Immolations, suicides, dépressions : quelle est la profondeur de la douleur sociale infligée par la crise ? <!-- --> | Atlantico.fr
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le chômage a des conséquences psychiques très graves qui poussent certains Français jusqu'au suicide
le chômage a des conséquences psychiques très graves qui poussent certains Français jusqu'au suicide
©Reuters

Le travail c'est la santé

Derrière le drame économique des licenciements, le chômage a des conséquences psychiques très graves qui poussent certains Français jusqu'au suicide. Le cas particulièrement violent d'un homme s'étant immolé a mis en exergue l'aspect le plus sombre des conséquences de la crise.

Michel Wieviorka et Martin McKee

Michel Wieviorka et Martin McKee

Michel Wieviorka est directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociale (EHESS). Il a notamment publié Pour la prochaine gauche aux Editions Robert Laffont et Evil chez Polity.

Martin McKee est professeur de Santé publique européenne à la London School of Hygiene and Tropical Medicine. Ses recherches sont particulièrement focalisées sur les liens entre le contexte économique et les questions de santé publique. 

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Atlantico : Le cas particulièrement violent d'un homme s'étant immolé devant une agence Pôle Emploi a mis en exergue l'aspect le plus sombre de la crise. Au-delà des conséquences économiques, quelles sont les conséquences sociales de la dépression actuelle ? La situation est-elle comparable à la crise de 1929?

Michel Wieviorka : Pour l’instant les conséquences de la crise actuelle sont différentes de celles de 1929. Premièrement, jusqu’ici, la crise n’a pas profité spécialement aux extrêmes droites ou aux national-populismes. Deuxièmement, la crise fabrique des souffrances et des inquiétudes gigantesques, mais elle reste moins brutale qu’en 1929. Il y a désormais des matelas et des amortisseurs sociaux qui n’existaient pas à l’époque. En revanche, la crise survient dans des sociétés bien plus individualistes qu’en 1929. Paradoxalement, la crise est vécue beaucoup moins collectivement.

S’immoler devant Pôle Emploi est symbolique de notre époque et de notre pays.  Le choix du lieu n’est pas anodin : il est révélateur de la grande attente des plus fragiles de la part de l’Etat. En 1929, les gens attendaient moins de la puissance publique. Lorsqu’on se suicide devant Pôle Emploi on envoie un message à ceux qui étaient censés vous tirer d’affaire et qui ont échoué.

Martin Mckee : Nous avons mené plusieurs études sur les précédentes crises : celle de la Grande dépression des années 1920-1930 a été passée à la loupe, ainsi que celle qui a traversé l'Espagne dans les années 1980 et la Suède à la même période. Nous nous sommes également penchés sur la période qui a suivi la chute de l'URSS. Dans tous ces cas, une augmentation du nombre de suicides est notable.  

Cependant certains pays ont pu empêcher ce phénomène, en investissant dans des protections sociales dans le cadre de politiques actives du marché du travail. Ces dernières aident les gens, notamment les personnes handicapées, à trouver du travail, et fournissent des informations sur les postes qui s'ouvrent. Des pays comme la Suède ont pu maintenir un taux de suicide assez bas durant la crise, lors des pics de chômage.

Carte des suicides causés par la crise en Espagne. Onze ont eu lieu ces six derniers mois dont quatre pour la seule ville de Malaga

Sur le plan social, existe-t-il des points communs entre toutes les crises ? Et aujourd’hui en Europe la perception de la crise est-elle la même partout ?

Michel Wieviorka : La crise est différente et  les réactions à la crise sont différentes selon les pays. En Espagne, la crise est beaucoup plus violente qu’en France. Elle a donné naissance à des mouvements d’indignés qui n’attendent rien ni de la gauche ni de la droite espagnole. Paradoxalement, la France qui a inventé le mot d’indigné à travers le livre de Stéphane Hessel ne connaît pas jusqu’ici ce type de mouvement. En dépit de tout ce qu’on peut dire et lire, il y a toujours une certaine confiance dans le « système » et les partis politiques. Tant qu’on a de l’espoir politique avec les partis traditionnels, on ne construit pas des mobilisations totalement extérieures. Pays par pays, c’est la nature du système politique qui est déterminante dans les différents types de comportements que l’on peut observer.

Observe-t-on une augmentation des pathologies psychologiques liées à la crise ? Lesquelles ?

Martin Mckee : Les études menées sur l'Espagne ces cinq dernières années montrent qu'il y a un nombre croissant de gens qui vont consulter leur docteur pour des symptômes de pression et d'anxiété, notamment durant la période avant la crise et en plein milieu de la crise. En Grèce, moins de gens vont consulter leur médecin, malgré le fait qu'ils sentent qu'ils aient besoin d'une aide médicale. C'est aussi du au fait que les établissements sont moins ouverts.

Comment la souffrance psychologique individuelle se transforme en souffrance sociale collective ?

Michel Wieviorka : La souffrance n’est pas psychologique. Elle est vécue individuellement, mais c’est une souffrance sociale. Si vous êtes exclus, mis au chômage, précarisés à l’extrême, les facteurs sont sociaux. La souffrance sociale se transforme en action collective lorsqu’il y a des acteurs capables de fédérer et pas totalement démunis des ressources nécessaires pour construire une action collective. Ce ne sont pas les plus démunis qui construisent une action collective. Sans la mobilisation des classes moyennes, d’un tissu associatif et intellectuel et de certaines forces  religieuses, la souffrance sociale individuelle ne peut pas se traduire de manière collective. Ce qui me frappe, c’est la difficulté des syndicats à prendre en charge les problèmes liés à la crise ainsi que la faiblesse du milieu associatif. Une nouvelle fois, la société française s’en remet à l’Etat.

Quel est le coût psychologique d'une perte d'emploi ?

Martin Mckee : Cela dépend beaucoup des systèmes de protection sociale des pays. Aux Etats-Unis, perdre son travail a des conséquences très lourdes. En URSS, les gens qui se sont retrouvés au chômage ont perdu énormément de choses, comme leur sécurité sociale, les mécanismes de prise en charge de la petite enfance, et même leur vie sociale.

Les conséquences de la crise ont été très sévères en Grèce. Les gens ont maintenant des difficultés à avoir accès à la sécurité sociale, et aux pharmacies et aux médicaments. Il y a également une augmentation des cas d'infections, comme la dengue transmise par les moustiques et le retour de la malaria. Le nombre de séropositifs a aussi augmenté.  

Comme précisé auparavant, il y a une augmentation du nombre de suicides dans tous les pays européens, excepté en Autriche où l'Etat a continué à investir dans des politiques sociales. Malgré un taux de chômage assez haut, il y a eu un inversement de la courbe des suicides après une tendance à la hausse.

Dans quelle mesure et par quels mécanismes la détresse psychologique peut-elle déborder sur l'environnement ? 

Martin Mckee : La détresse liée à la perte d'un emploi peut déborder sur l'environnement. Dans certains endroits, le chômage n'a pas seulement des conséquences sur la famille du chômeur, mais aussi sur les endroits où vivent les personnes qui perdent massivement leurs emplois, à l'instar des villes minières, ou des endroits où il y a des usines. Les effets se font aussi sentir sur les commerces, ou sur la santé.

Quel est le message envoyé à travers ce geste fou qu’est l’immolation  ?

Michel Wieviorka : C’est un message d’appel à l’aide qui signifie : « Ne soyez pas indifférent ! » C’est un message désespéré d’appel à la compréhension du caractère intolérable de la situation. C’est une manière de dire : «  moi, on m’a laissé tomber ! Maintenant, il faudrait peut-être réfléchir à des formes d’action et de mobilisation pour que cela ne se reproduise pas … » Mais ce message est adressé à une société qui n’a pas grand ressort pour en faire quelque chose et le  transformer en action collective. C’est donc un message qui se tourne vers l’Etat.

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