Ces geôles que creusent sous nos pieds les nouveaux guerriers de la justice sociale<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
Ces geôles que creusent sous nos pieds les nouveaux guerriers de la justice sociale
©SEBASTIEN BOZON / AFP

Liberté interdite

L’interdit, c’est la liberté. Le bâillon, c’est la liberté. La soumission, c’est la liberté. Les nouveaux justes creusent une geôle sous nos pieds.

Radu Portocală

Radu Portocală

Radu Portocală est un écrivain et journaliste français, né en 1951 en Roumanie, pays dont il fut exilé par le pouvoir communiste en 1977. En tant que journaliste, il a collaboré depuis 1985 avec divers organes de presse en France : RFI, Le Point, Le Quotidien de Paris, Libération, etc. En sus de sa bibliographie roumaine, il est l’auteur de plusieurs ouvrages en français : Le vague tonitruant (Kryos, 2018), L’exécution des Ceaucescu (Larousse, 2009), Autopsie du coup d’État roumain, (Calmann-Levy, 1990).
Diplômé en Relations internationales, il fut directeur de l’Institut culturel roumain de Paris.
Voir la bio »

Arrivé depuis peu à Paris, on me pressait de questions sur le régime qui sévissait en Roumanie. C’était en 1982, et une sorte de mode voulait qu’on s’intéressât à Ceausescu. Conversations oiseuses, d’ailleurs, qui finissaient toujours, preuve manifeste d’impuissance, par tourner le misérable personnage en dérision. Pour ne pas ennuyer outre mesure mes interlocuteurs, j’employais une formule dont je pensais qu’elle résumait fort bien la situation : là-bas, tout ce qui n’était pas interdit était obligatoire. Je devais apprendre, quelques années plus tard, que d’autres l’avaient utilisée avant moi. Elle ne me sembla que plus pertinente.

Pouvais-je imaginer, alors, que la France allait, elle aussi, finir par s’embourber dans une misère semblable, qui, pour avoir choisi une autre forme de violence, cachée sous les divers masques d’une justice protéiforme, n’en est pas moins oppressante ?

Les associations-tribunaux constituent l’effarante singularité de notre époque. Des accusateurs particuliers les composent, secondés de juges particuliers. Ils se saisissent d’un « cas », dressent l’acte d’accusation et condamnent. Dans ces enceintes de la nouvelle morale, la présence des avocats de la défense n’est pas souhaitée – à moins qu’ils cherchent à se faire incriminer, eux aussi, au même titre que leurs clients. Le système a très bien fonctionné dans le monde soviétique ; transposé ici, il fait preuve d’une efficacité semblable. Cette espèce de continuité est l’élément le plus inquiétant de notre époque.

On appelle « réseaux sociaux » ces lieux où les nouveaux justes cherchent à démonter la société, à régler son compte, afin qu’une autre soit mise à sa place, faite de causes – le seul mot qui compte à leurs yeux. Ils sont la réincarnation des accusateurs populaires d’autrefois, faiseurs d’une justice particulière à laquelle finit par obéir la Justice, celle qui devrait trancher au nom du peuple français, et qui, de plus en plus souvent, se contente de suivre la volonté de cette pléthore vindicative où Fouquier-Tinville et Vyshinski s’accouplent dans une sinistre harmonie. Auréolés par des hauts faits de guerre, leur pouvoir est désormais officiel, parallèle à celui de l’État et en rien moindre que celui-ci, puisqu’ils ont la capacité de mettre en cause jusqu’à ses agents les plus haut placés.

Derechef, la vigilance est de mise. Les bons citoyens guettent. Un mot suffit, une image, une biographie d’il y a deux siècles. La fureur s’éveille en eux et leurs comptes se transforment en lieux de la délation publique. Déboulonnons les statues des salauds anciens, effaçons leur nom du nomenclateur des rues, oublions leurs livres ! Cela s’est déjà fait ailleurs, et avec beaucoup de succès : les mutilations de la mémoire, à l’Est, ont laissé des plaies inguérissables. Continuons, donc ! Signons des pétitions-condamnations, exigeons des éditeurs qu’ils refusent les manuscrits des néo-salauds (Renaud Camus, Richard Millet…), demandons qu’ils soient soumis à la censure (Éric Zemmour…), supprimons leurs émissions (Michel Onfray, Frédéric Tadeï…), boycottons leurs films (Roman Polanski…), obtenons que leurs micros soient éteints (Alain Finkielkraut…) ! Et, surtout, donnons du travail à la 17e Chambre du Tribunal de grande instance de Paris ! Les moyens, donc, ne manquent pas et la réussite est assurée – même si, pour le moment, elle n’est pas complète.

Fatiguer les « coupables », dégoûter d’eux une opinion facile à abuser par les larmes et les hurlements de la post-justice militante – voilà quel est leur farouche credo. Dès leur premier braillement, l’occasion leur fut donnée d’éveiller des complexes sans raison, de nous gouverner par la peur. Ils nous conspuent ; bientôt, parce que, timorés, nous leur aurons accordé les pleins pouvoirs, ils nous gouverneront avec hostilité.

La France elle-même, passée au tamis des exigences de la nouvelle idéologie, ne convient plus. Ses champs, ses églises, ses cimetières, ses bibliothèques, sa longue mémoire – tout cela gêne, dans tout cela il y aura toujours quelque chose de répréhensible, qui doit être mis en accusation et, en fin de compte, éradiqué. C’est sans doute cette certitude qui a autorisé Maboula Soumahoro a s’écrier l’autre soir, devant les caméras de LCI : « Votre monde se termine ! Vous pourrez paniquer tant que vous voudrez, c’est terminé ! » Mots terribles – d’autant qu’ils ne sont pas nécessairement faux. Du moins, dans l’intention de ceux qui les pensent et les prononcent.

Mais comment mettre à mort un monde ? En censurant son passé et son présent. En excitant la meute de vigilents-délateurs, afin qu’ils encombrent les tribunaux avec leurs plaintes à répétition. En édictant sans relâche des règles restrictives et punitives, issues des tristes pénombres de leur morale – eux, qui se lamentaient, il n’y a pas si longtemps, lorsqu’ils croyaient entrevoir un imaginaire « retour de l’ordre moral ». Enfin, en revenant à l’alternative interdit-obligatoire, hideuse comme deux miradors qui se font face de part et d’autre de la porte d’une prison.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !