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Boycotts pub : bien pire que l’activisme des Sleeping Giants, la lâcheté des marques qui cèdent à la pression
©Capture d'écran Iceland

Censure

Valeurs Actuelles, Boulevard Voltaire et CNews ont subi les dénonciations des Sleeping Giants, une organisation d'extrême-gauche qui milite contre les "fascistes de la pensée" en demandant aux annonceurs de retirer leurs publicités des magazines, journaux ou émissions de télévision qui promeuvent la "haine".

Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Atlantico : Que pensez-vous de l'organisation Sleeping Giants, qui fait pression sur les annonceurs pour taper au portefeuille les médias qui ne leur plaisent pas ? Qu'en est-il de la liberté d'expression ?

Yves Michaud : Première chose qui me frappe : nous avons affaire à la section française d’une communauté activiste née aux USA prétendument pour contrer Trump et ses partisans. J’emploie à dessein le mot « section », pour ceux qui se souviendront qu’il y a eu des sections du Komintern ou des sections des Internationales, qui ne valaient pas mieux que les sections des Sleeping Giants. Entre parenthèses, je trouve ce nom à la Ayn Rand, sainte patronne de l’égoïsme rationnel et du libéralisme industrialiste, déjà bien suspect. Vous avez dit « d’extrême gauche », j’en doute, ou alors c’est l’extrême gauche de Maduro (Venezuela), Iglesias (Podemos Espagne) et Mélenchon (LFI) – pas loin d’un fascisme de gauche.

Or d’autres communautés américaines, populistes ou prétendument « intellectuelles », exportent en ce moment de la même manière  leurs idéologies post-coloniales, dé-coloniales, queer, transenres ou ultra-féministes. Je regrette les temps pas si lointains où il y avait en Europe une conscience politique, à droite comme à gauche, assez lucide pour dénoncer l’impérialisme américain, fût-il prétendument moral ou « de gauche ».

Première dénonciation qui s’impose donc, celle de cet impérialisme qui vient nous « donner », tel un vulgaire vendeur de Tulipes à la Koons, des leçons de vertu et de correction politique. On a déjà la Scientologie, les missionnaires Mormons, sans oublier de très opaques ONG comme WWF. Merci, messieurs les Américains, au lieu de venir nous dire ce que nous devons faire, faites un peu le ménage dans votre porcherie trumpienne. On verra ensuite pour la vertu.

Seconde remarque : beaucoup, en France et en Europe, dénoncent les ingérences ouvertes ou barbouzeuses de la Russie de Poutine, mais l’intervention des « Géants qui dorment » est-elle si différente de celle des barbouzes et hacktivistes de Poutine sous prétexte qu’elle serait « morale » et « de gauche » ? Une ingérence est une ingérence, comme aurait dit Gertrude Stein, une américaine qui aimait tellement son pays qu’elle passa sa vie en France…

Troisième remarque : je suis très mal à l’aise avec les « collectifs anonymes ». Une certaine « Rachel-quand-du-Seigneur », pour parodier La Juive de Halévy se répand dans les médias pour expliquer tout le bien qu’il faut penser de l’action de son collectif. Mais c’est qui cette Rachel ? L’anonymat des collectifs est, croit-on, très bien quand ils sont vertueux et très mal quand ils sont méchants, mais qui nous dit où est le mal ? Après tout le Klu-Klux Klan est un sympathique collectif américain anonyme, tout comme la Camorra à Naples et la Mafia en Sicile - à Chicago et à New York. Il faut toujours se méfier des gens en cagoule ! Ça commence avec l’Inquisition et là aussi, nous avons donné. Le problème est qu’avec les « réseaux sociaux » on peut se faire un Klu-Klux Klan vite fait, bien fait. Je ne peux pour ma part écouter que des gens qui parlent à visage découvert en donnant leur nom et en assumant leurs responsabilités.

Du coup, ma position sur de telles actions est claire et nette : elles sont inadmissibles et doivent faire l’objet de poursuites.

Comprenez-bien que je ne juge pas sur le fond des arguments mais sur le mode d’action. Que Madame Rachel ait raison ou non de considérer que Zemmour sème la haine n’a aucun intérêt. Elle n’a pas le droit d’agir de cette manière – tellement américaine, tellement made in USA ce pays d’hypocrites obsédés par la morale, le sexe et l’argent.

Les vraies coupables ne sont-elles pas les marques qui acceptent les demandes de cette organisation ? Pourquoi acceptent-elles de telles demandes ?

On a toujours le droit de critiquer un média que l’on considère néfaste, mais dans le cadre du droit. On a le droit de ne pas le suivre, de ne pas l’acheter, de ne pas lui « faire de publicité », de dénoncer ses fautes – encore faudrait-il les établir au lieu de procéder par accusations vagues et générales dans le genre « prêcheur de haine ». Il y a des lois sur l’incitation à la haine – et elles sont  déjà bien trop ambiguës et manipulables par les gens et associations communautaires mal intentionnées.  Il faut passer par la loi et non pas prétendre la faire régner comme un cow-boy trumpien derrière son mur au Nouveau Mexique.

Quant aux firmes qui obéissent à ces menaces, que voulez-vous que je vous dise ? Ce qui les intéresse, ce sont leurs budgets et leurs clients. Le problème est ailleurs : c’est celui de la lâcheté ambiante. Surtout pas de vagues, surtout être correct, bien propre sur soi, aboyer avec les chiens qui passent, être bienveillant, vouloir sauver la planète. Quand j’ai accepté d’aller dialoguer avec Zemmour, je n’ai pas eu le sentiment de mettre en péril mon âme : c’est la moindre des choses d’être prêt à argumenter avec quiconque argumente, même mal ou pas comme vous voulez.  Si une firme est assez convaincue de l’intérêt du media pour faire de la publicité sur Cnews, il faut qu’elle soit encore plus hypocrite et peureuse pour se retirer dès que madame Rachel lui fait des gros yeux...

Est-il possible de contrer cette organisation ? Comment se fait-il que personne (dans la classe politique, intellectuels etc) ne s'en émeuve ?

Contrer des gens aussi nuisibles et aussi ennemis du droit est tout à fait possible. Je rappelle qu’il existe un délit de dénigrement qui peut entraîner de très lourdes amendes. Il consiste à discréditer publiquement une personne ou une entreprise. C'est un usage fautif de la liberté d'expression, au sens de l'article 1382 du Code civil, puisque l'auteur du dénigrement a le dessein de porter préjudice à la personne ou l’entrperise qu’il dénigre.

Le silence des politiciens, déjà bien encombrés par leurs gilets jaunes, leurs électeurs en fuite et les casseroles qu’ils se sont attachés eux-mêmes à la queue, ne me surprend pas. Ce n’est pas chez eux qu’il faut chercher du courage. Des intellectuels ? Il n’y en a plus beaucoup. Ils préfèrent parler de Polanski. La montée sans aucune dénonciation de pratiques comme celles de ces Géants est un symptôme de plus de la crise profonde de nos régimes démocratiques européens. Trump et Poutine jouent sur du velours et « Rachel » leur donne un sacré coup de main.

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