Un extrémisme anti-extrême droite : les « antifas »<!-- --> | Atlantico.fr
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Pierre-André Taguieff publie « Qui est l’extrémiste ? » aux éditions Intervalles.
Pierre-André Taguieff publie « Qui est l’extrémiste ? » aux éditions Intervalles.
©Thomas SAMSON / AFP

Bonnes feuilles

Pierre-André Taguieff publie « Qui est l’extrémiste ? » aux éditions Intervalles. La notion d'extrémisme est une notion confuse. Censée permettre une classification, elle est surtout une diabolisation de l'adversaire. Extrait 2/2.

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff est philosophe, politologue et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF).

Il est l'auteur de « Théories du complot. Populiams et complotisme » publié le 23 mars 2023 aux Éditions Entremises. Il a également publié Les Fins de l’antiracisme (Michalon, 1995) et La Couleur et le sang. Doctrines racistes à la française (Mille et une nuits, 2002) et Israël et la question juive (Les provinciales, juin 2011). Il a aussi publié sous sa direction, en 2013, le Dictionnaire historique et critique du racisme, aux Presses universitaires de France. 

 

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Depuis la fin des années 1940, dans les pays occidentaux, les antifascistes ont prétendu lutter contre les « néo-fascistes », qu’il s’agisse de personnalités ou de groupes ainsi désignés. Ces derniers ayant quasiment disparu au cours des années 1980, les « antifas » ont surgi à l’extrême gauche, prenant pour cible principale en France le Front national mais aussi inventant leurs ennemis qu’ils « fascisent » – par exemple l’État et la police, comme dans le slogan : « Flics, fascistes, assassins ! » –, ou les fabriquant sur la base d’une diabolisation des droites, quelles qu’elles soient (conservatrice, traditionaliste, nationaliste, libérale, etc.), accusées de « se droitiser ». Ont ainsi été traités de « fascistes » Jacques Chirac (doté d’un « menton mussolinien ») et quelques autres leaders de droite perçus comme autoritaires. Aux États-Unis, les « antifas », d’inspiration principalement anarchiste, visent plus particulièrement la police et les suprémacistes blancs, et se sont fortement mobilisés contre Donald Trump, notamment en organisant de violentes émeutes. Mais le cercle des cibles potentielles est beaucoup plus large, et comprend tous les symboles de l’autorité étatique. Le postulat des « antifas » est que tout individu ou groupe qui n’est pas reconnu comme étant du « bon côté », c’est-à-dire situé à l’extrême gauche, est un fasciste avéré ou potentiel – un « pré-fasciste », disent certains militants, tandis que d’autres dénoncent un processus de « fascisation ». C’est là revenir à la propagande communiste du début des années 1920, qui, face au fascisme mussolinien, dénonçait comme « fascistes » tous ceux qui n’étaient pas communistes. Ce mode de construction de l’ennemi absolu, c’est-à-dire absolument haïssable, est au cœur de la vision manichéenne élaborée par les idéologues de l’Internationale communiste dans les années 1920 et 1930.

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En reprenant à leur compte cette catégorie d’amalgame anachronique, les « antifas », pour être crédibles, ont dû lui donner un nouveau contenu idéologique : le principal signe du « fascisme » imaginaire qu’il prétendait combattre est devenu le « racisme ». Le néo-antifascisme s’est ainsi métamorphosé en néo-antiracisme. Mais ce dernier n’a cessé de s’enrichir au gré des modes idéologiques, agglutinant anticapitalisme, antisexisme, antilibéralisme, anti-homophobie, anti-transphobie, etc. Il s’ensuit que la catégorie polémique de « fascisme » s’élargit sans limites, faisant de la lutte antifasciste un combat contre toutes les dominations et toutes les oppressions. L’intellectuel « antifa » Mark Bray appelle ainsi à « construire des tabous sociaux qui empêchent le racisme, le sexisme, l’homophobie et toutes les formes d’oppression sur lesquelles se fonde le fascisme, d’être au cœur du processus complexe de fabrique de l’opinion ». Il définit comme suit l’« objectif à long terme » de l’antifascisme : « La seule solution face à la violence fasciste est de saper ses fondements dans la société, ceux qui sont ancrés notamment dans la suprématie blanche, mais aussi dans le validisme, l’hétéronormativité, le patriarcat, le nationalisme, la transphobie, la violence de classe, etc. » Il s’agit donc d’éliminer toutes les causes des maux sociaux, afin de créer la société parfaite de l’avenir.

Dès lors qu’ils considèrent que le racisme, le sexisme, l’homophobie et la transphobie sont « systémiques », les « antifas » se transforment en activistes « antisystème ». Leur « radicalité », qu’ils revendiquent, réside dans ce projet d’une « destruction du système », qui peut difficilement mobiliser les masses soucieuses avant tout de leur pouvoir d’achat. Tous les « anti-ismes », ces postures idéologiques négatives, ont pour seul programme l’élimination d’un mauvais « autre » – figurable ou invisible (dit « systémique ») –, d’où aussi bien leur force de séduction (celle de toute posture « radicale ») auprès des minorités idéologisées que les limites de leur attractivité auprès du peuple de gauche.

On peut expliquer par la rivalité mimétique l’extrémisme des « antifas », désireux de lutter frontalement contre « l’extrême droite » telle qu’ils l’imaginent, à savoir la synthèse de tout ce qui est à leurs yeux haïssable. Ils baignent ainsi dans un univers idéologique manichéen où la lutte finale contre l’ennemi absolu ne cesse d’être rejouée, souvent d’une façon clownesque. Tel est le nouvel ethos révolutionnaire dans les pays occidentaux. Refoulé aux marges de la vie politique et sociale, il a perdu la fonction qu’il avait remplie au cours des années 1930 face à la menace nazie, celle d’être un puissant facteur d’union des gauches, notamment en France.

Les « antifas » s’attaquent aux policiers, aux magasins, aux bars ou aux restaurants ainsi qu’aux réunions politiques et aux monuments qui leur déplaisent. Mentionnons par exemple les violences et les dégradations commises à Nantes par plus de 600 « antifas » manifestant « contre le fascisme, le capitalisme, l’autoritarisme » au cours de la soirée du 21 janvier 2022. Le slogan scandé par les manifestants était le suivant : « À bas l’État, les flics et les fachos ». L’élu écologiste Tristan Riom, cinquième adjoint à la mairie de Nantes en charge du bâtiment, de l’énergie et du climat, jouant les idiots utiles, a posté ce tweet encourageant les activistes : « Marche aux flambeaux contre l’extrême droite. Du monde et de la musique, de quoi interpeller la vie nocturne nantaise sur l’avancée des idées nauséabondes dans notre pays. »

Prenons un autre exemple. Incarnation de la « gauche radicale » en Espagne, l’universitaire Pablo Bustinguy, élu député en 2015, est le responsable de l’international à Podemos. Selon cet activiste d’extrême gauche, le diable, c’est le « pré-fascisme » et non plus le « néo-fascisme ». Quant aux « monstres » qu’il faut combattre et détruire, ce sont les « forces pré-fascistes », car la vraie « radicalité », comme les « antifas » l’enseignent, se prouve par les actes :

« Ma vision des choses, c’est que la radicalité n’est pas une question d’identité. Elle ne se montre pas dans l’intensité des discours, mais dans notre capacité à transformer les choses. Dans l’hypothèse Podemos, depuis le départ, figure un élément fondamental : les idées se mesurent dans la réalité. Tenir un discours très radical, mais sans effet pour changer le réel, cela ne me paraît pas radical. C’est une radicalité avec laquelle cohabitent très bien les pouvoirs établis. Elle ne suppose aucune menace. Les Américains appellent cela des paper tigers [“tigres en papier”] : être féroce, sans avoir les moyens de rien changer. »

La vision de Pablo Bustinguy comprend la dénonciation du spectre des « forces pré-fascistes » supposées émergentes, impliquant l’entrée de plusieurs pays européens dans un « cycle réactionnaire ». Il oppose classiquement les « forces de progrès » à l’« internationale réactionnaire qui monopolise le rôle d’opposition à l’establishment ». Le « cycle progressiste », contre les politiques d’austérité et la « cage de fer » néolibérale, aurait été ouvert par Podemos en Espagne et Siryza en Grèce. Il y a là une variante de la vision manichéenne classique : progressistes contre réactionnaires, devenue « populistes de gauche » contre « néolibéraux ». Mais les cycles politiques semblent se rétrécir. Depuis 2019, la Grèce semble être entrée dans un âge postpopuliste. D’où le retour au « ni droite ni gauche », assorti de la distinction politiquement correcte entre les vrais et bons « radicaux » et les « monstres » ou les « pré-fascistes », expression vague et amalgamante qui a remplacé « néo-fascistes » : « À Podemos, nous ne sommes pas la gauche. Nous ne sommes pas venus pour ressusciter la gauche. Nous sommes une force patriotique, populaire, progressiste. Le M5S a fait quelque chose de similaire, oui. Les options pré-fascistes comme l’AFD en Allemagne, Aube dorée en Grèce, le FN en France, l’UKIP au Royaume-Uni ou les Vrais Finlandais, sont, eux, des monstres au sens littéral du terme181. » Progressistes radicaux contre « pré-fascistes » : telle est la nouvelle opposition manichéenne.

Les « antifas » les moins incultes ont entendu parler du conseil prêté au camarade Dmitri Z. Manouïlsky (1883-1959), un proche de Staline qui fut l’un des dirigeants du Komintern : « Accusez vos adversaires de fascistes. Le temps qu’ils se justifient, vous avez tout le loisir de leur porter de nouvelles attaques. » La leçon de ce génial stratège idéologique a été entendue par les accusateurs « antifas » : ceux qui croient devoir se défendre avec indignation d’être traités de « fascistes » sont voués à être toujours en retard d’une argumentation. On peut en conclure qu’il est vain, voire contre-productif, de répondre systématiquement et mécaniquement aux insultes, aux accusations mensongères et aux amalgames polémiques. Tout dépend des circonstances. Mais l’art de répondre au bon moment et d’une façon efficace à une opération de « fascisation » de l’adversaire (cas particulier de l’« extrémisation » de l’adversaire) est un art difficile.

Aujourd’hui, les groupements politiques qui, dans leurs comportements violents et leurs visions manichéennes simplistes, ressemblent le plus aux milices fascistes historiques sont les groupes dits d’extrême gauche, de gauche radicale ou d’ultra-gauche tels que les « antifas » ou les black blocs. Ce sont eux qui incarnent une menace pesant sur la démocratie pluraliste. C’est ce qui justifie qu’on puisse recourir, pour les désigner, à une expression telle que « fascisme d’extrême gauche182 », illustrant une rétorsion d’argument en même temps qu’un retournement de l’injure diabolisante qu’est toujours le mot « fascisme » dans le discours des gauches183. Dans le cadre de ce même type de contre-argumentation, on pourrait tout autant, en référence aux chasses aux sorcières menées au nom de la culture « woke » sur les campus universitaires, dénoncer le « maccarthysme d’extrême gauche » qu’elles illustrent. Le prétendu « éveil » aux injustices et aux discriminations cache mal en effet la triste réalité d’une entreprise de délation, de persécution et d’exclusion qui détruit les libertés académiques et, plus largement, la liberté d’expression, c’est-à-dire l’une des conquêtes de la démocratie moderne.

Extrait du livre de Pierre-André Taguieff, « Qui est l’extrémiste ? », publié aux éditions Intervalles

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