Comment le FN est devenu un "parti moderne" - et incontournable - en... s'emparant du champ culturel (!?)<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Europe
La revue des revues se penche sur l'évolution du FN.
La revue des revues se penche sur l'évolution du FN.
©

Revue des revues

Nan, nan, le FN n'est pas devenu moderne en imposant la culture du biniou et des danses folkloriques ! D'après la "Revue des deux mondes", c'est en se réappropriant les notions de "différences des cultures", de "laïcité", en reconnaissant l'évolution des mœurs, qu'il a fait sa révolution et en est arrivé là où il est. Une technique empruntée - scoop ! - au communiste Antonio Gramsci, et qui a, en son temps, profité au PS...

Barbara Lambert

Barbara Lambert

Barbara Lambert a goûté à l'édition et enseigné la littérature anglaise et américaine avant de devenir journaliste à "Livres Hebdo". Elle est aujourd'hui responsable des rubriques société/idées d'Atlantico.fr.

Voir la bio »

Un petit tour des "revues intello", histoire de prendre du recul, de se donner le temps, les moyens, de penser l'actualité autrement ? Z'inquiétez pas, y'a rien de compliqué dans ce qui suit : si on est arrivé à lire "Le débat", la "Revue des deux mondes" et leurs copains, vous le pouvez aussi. Vous le pouvez d'autant mieux que ce dont ils parlent nous concerne et nous touche tous de près — de très près, même. Un thème fort, central, se dégage en effet de la lecture des revues de l'automne : la montée du FN, ce qu'elle dit, révèle, de la France d'aujourd'hui. Dans son dossier « Droite, gauche : la déliquescence », la revue « Le débat » propose un "échange" plutôt intéressant entre Alain Duhamel et Marcel Gauchet. Intitulé « L’année du dévoilement », l’entretien, par-delà l'étude de "la déliquescence de la droite et de la gauche", permet de cerner les raisons — toutes les raisons... — de la percée du Front national. Vous allez dire que vous avez déjà lu ça mille fois. Comme on s'est fait nous-même la réflexion en découvrant l'introduction à l'article, et qu'on a au final pas mal mouliné en le lisant, on vous le garantit : ça mérite le coup d'oeil, ça en mérite même deux.

Pourquoi le FN est en position de force et pour longtemps

Commençons léger. Léger mais pas mou. « Je ne crois pas que ce soit une percée d’extrême droite, lance d'entrée Alain Duhamel. Je crois que c’est une percée nationaliste, évidemment, dans la mesure où il y a une obsession de l’immigration, des frontières, de la rétraction, en général, mais c’est d’abord une réaction populiste comme elle s’est manifestée, en gros, dans la moitié des pays européens au même moment. Et cette réaction-là, c’est une nouvelle forme de clivage qui est impressionnante et même assez angoissante ». Qu'en peu de mots, ces choses-là sont dites... on est tout de suite dans l'ambiance, hmmm ? Pour l’éditorialiste, la percée du FN est « la vengeance de la France d’en bas » qui a agi « par dépit, la politique de François Hollande ne correspondant pas du tout à ce qu’il a pu laisser croire à la fin de sa candidature, par ressentiment, parce qu’ils ont eu le sentiment d’avoir été dupés, notamment ceux d’entre eux qui ont voté à gauche à l’élection présidentielle et aux élections législatives, et, je crois, par une forme de désespoir. (…) Il se nourrit de la conviction qu’aucune formation politique, qu’aucun leader politique, qu’aucune doctrine économique a réussi ». Et pan, prends-toi ça dans la poire ! Ah, pour nous remonter le moral… Marcel Gauchet voit-il les choses plus en rose ? Pas vraiment… mais le fait est qu’il les voit un peu autrement, ou un peu plus précisément. « Le jeu de Marine Le Pen, indique-t-il, consiste à récupérer les déçus de la nation à droite et les déçus de la redistribution sociale à gauche. Du point de vue de la structure politique, elle se situe au point de confluence des revendications nationales et des revendications sociales, confluence qui forme la synthèse la plus forte dans l’espace politique français, celle que le gaullisme a incarnée en son temps et à laquelle la situation européenne redonne une actualité. (…) C’est une situation très inquiétante parce qu’on ne voit pas bien comment on pourrait, cette fois, déloger aisément le Front national de sa position de force. Il paraît être devenu une composante incontournable de la politique française ». On n’est pas dans la mouise. Et pour 2017, ils voient quoi dans leur boule, nos experts ?

2017 et le risque MLP

S’il apparaît clair que « Marine Le Pen est en quelque sorte qualifiée d’avance pour le deuxième tour », dit Marcel Gauchet, « il est raisonnable de penser qu'(elle) sera alors battue ». Vous respirez ? Ne vous réjouissez pas trop vite… Si le péril de la victoire du FN est (pour l’instant) écarté, il reste que l’assurance de voir le parti de la Bleu Marine qualifié pour le deuxième tour a des effets directs sur ses concurrents. « Le problème, dans cette perspective, reprend Gauchet, n’est pas tant de gagner le premier tour que d’être présent au second (…). Les positionnements politiques risquent fort d’être biaisés par ce calcul dans la période qui vient, ce qui va ajouter un élément aggravant à la crise politique avec laquelle nous nous débattons. Je crois, du reste, que cette action perturbatrice et ce facteur de crise sont ce qui compte le plus dans ce qui va désormais représenter le Front national. Il est loin d’être réellement en position d’accéder au pouvoir. En revanche, il est devenu et restera une force de blocage ou de dérèglement de la vie politique française, dans la mesure où sa percée correspond non pas à une défaillance conjoncturelle des forces gouvernementales classiques, mais à leur affaiblissement structurel ». Si on résume : le FN tient une place que personne ne peut lui enlever qui lui confère un pouvoir de blocage que rien ne peut défaire… C’est pas gagné.

Le double déni des partis de gouvernement

Pour expliquer la percée du FN, les deux hommes se penchent ensuite longuement sur la situation, déplorable, il va sans dire, du PS et de l’UMP… Pour ne pas trop nous écarter du FN et rester « concentré sur la bouteille de lait », nous ne retiendrons que cette idée, développée par Alain Duhamel : « Je dirai d’un mot que le problème du parti socialiste, c’est qu’il n’est pas socialiste et qu’il ne veut pas l’avouer, et que le problème de l’UMP est qu’elle n’est pas libérale et qu’elle ne veut pas le reconnaître. Ce double déni crée en permanence un handicap terrible dans la vie politique française. J’insiste là-dessus dans la mesure où c’est un phénomène spécifiquement français. En Italie, les communistes ont cessé de se croire communistes et les socialistes ont cessé de se croire socialistes. En Grande-Bretagne, les libéraux ont cessé de se croire libéraux ». Pas mal, cette petite remarque sur cette drôle de spécificité française : le déni des partis gouvernementaux…

Le FN réceptacle de la frustration politique des Français

Dans le déni, les partis sont aussi, nous dit Duhamel, « totalement caducs par rapport à la réalité sociale contemporaine ». Et de nous expliquer qu’ils ne sont plus des « lieux de discussion idéologique », que « la fonction de militant est devenue dépassée », bref, qu’ils ne sont plus aujourd’hui que « des appareils électoraux vivant fugitivement quand on approche d’une échéance ». Bonjour, la vie des partis ! Le problème… le problème est que le besoin, la faim de politique est toujours, là, elle, et particulièrement chez les Français. « Etant donné la foi qui y a été investie dans la politique », dit Marcel Gauchet, « la France reste un pays globalement plus politisé que les autres. On le constate à l’occasion de débats de société qui prennent ici une vigueur passionnelle hors norme, voire une couleur quasiment insurrectionnelle ; on en a eu un dernier exemple avec la « mariage pour tous » qui a mobilisé tout à coup une effervescence sociale dont on n’a vu d’équivalent nulle part ailleurs. Ces bouffées révèlent une société qui demeure très profondément attachée à la politique en dépit de sa dépolitisation ». Des partis caducs d’un côté, des Français attachés à la chose politique de l’autre - frustrés, donc -, cela pourrait bien expliquer aussi la percée du Front national… « Il importe de souligner, appuie Gauchet, combien (l’involution du personnel politique) frustre les attentes des citoyens qui, au milieu de leur dépolitisation, au milieu de la priorité donnée à l’économie, au milieu de leur usage massif de nouveaux médias, n’en continuent pas moins d’entretenir des aspirations qui ne trouvent pas de débouché sur la scène officielle. La politisation française, résiduelle mais insistante, se retrouve précisément dans le vote pour le Front national qui est, à beaucoup d’égards, un vote de protestation contre cette dérive de la vie publique et la crise de fonctionnement de la société politique ». Intéressante, et pour le moins originale, cette idée, non ?

"Pourquoi le Front national est-il moderne ?"

Mais on n’a pas fini de parler du FN ! Dans son numéro d’octobre-novembre, la « Revue des deux mondes » se penche sur notre beau et triste pays… « Qu’arrive-t-il à la France ? », se demande-t-elle. Dans le dossier, on trouve un article signé Olivier Roy au titre pour le moins ébouriffant : « Pourquoi le Front national est-il moderne ? Parce qu’il a compris Gramsci » ! Membre fondateur du parti communiste italien, Antonio Gramsci (1891-1937) a élaboré une théorie qui a fait date : celle de « l’hégémonie culturelle » comme moyen du maintien de l'État dans une société capitaliste. Cela vous paraît un poil obscur ? Attendez de voir la démonstration de Roy, vous allez tout de suite comprendre… « Quelle est (…) la modernité du FN ?, demande le professeur de sciences politiques. C’est d’avoir articulé un populisme de base, émotionnel et peu conceptualisé (xénophobie et rejet des « élites »), sur un discours intellectuel relativement sophistiqué (…). (…) Cette matrice intellectuelle a été forgée par la nouvelle droite, paradoxalement, à partir de penseurs de gauche. Un article prémonitoire d’Alain de Benoist, en 1978, trace la voie du « marinisme » ». Son titre ? « Gramsci et la conquête du pouvoir culturel ». Nous y voilà…

Comment le FN est devenu moderne

Que dit ce fameux article ? « L’enjeu de la prise du pouvoir n’est pas le rapport de force mais l’hégémonie culturelle, explique Olivier Roy. La gauche a pu triompher parce que sa culture a pu passer pour la culture moderne (progrès, égalité, multiculturalisme, laïcité). Il faut donc que l’extrême droite s’empare du champ culturel, mais pour cela il faut développer un modèle idéologique moderne, acceptable et en phase avec les évolutions sociales, bref renoncer à ce qui fait le fascisme et le pétainisme ». Comment le FN s’y est-il pris pour développer ce modèle idéologique moderne ? Il est d’abord passé « d’un racialisme biologique devenu inacceptable à un différentialisme culturel fondé sur l’anthropologie moderne, explique Roy. (…) Les cultures sont égales en dignité, mais constituent des ensembles séparés, cohérents et logiques : on ne peut greffer un système politique ou économique « occidental » sur une culture qui ne l’est pas (corollaire : l’assimilation est impossible). Il s’agit tout simplement de retourner l’argument antiraciste des anthropologues pour mieux affirmer la différence des ensembles culturels. Ce qui justifie de plus la fin de l’universalisme occidental et le repli sur la forteresse nationale, ainsi que l’affirmation d’une « identité française » venue du terroir (saucisson et vin rouge), en lieu et place de la mission civilisatrice qui avait uni la gauche et la droite dans l’entreprise coloniale ». Sacrée manip ! Ce n'est pas la seule - seulement la première...

« Le deuxième élément de modernité, poursuit Roy, c’est d’avoir entériné la révolution des mœurs issue des années soixante. (…) Son électorat, plus jeune que celui de l’UMP, est moins réticent que ce dernier envers le mariage pour tous ; l’homosexualité n’est plus condamnée, et le fait sociétal des familles recomposées et de la liberté sexuelle est entériné de fait par la pratique même des membres du FN. Le troisième élément de modernité, c’est de se présenter en champion de la laïcité. La laïcité, fer de lance de la gauche (…) est justement réintégrée dans le culturalisme identitaire : elle est désormais refus de toute altérité dans l’espace public, et en particulier de l’islam. (…) La laïcité du FN vise certes avant tout l’islam, mais toutes les religions en sont des victimes collatérales. Les religions minoritaires, bien sûr, puisque le judaïsme est aussi visé par l’interdiction prévue de l’abattage rituel et de tous les signes religieux dans l’espace public. Mais aussi le christianisme, car il est ramené à une figure identitaire au détriment même de son message spirituel ».

Résumons en termes simples

Si on résume... Pour "devenir moderne", le FN a recyclé le "différentialisme culturel" qui affirme que "les cultures sont égales en dignité, mais (qu'elles) constituent des ensembles séparés". Cela lui permet d'affirmer, en toute bonne conscience, et avec la bénédiction de "l'anthropologie moderne", humaniste — de gauche, forcément -, que "l'assimilation est impossible", et cela justifie, de fait, "le repli sur la forteresse nationale" et sur l'i-den-ti-té fran-çai-seu. Deuxième gage de modernité : le FN entérine l'évolution des moeurs, comme en témoignent sa validation plus ou moins muette du mariage pour tous et "la pratique même des membres du FN". Ici, on aurait aimé qu'Olivier Roy soit plus explicite, qu'il ne se cache pas derrière son petit doigt, mais on va traduire pour lui (en espérant ne pas trop-trop nous tromper sur ce qu'il met derrière ces mots). Fille d'un père remarié, elle-même divorcée et en couple avec Louis Aliot, Marine Le Pen "incarne" la famille recomposée. Au chapitre homosexualité, pour ne prendre qu'un exemple, le blogueur Octave Nitkowski a révélé dans son livre, "Le Front national des villes et le Front national des champs", que le maire FN de Hénin-Beaumont, Steeve Briois, était gay. Pour être tout à fait "moderne", enfin, le FN s'est réapproprié la notion de laïcité, en en faisant un "refus de toute altérité dans l'espace public, et en particulier de l'islam"... le judaïsme et le christianisme n'étant pas oubliés. Tout cela, vous l'admettrez, est assez finement joué... et plutôt bien vu, vous ne trouvez pas ?, de la part d'Olivier Roy. Reste... reste, la question pendante. Ces trois "manips" sont-elles si finement, si diaboliquement orchestrées qu'elles sont passées dans les moeurs, qu'elles sont universellement admises, acceptées, qu'elles font, bel et bien partie de notre culture — puisque l'enjeu, tout l'intérêt du jeu, du trafic, du "ni vu, ni connu, je t'embrouille", est là ?

La culture FN hégémonique ?

En lisant sous la plume d'Olivier Roy, et dans les toutes premières lignes de son article (au deuxième paragraphe, pour être précis), que "la modernité du FN" s'articule sur "un populisme de base, émotionnel et peu conceptualisé (et) un discours intellectuel relativement sophistiqué (...) devenu dominant dans une grande partie de l'intelligentsia française", on l'avoue : on a tiqué d'emblée, et très fort. "Non, non, c'est pas vrai !, s'est-on dit aussitôt. Ca n'est pas possibleu ! Les "intellos", ceux qui pensent, qui réfléchissent, qui ont la culture, le recul, ne peuvent pas tomber dans le panneau !" Sa démonstration faite, force est de l'admettre, on n'en est plus très sûr... Dans sa conclusion, le professeur de sciences politiques le note : "La force du FN est (...) d'être cohérent dans le maniement de ce nouveau paradigme culturaliste, si bien partagé. Le FN assume le décalage entre identité et valeurs, et pousse le différentialisme culturel à sa conclusion logique : il n'y a pas de culture universaliste, l'identité est une clôture, une bulle qu'il faut protéger". Une bulle si confortable par les temps qui courent... "Le succès "intellectuel" du FN, résume Roy, vient justement de ce qu'il ramène l'essentialisme dominant aujourd'hui à son essence pure : le refus de l'autre et l'égoïsme national, ce que les autres font mal, soit par scrupules (...), soit parce qu'ils font des idées du FN un usage tactique et purement électoraliste (Nicolas Sarkozy), soit encore parce qu'ils se drapent de réticences mondaines ("Je n'adhère pas aux idées du FN, mais il faut bien reconnaître que...")". Avouez que ça donne à réfléchir...

Le sujet vous intéresse ?

Mots-Clés

Thématiques

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !