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Syrie : pourquoi la situation est très comparable à celle de l’Europe juste avant la Première Guerre mondiale
©GEORGE OURFALIAN / AFP

L'Histoire se répète

L'économiste américain Tyler Cowen se réfère à l'histoire et à la théorie des jeux pour décrire le cas syrien. Selon lui, la multiplicité des acteurs sur le terrain, de l'Iran à la Russie, en passant par la Turquie et les interventions israéliennes et occidentales, soutenues par l'Arabie saoudite, font entrer le terrain syrien dans un niveau de complexité tendant à le rendre aussi imprévisible que dangereux.

Philippe Fabry

Philippe Fabry

Philippe Fabry a obtenu son doctorat en droit de l’Université Toulouse I Capitole et est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a publié chez Jean-Cyrille Godefroy Rome, du libéralisme au socialisme (2014, lauréat du prix Turgot du jeune talent en 2015, environ 2500 exemplaires vendus), Histoire du siècle à venir (2015), Atlas des guerres à venir (2017) et La Structure de l’Histoire (2018). En 2021, il publie Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite  avec Léo Portal chez VA Editions. Il a contribué plusieurs fois à la revue Histoire & Civilisations, et la revue américaine The Postil Magazine, occasionnellement à Politique Internationale, et collabore régulièrement avec Atlantico, Causeur, Contrepoints et L’Opinion. Il tient depuis 2014 un blog intitulé Historionomie, dont la version actuelle est disponible à l’adresse internet historionomie.net, dans lequel il publie régulièrement des analyses géopolitiques basées sur ou dans la continuité de ses travaux, et fait la promotion de ses livres.

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Atlantico : Dans une tribune publiée sur le site Bloomberg, l'économiste américain Tyler Cowen se réfère à l'histoire et à la théorie des jeux pour décrire le cas syrien. Selon lui, la multiplicité des acteurs sur le terrain, de l'Iran à la Russie, en passant par la Turquie et les interventions israéliennes et occidentales, soutenues par l'Arabie saoudite, font entrer le terrain syrien dans un niveau de complexité tendant à le rendre aussi imprévisible que dangereux. Une situation qui pourrait ainsi se différencier d'autres crises internationales majeures, plus simples dans leur lecture, mais qui pourrait s'apparenter aux événements de 1914. Cette comparaison est-elle pertinente ? ​

Philippe Fabry : La multiplicité des acteurs est indéniablement un obstacle à la résolution des différents par des négociations et la recherche de compromis : il est évident que l’on trouve plus rapidement un terrain d’entente à deux qu’à trois, quatre ou dix. Chaque intervenant ou groupe d’intervenants ayant son intérêt, la paix pure et simple est très difficile à faire, et d’autant plus qu’à l’intérieur d’un même camp, les intérêts ne sont pas les mêmes. Prenez la Russie et l’Iran : ils sont alliés en Syrie au côté de Bachar, mais si l’Iran souhaite faire de la Syrie dirigée par les Alaouites un Etat satellite et un accès à la Méditerranée, la Russie ne tient pas à dépendre trop de l’Iran pour la sécurité de ses bases de Tartous et Hmeimim. C’est pourquoi Poutine laisse Erdogan enfoncer un coin dans le nord du pays, afin de pouvoir se poser en arbitre entre ces deux puissances régionales, cependant qu’Assad, lui, préfèrerait retrouver son autonomie de jadis en même temps que son contrôle sur l’ensemble du territoire.

De ce point de vue la comparaison est pertinente, mais historiquement il me semble que le parallèle avec la guerre civile espagnole de 1936-1939 est beaucoup plus juste, parce que, contrairement à la guerre de 1914, elle est toujours demeurée une guerre par procuration, tout en étant effectivement un conflit précurseur, mais non causal, d’une guerre mondiale.

La disposition des forces et la nature des intervenants est très similaire à l’Espagne des années 1930 : d’un côté, le camp de l’ordre traditionnel, autoritaire, jadis incarné par Franco, aujourd’hui par Assad, et allié au nationalisme revanchard d’Hitler (et de Mussolini) qui cherchait à retrouver pour l’Allemagne un grand rôle international, et à tester son nouveau matériel, l’un et l’autre objectifs étant servis par l’envoi de la Légion Condor. Aujourd’hui, ce nationalisme revanchard est celui de Vladimir Poutine, et de l’Iran.

En face, on trouvait durant la guerre d’Espagne l’ennemi juré du fascisme, le communisme, doublement incarné par les Brigades internationales, des volontaires venus de partout pour épauler les Républicains espagnols, et par les Soviétiques, dans une moindre mesure - on notera d’ailleurs que les Soviétiques sur place étaient surtout là pour promouvoir le stalinisme au sein du camp républicain, et y éliminer les autres factions. Aujourd’hui, le camp des opposants syriens regroupe diverses factions, pour une grande partie des islamistes, l’islamisme étant la nouvelle idéologie terroriste internationale, comme l’était au début du XXe siècle l’anarcho-communisme. L’Etat Islamique a été composé de gens venus de tout le monde musulman - y compris de chez nous - et constitue véritablement l’équivalent des Brigades internationales. Les nouveaux soviétiques, ce sont les Turcs, qui ont joué un jeu trouble avec Daech durant des années et, aujourd’hui, conduisent leur opération en terre kurde avec l’aide de factions islamistes dont certains sont sans doute des transfuges de l’Etat Islamique.

Les Occidentaux, aujourd’hui comme hier, refusent de mettre vraiment la main dans ce conflit, et se limitent à des demies-mesures. La France et le Royaume-Uni, en 1936-1939, appliquaient une politique de non-intervention : les Britanniques, à l’époque, refusaient de prendre parti pour les communistes, fût-ce contre Hitler, préférant la négociation, et l’on se contenta donc d’envoyer quelques armes, secrètement, aux Républicains. Aujourd’hui, nous avons aussi fourni des armes, dont on a parfois eu du mal à s’assurer de qui les recevait, on a voulu soutenir les opposants mais sans armer les islamistes... bref la position est difficilement tenable et on essaie surtout de poser quelques actions de principe, pour que l’honneur soit sauf.

En quoi la multiplicité d'acteurs, et l'existence d'intérêts parfois paradoxaux pour chacun d'entre eux, peut-elle produire ce résultat d'imprévisibilité pouvant aboutir à une escalade, sur le modèle de 1914?

Outre que la multiplicité rend plus difficile de faire la paix, elle accroît aussi le risque d’escalade : chaque fois qu’un équilibre est trouvé, un acteur qui se sent plutôt lésé par celui-ci préfère jouer un coup relançant les hostilités générales, en rompant cet équilibre. C’est typiquement ce qu’Erdogan a fait en se jetant sur Afrine. C’est peut-être, aussi, ce qu’a cherché à faire Assad en employant des armes chimiques ; il a peut-être espéré bousculer la marche des choses, provoquer les Occidentaux afin de renvoyer la Turquie à son appartenance à l’OTAN, aux yeux de Moscou, et ainsi pousser les Russes à s’opposer à l’invasion turque du Rojava.

Cependant, si le conflit est ainsi relancé régulièrement, il ne peut pas, à mon sens, déboucher sur une véritable escalade.

Aujourd’hui, comme en 1936-1939 pour l’Espagne et contrairement à 1914, aucune grande puissance n’est prête à se lancer dans un conflit majeur pour la Syrie.  L’attitude des Etats-Unis comme de la Russie le montre bien : soit les Etats-Unis ont renoncé à frapper après le franchissement de la « ligne rouge », comme en 2013, soit, comme en 2017 et aujourd’hui, ils ont effectué des frappes mesurées sur des objectifs où les Russes étaient absents - ces derniers, de leur côté, n’ont pas cherché à riposter et se sont contentés de mises en garde. D’escalade, il n’y en aura donc pas à propos de la Syrie.

En revanche, il faut bien voir qu’un tel conflit détériore grandement l’ambiance des relations internationales, et crée ainsi les conditions d’une escalade rapide lorsque surgira une confrontation sur une question pour laquelle les intérêts des grandes puissances sont perçus comme bien plus importants, voire vitaux. Alors qu’il y a quelques années, y compris sur des problèmes graves de ce genre, tout le monde avait comme premier réflexe d’envisager une solution négociée et pacifique, le climat électrique actuel, fait d’invectives venant de tous bords, de versions contraires, est délétère. La guerre d’Espagne avait, de la sorte, préparé les esprits à la guerre, tout en annonçant les camps qu’elle verrait s’opposer.

Que peut justement nous apprendre l'histoire d'un tel contexte de complexité, pour en arriver à une désescalade entre les différents acteurs ?

Ma réponse va être assez navrante, mais dans la mesure où une authentique escalade est improbable au regard des données du seul théâtre considéré - le syrien, en l’occurrence - la désescalade ne peut advenir que d’une seule façon, par la victoire d’une des faction. Cette victoire peut n’être pas totale, mais partiellement de compromis.

La victoire de Franco dans la guerre d’Espagne fut totale, mais on ne s’achemine vraisemblablement pas vers quelque chose de cet ordre.

Nous aurons sans doute une victoire relative d’Assad, qui tiendra le territoire syrien à l’exception du Rojava. Je pense que ce dernier sera conquis par Erdogan, qui y établira un Etat fantoche vassal de la Turquie, qu’il repeuplera partiellement avec les réfugiés arabes syriens sunnites qu’il a actuellement en stock - trois millions. Manoeuvre typiquement néo-ottomane. Poutine ne fera rien pour l’empêcher parce que cela aboutira à un balcon turc sur le corridor Iran-Syrie, et fragilisera donc l’hégémonie iranienne sur la région, évitant qu’elle ne puisse se passer de l’alliance russe. L’Iran ne pourra pas refuser cette donne car il n’a pas les moyens de défier seul la Turquie et Poutine n’aurait pas d’intérêt à l’aider.

Les Occidentaux ne diraient plus rien, manquant de moyens de pression sur Erdogan dont ils ont besoin pour la base stratégique d’Incirlik et pour bloquer les flots de réfugiés.

Voilà quel est l’équilibre, provisoire mais plus solide que les précédents, qui pourrait se mettre prochainement en place - c’est-à-dire dans les mois qui viennent.

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