Voilà comment la Rome antique est passée de la République à l’Empire (et à un régime autoritaire) et les leçons que nous serions bien inspirés d’en tirer <!-- --> | Atlantico.fr
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Des acteurs habillés en anciens sénateurs romains et Jules César se produisent lors d'une reconstitution historique, dans le centre Rome, le 15 mars 2024.
Des acteurs habillés en anciens sénateurs romains et Jules César se produisent lors d'une reconstitution historique, dans le centre Rome, le 15 mars 2024.
©ANDREAS SOLARO / AFP

Alea jacta est

Les circonstances du changement de régime lors de la période historique de la Rome antique apportent un éclairage pertinent sur le mécontentement du peuple.

Laurent Avezou

Laurent Avezou

Laurent Avezou est historien, spécialiste des mythes historiques. Il a notamment publié Raconter la France : histoire d’une histoire (Paris, Armand Colin, 2008), La Fabrique de la gloire : héros et maudits de l’histoire (Paris, PUF, 2020), et Verdun et les lieux de mémoire de la première guerre mondiale (Paris, Larousse, 2024).

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Philippe Bornet

Philippe Bornet

Philippe Bornet, ancien journaliste, écrivain et essayiste est historien du futur.

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Atlantico : Comment expliquer que la République romaine ait laissé sa place à l'Empire romain ? Quelles sont les circonstances qui ont contribué au changement de régime ?

Laurent Avezou : La principale explication est liée à un problème de croissance. Les institutions de la République romaine restaient celles d'une cité-État qui devait gérer, à la fin du 1er siècle avant Jésus-Christ, un empire méditerranéen. Ses structures n'étaient plus adaptées à cette disproportion.

Progressivement, le pouvoir qui était théoriquement exercé par le Sénat et par des magistrats, renouvelables annuellement, s'est vu confisqué par des généraux victorieux, les imperators, qui, souvent, cherchaient à obtenir ces magistratures. Mais, au bout d'un moment, ils ont voulu les prolonger pour pérenniser leur pouvoir. César a été le premier à essayer, en se faisant proclamer dictateur à vie. Il a été assassiné parce que les sénateurs pensaient qu'il aspirait à la royauté. Son fils adoptif et héritier, Octave, a réussi le tour de force de prétendre restaurer la République en y superposant des institutions qui étaient spécifiques et qui, de fait, l'ont transformé en monarque. Un monarque qui ne disait pas son nom et qui s'affirmait simplement comme le premier des citoyens.

Est-ce qu'il y a eu un soutien de la population à cet empire, notamment la plèbe en opposition aux patriciens ?

Laurent Avezou : C'est clairement ce qui a permis la transformation du régime. L’expansion territoriale de Rome avait accru les différences de fortune au sein de la société romaine. Il y avait une catégorie d'accapareurs qui s'était constituée de gigantesques propriétés foncières, pour l'essentiel en les rachetant à vil prix aux petits propriétaires qui étaient de plus en plus mobilisés dans des campagnes militaires les laissant plusieurs années loin de leur terre. Quand ils y revenaient, ils découvraient qu'ils étaient endettés jusqu'au cou et qu'ils n'avaient plus d'autre choix que d'abandonner leurs propriétés.

Ils se transformaient alors en un prolétariat urbain qui cherchait à survivre en entrant dans ce qu'on appelle la clientèle d'un puissant personnage. Et justement, les généraux victorieux, les imperators, puisaient, dans ce prolétariat de laissés-pour-compte, les forces vives qui leur apportaient un soutien populaire.

C'est grâce à cela que César est arrivé au pouvoir. Il se prétendait le chef des populares. Et son héritier, Octave Auguste, suivit exactement la même ligne sociale démagogique.

La plèbe soutenait-elle ces généraux victorieux même s'ils leur proposent d'installer un régime plus autoritaire parce qu'ils leur font des promesses démagogiques ?

Laurent Avezou : Ces généraux prétendent les libérer de l'emprise des sénateurs corrompus et agissent aussi beaucoup sur la fibre idéologique des Romains. Tel est surtout le cas d'Auguste qui, quand il prend le pouvoir, prétend restaurer la République, et non pas l'abolir.

Restaurer, c'est-à-dire la ramener à ses origines et à sa simplicité première, celle où était censée prédominer une relative égalité sociale et économique. Auguste insiste beaucoup sur son attachement aux valeurs traditionnelles de frugalité, de modestie, d'austérité, donc des vertus qu'il qualifie de vraiment romaines contre – et cela suggère un parallélisme avec notre société actuelle – la corruption des élites sénatoriales romaines et des provinces que Rome avait conquises et qui étaient en train d'altérer l'idéal des vieux Romains. Il y avait notamment l'influence des provinces orientales, d'un Orient qualifié de sulfureux et de décadent, qui était dénoncée par Auguste. Cela explique par exemple qu'il réussit à l'emporter contre son adversaire Marc-Antoine, qui a épousé une reine orientale, Cléopâtre d'Égypte.

Est-il possible d’établir un parallèle entre cette Rome où la population est déclassée, qui se rebelle contre les élites afin de permettre l'avènement de cet empire, et la situation actuelle où même si la population mondiale est de plus en plus riche, les inégalités se creusent de plus en plus ? Les populations démunies face à ce creusement des inégalités se retournent vers des populistes, comme la plèbe l'avait fait au moment de la chute de la République. Que pensez-vous de cette comparaison ?

Laurent Avezou : Je suis tenté d'y céder moi-même, bien que je sache qu'en historien, il est impossible de décréter qu'une même cause produise le même effet, parce que le contexte est totalement différent. Il est tout de même possible d’isoler les mécanismes politiques qui sont en action et de constater qu’il y a un parallélisme entre le populisme des imperators du 1er siècle avant Jésus-Christ à Rome et le populisme du Rassemblement national, d’Eric Zemmour et de LFI, qui est en quête d'explications monocausales et trouve un terrain d'entente dans la dénonciation de la corruption ou de la passivité des élites face à l'altération de la société. Ainsi, côté Rassemblement national, la dénonciation des étrangers qui transforment la France de l'intérieur est à l'ordre du jour. Auguste n'aurait pas démenti cette proposition quand il rappelait constamment qu'il faut privilégier la Virtus, c'est-à-dire la bravoure et la droiture des anciens Romains.

Quant à LFI, il est possible de trouver aussi un rapprochement sa propension à considérer que le système parlementaire est pourri jusqu'à l'os et qu'il faudrait essayer d'établir, peut-être pas la démocratie directe, mais en tout cas d'imaginer de nouvelles passerelles entre le pouvoir et la société parce que les passerelles traditionnelles se sont grippées. Les appels réitérés au peuple peuvent s'avérer dangereux, puisque c'est aussi la meilleure manière de le manipuler.

Vous avez évoqué l'idée d'Auguste de rétablir la République, de revenir à une République originelle, plus pure. Est-ce un discours audible encore aujourd'hui à l’heure où les populistes souhaitent rendre le pouvoir au peuple ? Est-il possible de faire ce parallélisme avec la promesse d'Auguste de rendre la République à la plèbe ?

Laurent Avezou : Ici, le parallélisme ne fonctionne plus aussi bien. Lorsqu’il prétendait restaurer la République, Auguste parlait aussi des institutions républicaines. Et de fait, il n'en a supprimé pratiquement aucune. Il a gardé le Sénat en place et les magistrats. Tout ce qu'il a supprimé, ce sont les comices, les assemblées électorales.

Il a superposé à ces institutions républicaines des nouveautés qui lui étaient directement inféodées, notamment des bureaux impériaux spécialisés, plusieurs préfets qui étaient en quelque sorte des superministres d'État qui n'existaient pas avant son arrivée, et lui-même ne s'est jamais proclamé monarque. Il a compris que c'est cela qui avait tué son père adoptif, que César avait été tué lorsque les Romains, allergiques à la royauté, ont cru qu'il voulait devenir roi.

Auguste s'est approprié un collage d'institutions républicaines qui faisait de lui un monarque sans le titre. Il avait la puissance d'un imperator, d'un général victorieux à titre permanent, la puissance d'un tribun de la plèbe, qui était une magistrature extraordinaire sous la République, et qui faisait de lui l'arbitre du jeu politique à Rome, et la puissance religieuse avec le titre de grand pontife, titre du chef du principal collège de prêtres dans la religion traditionnelle romaine. L'astuce d'Auguste a été de faire du neuf avec du vieux.

Mais il n'a jamais été question pour lui de rendre le pouvoir au peuple. Restaurer la République primitive, c'était restaurer le primat d'une aristocratie fondée sur la tradition et les valeurs familiales qu'il n'a jamais remise en question. Donc la révolution institutionnelle d'Auguste est une révolution conservatrice.

Elle est aux antipodes de ce que LFI et le RN prétendent... LFI et le RN sont tournés vers un avenir institutionnel, parce qu'on peut les soupçonner de vouloir en finir avec les institutions de la Ve République.

L’autre différence importante est d'ordre géopolitique. La République romaine est morte de sa réussite impérialiste, du fait que cette cité-État s'était transformée en empire méditerranéen. C’est l'exact opposé de la situation géopolitique de la France, qui doit faire son deuil de l'universalisme qu'elle avait à un moment incarné, de la Révolution jusqu'à la perte de son empire colonial. Un impérialisme en berne contribue aussi à la crise du système républicain actuel.

Sous la République romaine, l’aristocratie a gagné plus de richesse et plus de pouvoirs, les inégalités se sont creusées. Un mouvement populiste a alors vu le jour tant la plèbe se sentait désavantagée et méprisée. Ce mouvement a mené à l’avènement de l’empire et d’un régime autoritaire soutenus initialement par le peuple dans un mouvement de rébellion contre des élites surfavorisées. En quoi la phase actuelle de mondialisation qui s’est traduite par l’enrichissement des élites mondialisées et par un sentiment d’appauvrissement relatif comme de dépossession politique des peuples ressemble-t-elle un peu à ce moment romain ?

Philippe Bornet : Le début de l'Antiquité a marqué une frontière dans la conception de la souveraineté. Dans la société antique, tout fonctionnait par couple. En grec, il n'y a pas seulement le singulier et le pluriel mais également le duel. Dans l'antiquité romaine, il y avait deux consuls, deux préteurs, deux édiles, deux questeurs. Tout marchait par deux. 6.000 ans avant Jésus-Christ, le modèle de souveraineté était en fait celui de la famille. La distinction que faisaient les Romains entre l'autorité et la puissance, les deux composantes dialectiques de la souveraineté, sont en fait l'homme et la femme, le père et la mère. La femme et la dépositrice de l'auctoritas. Elle est capable de se faire obéir de ses enfants essentiellement sans recourir à la force. L'homme, lui, a recours à la force pour se faire respecter et obéir. Telle est l'auctoritas, la potestas. Pendant toute l'antiquité, cette souveraineté est bicéphale, la potestas, le roi d'abord et ensuite le consul ou le préteur qui dispose d'un droit de vie et de mort. Et de l'autre côté, il y a en fait l'auctoritas qui s'est réfugiée au Sénat romain. Il y a eu une véritable fracture. Cicéron a conceptualisé la chose. Il a mis en évidence le fait que l'auctoritas était au Sénat. Cette autorité du Sénat et cette potestas du consul sous Auguste a bien ont bien été saisies par la pensée de Cicéron. Elles vont fusionner et il y aura alors l’apparition d'un empereur. Dans son cabinet, il va pouvoir investir les lois de la même auctoritas que si elles avaient été approuvées par le Sénat. Il dispose des deux attributs.

Il y a eu les sept rois légendaires de Rome. Ces rois avaient la puissance mais le Sénat avait l’autorité. Or, ces deux éléments vont fusionner. Bien plus tardivement chez les Capétiens, cela prendra la forme du bon plaisir. Le roi était le réel dépositaire de l'auctoritas, de la faculté de se faire obéir sans recourir à l'armée, à la police, au fouet ou à la menace. Il avait une autorité qui lui venait d'une transcendance, qui venait de Dieu. Il n'y a pas de pouvoir, il n'y a pas d'autorité sans une transcendance divine. Tel était déjà le cas chez les Égyptiens. La grande rupture a été la Révolution. La tête du roi tombe et l’auctoritas disparaît. Tous les pouvoirs qui vont successivement se retrouver à la tête de la République française ont eu une auctoritas qui n’a fait que diminuer. Ils maîtrisent la police, les douanes, tout l'appareil judiciaire mais ils ont tendance à se faire obéir par la force, par la contrainte. De nos jours, la transcendance a disparu. Plus personne ne croit en Dieu. L'étiage de la spiritualité dans ce pays est alarmant. Cela ne concerne pas uniquement la France. D'autres pays en Occident sont confrontés aux mêmes réalités. Comme il n'y a plus de croyance dans le divin, il n'y a pas non plus d'auctoritas. Le peuple est contraint en permanence par un système qui est d'autant plus terrible qu'il a à son service des nouvelles technologiques. Les citoyens sont pistés et conditionnés. Ils peuvent être gouvernés par un tyran. Les dirigeants ne font pas appel à l’intelligence et à la liberté des citoyens qui peuvent être en quête d’un régime autoritaire.

Par rapport au contexte moderne, est-ce que les catégories populaires déshéritées, les perdants de la mondialisation ou les Gilets jaunes ont-ils été lassés par l'absence de réponse de la part des élites politiques au regard de leur souhait de se tourner désormais vers des régimes autoritaires ?

Philippe Bornet : Ces citoyens sont déçus. Concernant l’immigration par exemple, le simple fait d’ouvrir les frontières constitue une nouvelle tyrannie pour une partie du peuple. Certains citoyens ne sont pas préparés à subir la concurrence du monde entier. Il y aura des îlots en France qui vont surnager comme pour les personnes qui sont capables de faire du foie gras, le meilleur bordeaux ou des parfums de luxe. Ils arriveront à tirer leur épingle du jeu. Mais il y a des tas de gens qui ne savent pas faire tout cela et qui sont seuls. La France, la nation était leur seule richesse, leur coque protectrice qui leur permettait de de s'agréger à une société chrétienne où ils étaient protégés par plus puissants qu'eux. Ils ont l’impression maintenant que les puissants, au lieu de les protéger, les oppriment.

Sommes-nous face à un risque similaire à la Rome antique avec un changement de régime ? Faut-il s'inquiéter au regard actuel de la situation sociale et économique ? Risquons-nous de basculer dans un régime autoritaire ?

Philippe Bornet :  J'ai écrit un livre qui s'appelle « Demain la dictature ». La dictature est une exception à la forme républicaine du gouvernement qui se met en place pour lui permettre de survivre. Le dictateur, à une certaine époque, était perçu comme le sauveur. Les communistes souhaitaient la mise en place d'une dictature du prolétariat. La dictature se met en place une fois que tout est en ruines. J'ai étudié les dictatures du monde antique. La dictature n'existe que dans les pays latins. Les dictatures apparaissent toujours après une période de chaos. 

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