’en Allemagne, qui opère cependant un rattrapage rapide depuis l’introduction d’un salaire minimum. 60 Millions de consommateurs livre les exemples désolants du concombre, 75 % plus cher à produire en France qu’en moyenne dans l’UE, des nectarines (+55 %), des carottes (+45 %) et des pommes (+42 %). Faut-il, dès lors, s’étonner que de plus en plus d’exploitations agricoles françaises aient recours au travail détaché pour réduire leur masse salariale ? Le procès de l’entreprise espagnole Terra Fecundis, à Marseille, au printemps 2022 a permis de se rendre compte que le phénomène a pris aujourd’hui des proportions industrielles.

Au coût du travail s’ajoutent les effets inflationnistes de la loi Egalim, déjà citée. Le relèvement du seuil de revente à perte a renchéri tous les prix alimentaires. Un bilan de la loi publié à la fin de 2020 par un collectif de 26 syndicats et associations estimait qu’en deux ans, de 2018 à 2020, le budget alimentaire des ménages avait déjà augmenté de 1,6 milliard d’euros. Le texte interdit aussi aux fournisseurs les rabais et ristournes qu’ils consentent aux agriculteurs partout ailleurs en Europe sur l’alimentation animale, les engrais et les produits phytopharmaceutiques.

C’est un fait établi : la France, soucieuse de préserver son environnement et de privilégier une alimentation de qualité – nous sommes, après tout, ce que nous mangeons –, « surtranspose » systématiquement les directives environnementales européennes dans son droit national. On touche du doigt l’autre cause majeure de la cherté de l’alimentation en France : l’erreur stratégique consistant à croire qu’il en va des denrées alimentaires comme des voitures, à savoir que le salut et la réussite passeraient par le haut de gamme. Les Français aiment leurs agriculteurs. Ils incarnent l’une des professions les plus appréciées, à en croire les enquêtes d’opinion. Mais à leurs productions de qualité, encouragées par la prolifération de labels, la majorité des Français préfèrent des produits de milieu de gamme parce que plus économiques, à plus forte raison en période d’inflation. Longtemps, on a pourtant lu partout l’exact contraire : que les Français seraient prêts à payer leurs courses plus cher pour avoir de la qualité. « Une fable, que les distributeurs ne constatent évidemment pas au moment du passage en caisse », dénonce Michel-Édouard Leclerc dans une tribune publiée à la mi-mai 2022 dans Le Journal du Dimanche. Cette « fable », selon lui, est la preuve que « les corporations [agriculteurs et industriels] ont gagné ; elles ont fait sortir le consommateur du champ politique, et s’arrogent même le droit de parler en son nom ».

Ainsi, là où l’Allemagne produit avec succès des voitures à forte valeur ajoutée et des produits agricoles à bas prix, la France fait exactement l’inverse, et finit par perdre sur les deux tableaux. La réalité est cruelle : hors de France, nos produits de qualité revendiquant des origines géographiques prestigieuses, du moins à nos yeux, sont disqualifiés d’office par leur prix, excepté le vin et les spiritueux. Les Français eux-mêmes les évitent, en particulier les ménages les moins aisés, mais aussi très majoritairement la restauration. Dans un rapport remis à la mi-2021, le Sénat se montrait formel : aussi louable soit-elle sur le plan de la santé, la montée en gamme de l’agriculture française va à rebours des orientations de la consommation des Français. À terme, les vainqueurs ne peuvent être que les produits venus d’ailleurs. C’est déjà le cas : depuis 2000, les importations ont progressé plus vite (+87 %) que les exportations (+55 %). 60 % des fruits que nous mangeons viennent de l’étranger, 40 % des légumes, 35 % des volailles (contre 13 % en 2000), 25 % du porc et du bœuf, et 85 % des produits aquacoles (poissons, coquillages, crustacés, algues). Avec 18 % de la production européenne, la France demeure la première puissance agricole du Vieux Continent, mais la préférence des consommateurs pour les petits prix, conjuguée aux assauts de ses voisins qui l’ont mieux comprise qu’elle, érode petit à petit sa position. Ainsi l’Allemagne, avec 35 % de surfaces cultivées de moins (12 millions d’hectares contre 18,5 millions), exportait en valeur en 2017 davantage de denrées alimentaires brutes et transformées que la France : 74 milliards d’euros contre 61 milliards. L’Allemagne voit sa vocation agricole se renforcer quand, à l’inverse, épuisés par la concurrence étrangère, les agriculteurs français réduisent les surfaces cultivées : –17 % depuis 1961, soit près de 60 000 km², l’équivalent de la région Grand-Est ! Nous avons perdu 40 % de surface de vergers et 14 % pour les légumes en vingt-cinq ans, tandis que, sur la même période, l’Allemagne a augmenté la sienne de 40 % et les Pays-Bas de 25 %. D’autres grands États accroissent considérablement leurs surfaces agricoles (le Brésil, la Chine, l’Argentine) et subventionnent massivement leurs producteurs (+145 % en Chine entre 2008 et 2015, +39 % aux États-Unis), alors que l’Europe, elle, les désubventionne.

Extrait du livre de Dimitri Pavlenko, « Combien ça va nous coûter ? Comprendre la crise du pouvoir d’achat », publié aux éditions Plon

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