Effondrement de l’Etat régalien : la faute à trop de libéralisme ou PAS ASSEZ ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Une manifestation contre les résultats du premier tour de l'élection présidentielle française à Rennes, le 27 avril 2017
Une manifestation contre les résultats du premier tour de l'élection présidentielle française à Rennes, le 27 avril 2017
©JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

Allergie au libéralisme

Emmanuel Macron s’est abusivement présenté comme un libéral, beaucoup de responsables publics l’ont renvoyé à cette image également. Aujourd’hui, c’est double peine : rien de véritablement libéral n’a été appliqué et le bilan d’Emmanuel Macron est attribué à un supposé excès de libéralisme.

Jean-Luc Demarty

Jean-Luc Demarty est ancien Directeur Général du Commerce Extérieur de la Commission Européenne (2011-2019), ancien Directeur Général Adjoint et Directeur Général de l'Agriculture de la Commission Européenne (2000-2010) et ancien Conseiller au cabinet de Jacques Delors (1981-1984; 1988-1995).

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Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Pierre Bouchardon

Pierre Bouchardon

Pierre Bouchardon, du nom d’un haut-magistrat intègre sous l’Occupation, est un haut-magistrat tenu au devoir d'anonymat.

Pierre Bouchardon, la figure historique, a présidé la commission d'instruction près de la Haute Cour Justice après la guerre. Il a instruit, dès le 30 avril 45, le procès du Maréchal Petain, celui de Pierre Laval ainsi que celui de Robert Brasillach. Le général de Gaulle lui a proposé de présider la Cour de Cassation, ce qu'il a choisi de refuser car son fils, résistant déporté, était encore aux mains des Allemands et il a choisi de rester dans l'ombre pour mieux le protéger.

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Atlantico : L'Etat régalien, en France, est de moins en moins efficient. D'aucuns affirment même qu'il s'effondre, particulièrement au regard de l'efficacité de certains de nos services publics, tels que l'hôpital ou l'école. De quelles données chiffrées disposons-nous pour brosser le portrait de cet effondrement de l'Etat et de son modèle ?
Jean-Luc Demarty : La montée de l’insécurité est une réalité et non un sentiment comme l’affirmait à tort Jospin lors de la campagne présidentielle de 2002, ce qui a été probablement un élément clef de son échec. Sur la longue période le taux de crimes et délits a explosé entre le début des années 1960 et le début des années 1980, passant de 10 à 60 pour 1000 habitants. Ce taux est plus ou moins stabilisé, mais a changé profondément de nature. Depuis 2017 le nombre de coups et blessures enregistrés par la police et la gendarmerie, stable depuis 2008, a augmenté de 50%. Les chiffres de 2023 sont particulièrement mauvais avec une augmentation des homicides, des viols, des escroqueries et même des vols de voiture, pourtant normalement historiquement en déclin. Les auteurs de crimes et délits sont très majoritairement âgés entre 15 et 24 ans. Les étrangers représentent 8% de la population et 38% des auteurs de cambriolages. Les citoyens français sont à juste titre exaspérés de voir des multirécidivistes, souvent mineurs, systématiquement remis en liberté sur la base de l’ordonnance de 1945 sur les mineurs dont les principes ont été conservés dans le code de justice pénale des mineurs de 2019. L’exaspération concerne également les peines insuffisantes, souvent non exécutées par manque de place dans les prisons. La présidence d’Emmanuel Macron est un échec majeur en matière de sécurité dont il n’a pris conscience que très tardivement. Avec l’insuffisante maîtrise de l’immigration qui a également des liens avec l’insécurité, c’est la cause fondamentale de la montée spectaculaire du RN.

La France a le record du monde de la dépense publique à 57 % du PIB, 9% de plus que l’Allemagne dont le modèle économique et social est pourtant proche. La France a également le record du monde des transferts sociaux à 32% du PIB. Il est incroyable que les Français constatent la dégradation de leur système de santé et de l’école avec de tels chiffres. Les déserts médicaux, les délais de plusieurs mois pour obtenir un rendez-vous chez certains spécialistes ou pour certaines opérations chirurgicales, le classement de la France à la honteuse 23ème place du classement Pisa du niveau des élèves, le recul de la discipline à l’école témoignent de cette dégradation. Il y a à l’évidence un problème d’efficacité de la dépense publique en France. 


Pierre Bentata : Indéniablement, nous faisons aujourd’hui face à la dégradation des services publics. La perception qu’en ont les Français, qui est celle de l'effondrement de l’Etat régalien que vous évoquez, est en partie vraie même s’il faut évidemment la nuancer. Prenons l’exemple de l’hôpital, où le système est très nettement déficitaire et où rien n’est fait pour régler les problèmes d’engorgement, notamment aux urgences. On constate, pour l’essentiel, que la population française est globalement bien soignée. De même du côté de l’éducation : les plus optimistes souligneront sûrement que des efforts sont faits, que l’on a, en France, l’une des dépenses les plus élevées par élève, comparativement au reste de l’Europe. Dans le même temps, pourtant, on observe la chute dramatique du niveau et des résultats de nos étudiants dans tous les classements internationaux. Bien sûr, il y a un effort qui est fait. Il est consenti par la population, d’ailleurs, mais force est de constater que la qualité est loin d’être au rendez-vous.

Concernant l’hôpital public, qui constitue l’un des exemples les plus parlants en la matière, il faut rappeler que les urgences sont en passe de remplacer les visites médicales et autres déplacements chez le médecin plus traditionnels. C’est un vrai problème en matière de logistique aussi bien qu’en termes d’offre et de demande qui engendre, c’est assez mécanique, la substitution entre l’hôpital et la médecine de ville. 

Le système éducatif Français, ainsi que le démontrent régulièrement les classements PISA ou TIMSS, est l’un des plus (sinon le plus) inégalitaires du monde. 

Dans un cas comme dans l’autre, il convient de le rappeler, on n’assiste pas stricto sensu à une chute du nombre d’effectifs mobilisés. Ils sont plutôt stables, particulièrement dans le domaine de la santé. Du côté des professeurs et des enseignants, environ 10 000 postes ont été supprimés depuis 2015, un chiffre qu’il faut mettre en perspective : on compte aussi 250 000 élèves en moins sur cette période. On peut ici parler d’effets de de débordement du système ou de substitution, mais le plus important à rappeler c’est que l’on observe une baisse de la qualité à budget au mieux constant et très souvent croissant.

La question du nombre de fonctionnaires est primordiale. Dans certains secteurs, ce n’est pas un secret, ils sont trop nombreux et dans d’autres nous faisons face à des pénuries. Cependant, il est difficile de fournir des données chiffrées sur cette question dans la mesure où l'INSEE et Eurostat ne fournissent plus de statistiques sur la question des inadéquations horizontales et verticales. Ce que l’on sait, c’est que les médecins et les infirmières déclarent que 30% de leur temps est consacré à de l’administratif, que la bureaucratie enfle au détriment du service que l’hôpital ou l’école (elle est aussi concernée) sont supposés fournir. Pire encore ! C’est cette même bureaucratie qui va, à chaque défaillance, exiger davantage d’effectifs qu’il sera ensuite très difficile de déloger. Bien souvent, c’est donc un problème qui s’autoalimente.

Police, Education nationale, système de santé... Quels sont les domaines les plus mis à mal par l'effondrement précédemment évoqué ? Comment l'expliquer, par ailleurs, quand on sait quelles sont les sommes engagées sur ces questions par la puissance publique ?

Pierre Bentata : La situation que nous évoquions s’explique de plusieurs façons. Ainsi, il y a deux parties non négligeables qui tiennent de l’administration : le poids de celle-ci, qui peut s’avérer particulièrement élevé dans certains secteurs, d’abord, et la réglementation qui est souvent bien trop forte. Dans l’éducation nationale; 25% des emplois (dont nous évoquions tout à l’heure la stabilité) ne sont pas consacrés à l’enseignement ou à l’encadrement des élèves. Il s’agit de postes administratifs. C’est vrai aussi du côté des hôpitaux, où l’engorgement témoigne à la fois d’un d’un déficit du personnel soignant (alors même que les patients ne vont plus chez le médecin à proprement parler) et d’un problème de fond. Le système déraille, ce que le COVID a rendu très visible d’ailleurs. Pendant la pandémie, rappelons-le, les cliniques privées n’avaient aucun patient alors que les hôpitaux publics étaient particulièrement saturés. Les commandes que les hôpitaux et les cliniques privées pouvaient passer étaient contingentées puis récupérées pour faire face à tout excès de patients dans l’hôpital public.

Cette stratégie, me semble-t-il, témoigne du poids de la réglementation et de l’administration. Celui-ci est tellement lourd et tellement éloigné des territoires ainsi que de l’information locale. C’est précisément pour cela qu’on en arrive à des effets ubuesques, qui représentent un gâchis sans nom, du fait de l’inefficience du système que nous avons décidé de mettre en place.

Jean-Luc Demarty : La France est le troisième pays au monde pour les dépenses de santé rapportées au PIB, à 12,1 %, après les Etats-Unis et l’Allemagne (12,7%). Les systèmes français et allemands sont assez proches. Il est intéressant d’analyser leurs différences en vue de réformer le système français. Les régimes obligatoires publics d’assurance maladie financent 85 % des dépenses dans les deux pays. Toutefois il est très centralisé en France et décentralisé en Allemagne au niveau des lander avec même une concurrence entre les caisses publiques.

Le niveau de couverture médical est similaire, mais avec moins de généralistes et davantage de spécialistes en Allemagne. L’Allemagne dispose d’un système qui interdit les installations dans les zones médicalement trop denses. L’accès aux médicaments innovants est 4 fois plus long en France, proche d’un an et demi. La France a le plus faible taux de reste à charge des ménages d’Europe à 8,9% contre 14,4 % pour la moyenne européenne. L’Allemagne met davantage d’argent dans l’hôpital, 3,3% du PIB contre 2,8% pour la France, qui demeure néanmoins la deuxième en Europe. L’Allemagne dispose de 50 % de lits en plus, mais avec un faible taux d’occupation et un faible recours à la chirurgie de jour et aux soins ambulatoires. De manière surprenante le pourcentage des personnels non soignants serait de 45 % dans les hôpitaux allemands et seulement de 17 % dans les hôpitaux français. Les internes sont deux fois mieux payés en Allemagne. Les deux pays ont d’énormes difficultés pour recruter des soignants à l’hôpital.

En réalité, la comparaison est loin d’être toujours défavorable à la France. Les leçons à tirer pour la France sont :

- une plus grande décentralisation. Il semble que les ARS ont abouti au résultat inverse ;

- une augmentation du reste à charge pour les petits risques afin de transférer des ressources vers l’hôpital ;

- une meilleure rémunération des soignants à l’hôpital avec en contrepartie une augmentation de la durée du travail. De toute façon l’économie française ne peut pas s’en sortir si on ne revient pas sous une forme ou sous une autre sur les 35h ;

- l’interdiction d’installations de médecins dans les zones médicalement trop denses

S’agissant de l’école, la situation est beaucoup plus noire. Ce n’est pas une question d’argent public. La France consacre 5,2 % du PIB à l’éducation, davantage que l’Allemagne (4,3%). La France est seulement 23ème au classement Pisa qui couvre le niveau des élèves en mathématiques, en sciences et en compréhension de l’écrit. L’Irlande qui y consacre seulement 3,2% est 9ème et second européen. La Finlande qui est au même niveau de dépenses que la France est 12ème et 3ème européen. En sens contraire, la Norvège qui y consacre 6,6% du PIB est seulement 29ème. Le redressement de l’école en France passe d’abord par la restauration de l’effort et de la discipline et un renforcement de la motivation des enseignants qui n’est pas que financière. On peut se demander si deux mois de vacances l’été et deux semaines de vacances toutes les 6 semaines n’aboutissent pas à apprendre aux enfants à prendre des vacances plutôt qu’à travailler, en un mot l’entrainement aux 35 h dès l’école.

En résumé, le redressement de la santé et de l’école n’est pas fondamentalement une question de moyens budgétaires supplémentaires.

Qui, du libéralisme ou de l'illibéralisme, est réellement le responsable de cette situation à laquelle la France est confrontée ? Dans quelle mesure Emmanuel Macron, se présentant comme un libéral sans pour autant mener une politique libérale, contribue-t-il à ternir la réputation du libéralisme ?
Jean-Luc Demarty : Comme le dit justement Edouard Philippe, les Français doivent se désintoxiquer de la dépense publique dont l’excès n’a rien à voir avec le libéralisme qui repose sur la liberté et la responsabilité. Il suppose aussi le soutien aux plus faibles qui est le contraire de l’assistanat généralisé. Être qualifié de libéral est devenu quasiment une injure en France sous le vocable ultra-libéral. En réalité la France n’a connu que deux périodes libérales, la réforme de de Gaulle de fin 1958, le plan Rueff Armand, qui a remis l’économie française sur pied et a permis à la France de compter à nouveau dans les affaires du monde, et la présidence de Giscard d’Estaing avec le gouvernement Barre de 1976 à 1981 qui a réussi à gérer les effets de deux chocs pétroliers et à transmettre une France en ordre à Mitterrand.

En réalité Emmanuel Macron n’est pas un libéral. Il n’a aucune conviction et le peu qu’il a est étatiste, apprise chez Chevènement. Jusqu’aux gilets jaunes de novembre 2018, il a fait deux modestes réformes d’inspiration libérale, le changement de statut de la SNCF et la réforme du droit du travail. Après novembre 2018, il n’y a plus que la politique du chèque et ses excès. Il a cramé la caisse comme l’a dit justement Valérie Pécresse. La réforme des retraites a été imposée par la démographie. Pour être libérale, il aurait fallu ajouter un volet capitalisation. D’ailleurs tous les gouvernements européens, qu’ils soient libéraux, socio-démocrates, ou même populistes ont réformé les retraites de manière plus ambitieuse que la réformette d’Emmanuel Macron. Bien entendu la gauche et le RN vont essayer de mettre l’échec d’Emmanuel Macron sur le compte du libéralisme, en attendant le leur. Malheureusement, vu l’inculture économique abyssale d’une majorité des élites et des journalistes français, l’image du libéralisme pourrait être atteinte.

Pierre Bentata : Soyons très clairs : les secteurs que nous avons évoqués, c’est-à-dire la police, la santé, l’éducation, ne relèvent en rien du libéral. En vérité, il s’agit même des domaines les plus éloignés du libéralisme, puisqu’il n’est tout simplement pas possible aux acteurs privés d’entrer dans la course sans y être préalablement autorisé. Les enveloppes sont financées par l’Etat… et les employés sont des fonctionnaires. Autant dire que l’on parle de l’antithèse même du libéralisme. En revanche, plusieurs exemples étrangers témoignent du fait qu’il est possible de faire autrement et que notre problème, en France, relève plutôt de l’insuffisance de libéralisme que de son excès. Je pense notamment au cas du Pays-Bas qui, jusqu’il y a peu avait un système de santé assez comparable à celui que nous avons aujourd’hui. Face à un important déficit, encore une fois assez similaire au nôtre, ils ont décidé en 2016 de s’éviter la faillite totale. 

Pour ce faire, ils ont réformé l’intégralité du système de santé en s’appuyant sur une idée simple : maîtriser les dépenses qui ne l’étaient pas et faire face au mur de dépenses en matière de médicaments. L’objectif étant d’assurer des niveaux de soins plus importants pour les populations les plus défavorisées, la solution a consisté à mettre en place un système d’assurance obligatoire… tout en privatisant l’assurance sociale. Il est donc devenu obligé d’adhérer à des mutuelles mais celles-ci ont été placées en concurrence les unes avec les autres. Chaque citoyen est en droit de changer de mutuelle une fois par an et cela a poussé les acteurs à renégocier les tarifs avec les hôpitaux. Naturellement, c’est une réforme qui a inquiété les travailleurs néerlandais… Mais aujourd’hui force est de constater que le système est excédentaire et que la situation des plus pauvres s’est nettement améliorée. Dans le premier décile de la population, on bénéficie de meilleurs soins dentaires ou ophtalmologiques qu’en France. Une simple dose de libéralisme, une simple dose de concurrence, ont permis de rationaliser les coûts et d'améliorer la situation des uns comme des autres. 

C’est vrai aussi du côté de l’éducation nationale, comme l’ont montré les exemples norvégiens et estoniens : chaque foyer, en début d’année, se voit distribuer un chèque éducation qu’ils peuvent ensuite utiliser en faveur d’un établissement scolaire de leur choix. Ces établissements, en contrepartie, ont la possibilité de gérer leur personnel comme ils l’entendent, de choisir comment ils vont enseigner les savoirs convenus dans le cadre national. Ils ont une totale liberté de méthode et si l’application qu’ils en font n’est pas convaincante, ils sont sanctionnés directement par les parents d’élèves. Les résultats que l’on observe sont beaucoup plus impressionnants qu’en France… pour un investissement de l’Etat beaucoup moins élevé.

Malheureusement, le bilan d’Emmanuel Macron – qui n’est pas libéral – est injustement attribué au libéralisme. On l’assimile, en France, à toute forme de rigueur, à toute recherche d’efficacité même quand ça n’est pas nécessairement vrai. C’est devenu un mot valise, ressorti à toutes les sauces dès que quelque chose déplaît et concerne – de près ou de loin – le sujet de la monnaie ou des données économiques chiffrées. Difficile d’imaginer un épouvantail plus impressionnant… qui n’en reste pas moins très efficace puisqu’une partie conséquente de la population française considère aujourd’hui (à tort) que le pays est trop libéral. Il n’y a rien de libéral dans la gestion des secteurs que nous avons évoqués et tous les indicateurs de liberté économiques (le droit de propriété, de l’entrepreneuriat, par exemple), nous placent en bas de l’échelle des pays développés. La France est une nation incroyablement centralisée, qui n’a jamais laissé grande place à l’initiative privée ou au marché.

Comment dire d’Emmanuel Macron qu’il est libéral alors qu’il assurait, en pleine pandémie, que les Français pensaient “être des individus libres” alors qu’ils étaient en réalité “des citoyens solidaires” ? C’est à l’opposé de tout ce qu’un libéral pourrait dire. Tout au plus a-t-il appliqué des politiques économiques de centre-droit. Ca ne fait pas de lui un président libéral.

Quel est exactement le rôle de l'inflation réglementaire, du poids des normes ou de la gestion techno dans notre situation ? Peut-on vraiment prétendre mener une quelconque politique sociale sans réfléchir un tant soit peu à l'efficacité des mesures décidées et appliquées ?

Jean-Luc Demarty : Il est certain que l’excès de normes et la bureaucratie française foisonnante ont un effet négatif sur l’efficacité des dépenses publiques. La véritable difficulté pour les politiques publiques n’est pas la définition des objectifs, mais le sentier par lequel on les atteint. Cela nécessite une analyse fine des mesures à prendre et du calendrier de leur mise en œuvre. 

Pierre Bouchardon : L'Etat régalien accomplit ses missions même si le niveau de satisfaction des usagers des services publics est très faible. Est-ce pour autant un signe d'effondrement de l’Etat régalien ? Cela correspond plutôt à un signe de non-adéquation de ce qu'apportent les services publics aux citoyens et aux usagers par rapport à leurs attentes. Il y a des signes de dégradation des missions de service public comme par exemple le temps d’attente pour obtenir son passeport. 
L'Etat français apparaît encore comme une des meilleures administrations et avec du personnel compétent et dévoué comparativement aux autres démocraties occidentales. Mais ces agents sont en réalité noyés dans la bureaucratie. Nos concitoyens remettent en cause cette bureaucratie.
Concernant le poids de l'administration française, il n'y a pas eu de réduction du nombre de fonctionnaires comme le promettait Emmanuel Macron sous François Hollande. L'augmentation s'est poursuivie. Sous Nicolas Sarkozy, les efforts n’ont pas été faits alors qu'il fallait réformer l'Etat et réduire le poids de l'administration française. Le poids de l'administration impacte directement la charge des prélèvements obligatoires qui sont devenus insupportables. En France, ils se situent dans les 45 % de taux de prélèvements obligatoires. La France est championne du monde toutes catégories dans ce domaine avant même que les Jeux olympiques ne soient célébrés à Paris. Il y a une adéquation indéniablement entre l'un et l'autre. 

Les normes et les fonctionnaires sont un cercle vicieux en réalité. Les fonctionnaires vont demander des normes mais il faut des fonctionnaires pour surveiller l’application des normes. Comme le disait Georges Clemenceau, la France est un pays extrêmement fertile : on y plante des fonctionnaires et il y pousse des impôts. 

L'administration est devenue pléthorique. Les politiques ont poussé à l'excès de normes. Il a donc fallu des fonctionnaires pour surveiller et pour contrôler les usagers, les administrés, les entreprises. C'est un serpent qui se mord la queue. Les pouvoirs politiques doivent trouver des moyens pour redresser le système. Des gilets jaunes jusqu'aux entreprises, tout le monde éprouve une insatisfaction face aux normes et au poids de l’administration. Mais cette bureaucratie à la française ne date pas d'aujourd'hui. Cela remonte jusqu’à Colbert. Elle a été critiquée sous le règne de Pompidou. Depuis 2012, il n'y a plus de gouvernement de droite au pouvoir. Le robinet de la fonction publique avait ensuite été mal fermé sous le gouvernement de Nicolas Sarkozy.

Pierre Bentata : Mener une politique sociale sans se soucier de l’efficacité des mesures mises en œuvre n’est pas possible. Cela relève de l’antithèse, puisqu’il s’agirait nécessairement d’un programme anti-social. La situation de l’éducation nationale française en est, une fois de plus, la preuve par l’exemple : un enfant issu d’une famille d’ouvrier aura statistiquement beaucoup moins de chance d’obtenir un diplôme ou de faire des études longues qu’un autre enfant, fils de cadres ou dont les parents pratiquent une profession libérale. Notre système est profondément inégalitaire et c’est tout sauf une politique sociale. De même, dès lors qu’il s’agit d’aider son enfant à s’orienter vers le métier qui l’intéresse, mieux vaut connaître le système comme sa poche. Sans mécanisme de prix, quand tout le monde est logé à la même enseigne, c’est sur la base du capital culturel ou relationnel que la différence se joue. Les “insiders” sont ceux qui bénéficient le plus de ces systèmes. C’est là que le tout devient proprement antisocial.

Par souci d’égalité, bien souvent, c’est quelque chose que l’on refuse de prendre en considération en France. Nous refusons de voir qu’on ne peut pas traiter de la même façon toutes les populations, qu’il faudrait théoriquement prendre en compte les différentes spécificités locales, démographiques, géographiques également. On ne peut pas se contenter d’enseigner la même chose à des enfants des cités ou à des gamins qui vont à l’école dans le Vè arrondissement parisien. Les contraintes, d’un bord comme de l’autre, ne le permettent tout simplement pas. Et en empêchant l’un ou l’autre de ces établissements de s’adapter à sa situation, on introduit un déséquilibre qui contribue à la production de situations inégalitaires.

N'est-il pas totalement erroné de croire qu'une forte protection sociale implique nécessairement un Etat surendetté ? Quels sont les éventuels contre-exemples dont nous disposons ?

Pierre Bouchardon : Des efforts doivent être faits par la France dans ce domaine. La Commission de Bruxelles vient d'adresser un carton jaune à la France. Notre pays est en train de déraper. Le gouvernement Macron est celui qui aura rajouté 1.000 milliards à une dette qui a déjà trop amplement enflé sous l’influence de ses prédécesseurs. Les prélèvements obligatoires sociaux sont évidemment dans la ligne de mire. Le problème est que, depuis Nicolas Sarkozy, l'Etat n'a cessé de ré-étatiser et renationaliser une gestion de domaine social qui appartenait autrefois aux partenaires sociaux. Il y a l'exemple de l'assurance chômage. Cela n'a plus aucun sens qu’elle soit gérée par les partenaires sociaux. L'Etat, petit à petit, a repris totalement la main. Cela déresponsabilise les partenaires sociaux. Ils ont plutôt tendance à avoir une gestion responsable car ils ont des comptes à rendre. Le Medef, les associations, les entreprises et les organisations patronales ont des comptes à rendre aux entreprises. 

Malgré tout, les organisations de salariés ont des comptes à rendre aussi aux salariés et aux chômeurs. Il s’agit d’une déresponsabilisation totale. Même si le gouvernement présente sa réforme de l’assurance chômage en affirmant que cela permettra de réaliser des économies, en réalité, c'est bel et bien le gouvernement qui est à l'origine du robinet de la fonction publique. Le gouvernement ne peut s'en prendre qu'à lui-même.

Pierre Bentata : C’est une intuition que je peux, à certains égards au moins, comprendre. Du moins, on peut la comprendre quand on s’essaie à des comparaisons qui n’ont pas beaucoup de sens, faute de comparer ce qui est comparable. Dans un pays sous-développé, ou en tout cas moins avancé que ne pourrait l’être la France par exemple, la première et la seule façon d’assurer des services publics, c’est augmenter le budget. C’est une réalité que personne ne pourra nier. En revanche, à partir d’un certain niveau de développement, ce n’est plus tout à fait vrai. Ainsi, quand on en arrive à des situations économiques comparables à celles des pays européens ou d’Amérique du Nord, la question se pose en d’autres termes. Très concrètement, il est alors question de la façon dont on utilise ce budget, d’efficience du système mis en place.

Prenons l’exemple de l’Estonie, qui compte parmi les nations les plus efficaces du monde en matière d’éducation. Ses performances éducatives sont particulièrement élevées, alors même qu’il s’agit d’un pays parmi ceux qui dépensent le moins par élève et qui ont le moins de professeurs mobilisés par élève. Les enseignants ne sont pas particulièrement mieux payés (quand bien même il est avéré qu’il s’agit d’un critère utile en la matière). Leur système est tout simplement mieux pensé : il est plus rationnel et plus efficace. 

La France, nous l’avons déjà expliqué, compte parmi les pays qui dépense le plus, quelque soit les secteurs, comparativement au reste de l’Europe et du monde. Nous ne pouvons pas nous contenter d’injecter plus d’argent pour régler des problèmes qui ne relèvent plus du financier. Il va falloir faire mieux avec le budget d’ores et déjà investi, voire avec moins. Nous n’y parvenons pas aujourd’hui parce que, sur beaucoup de ces sujets, mesurer l’efficacité de nos services publics est parfois difficile. Il ne suffit pas nécessairement de regarder un déficit ou un rapport qualité-prix.

Le cas de la police est particulièrement parlant ! Bien souvent, les syndicats de police avancent un argument pour expliquer la hausse de la criminalité : le manque d’effectifs. Ce n’est pas nécessairement vrai. Cela peut résulter du fait que la police fait moins bien son travail, par exemple… ou alors du fait qu’elle le fait tellement bien que les forces de l’ordre détectent davantage de crimes. C’est vrai pour tous les secteurs qui touchent au régalien.

Jean-Luc Demarty : Une forte protection sociale ne suppose nullement un déficit. Le meilleur exemple est le Danemark. Ce pays en grave crise au début des années 1990 s’est profondément réformé. Il a une tradition de forte protection sociale dont les partis libéraux et conservateurs n’ont jamais remis en cause le principe. Ainsi les transferts sociaux à hauteur de 28 % du PIB sont parmi les plus élevés d’Europe. Par contre le Danemark a fortement réduit sa part des dépenses publiques dans le PIB à 45 %. Le dialogue social est très fort avec des syndicats puissants. La société danoise a fait un ensemble de choix cohérents. Les salariés danois à temps complet ne travaillent que 3 % de plus dans l’année que les français, avec deux contreparties, l’âge de la retraite est de 67 ans avec passage programmé à 69 ans en 2035 et la flexisécurité qui rend les licenciements aisés, mais avec une politique très forte d’accompagnement et de formation. Les résultats sont là. Le Danemark a même des excédents budgétaires. Les Danois sont un des peuples les plus heureux du monde. De traditionnellement eurosceptiques ils sont devenus massivement favorables à l’UE, bien que leur succès leur soit surtout imputable. C’est l’exact opposé des Français qui sont atteints de dépression collective et attribuent à tort à l’UE leur mauvaise performance économique imputable à leur manque d’effort et aux erreurs et à la lâcheté de leurs gouvernements successifs depuis 25 ans.

En quoi la fragilisation de l'Etat régalien n'est-elle pas de la responsabilité du libéralisme ? Peut-on encore redorer le blason du libéralisme, après son dévoiement par association avec le bilan du président Macron ? Comment faire ?

Pierre Bouchardon : Si de véritables politiques libérales avaient été appliquées, la France n’en serait pas là. Le libéralisme n’est pas véritablement appliqué en France. Il y a un étatisme et une nationalisation au coeur de l'action du pouvoir exécutif qui finalement ne supporte aucun contre pouvoir parlementaire. C'est pour cela que pendant une longue période l'Assemblée nationale a été muselée. L’exécutif ne supporte aucun contre pouvoir des collectivités territoriales, il les a mises en laisse. Il ne supporte aucun contre pouvoir des partenaires sociaux. Il a réduit à néant ce qui subsistait des années gaulliennes, le fait de confier aux partenaires sociaux l'assurance maladie, l'assurance familiale, l'assurance vieillesse, l'assurance chômage. L’exécutif poursuit une politique d'étatisation et de nationalisation de toutes ces politiques qui autrefois appartenaient par la subsidiarité aux partenaires sociaux, aux collectivités locales. La France ne suit pas la voie du libéralisme mais se retrouve dans un étatisme parfait.

Jean-Luc Demarty : Je ne crois pas qu’une politique purement libérale soit applicable en France. D’ailleurs ce type de politique n’est appliquée nulle part en Europe. Le modèle danois que j’ai détaillé dans ma réponse à la question précédente serait tout à fait approprié : une économie libérale avec une forte protection sociale. Il faudrait que les Français travaillent davantage dans l’année et tout au long de la vie selon un dosage à discuter. Il faudrait quand même couper dans les dépenses publiques pour les ramener progressivement à environ 50% du PIB. Un des moyens serait de s’attaquer à ceux qui abusent du système par des arrêts de travail abusifs et par du chômage de complaisance. Il faudrait également adopter le principe de la flexisécurité danoise pour les licenciements et l’accompagnement des chômeurs. Enfin il faudrait demander un effort supplémentaire aux plus aisés par l’introduction d’une tranche supplémentaire à l’impôt sur le revenu et d’un impôt modéré sur la fortune dont l’assiette serait plutôt l’accroissement de la valeur des actifs plutôt que leur stock.

Pierre Bentata : J’ai peine à croire, même en étant optimiste, que le libéralisme parviendra à s’implanter en France sans une crise économique de type Argentine. Notre pays, aujourd’hui encore, est incapable de faire le procès du communisme. D’aucuns, en France, continuent de penser que l’idée de spolier, d’enfermer des gens ou de restreindre la liberté d’autrui au motif qu’il ne penserait pas comme eux est acceptable. Certains nourrissent encore un affect envers ces pratiques, ou à tout le moins envers ceux qui les ont appliquées. Nous devons composer avec un paysage politique très spécial, qui compte un parti communiste, mais pas de parti libéral ! Les quelques tentatives, qu’elles soient portées par Alain Madelin ou par David Lisnard, n’ont pas engendré un engouement particulier, ce qui n’est guère rassurant. De plus, cette situation s’accompagne d’une ignorance crasse sur ces sujets. Les Français ne connaissent même pas les penseurs libéraux qui ont initié cette philosophie et qui venaient pourtant de chez nous.

Dès lors, j’ai tendance à penser qu’il faudra en passer par une crise de la dette dramatique, une forte inflation avant d’en arriver à la libéralisation de la démocratie française. Après des années de gabegie, un candidat se présentera peut-être, comme ce fut le cas en Argentine, en proposant de supprimer la quasi-totalité des ministères, de déréguler et de laisser les travailleurs tranquilles. Cela pourrait en intéresser certains, mais j’ai bien peur que nous ne soyons pas prêts aujourd’hui.

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