Russie, Etats-Unis, France, Chine... pourquoi les grandes puissances continuent leur course à l’armement nucléaire<!-- --> | Atlantico.fr
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Le champignon atomique créé par la bombe nucléaire lachée sur Hiroshima.
Le champignon atomique créé par la bombe nucléaire lachée sur Hiroshima.
©Reuters

Mémoire d’Hiroshima

Si les grandes puissances nucléaires se sont engagées à réduire leurs arsenaux et à cesser toute course aux armements, elles continuent pourtant à investir. De nouveaux sous-marins, des bombardiers plus endurants ou encore des missiles plus précis sont dans les tuyaux. Pourtant, tous assurent qu'ils n'utiliseront jamais ces armes de destruction massive.

Jean-Marie Collin

Jean-Marie Collin

Jean-Marie Collin est consultant, spécialiste des questions de défense. Directeur en France de l'association "Parlementaires pour la non-prolifération nucléaire et le désarmement", il a publié plusieurs ouvrages dont La bombe, l'univers opaque du nucléaire (Autrement, 2009) et Arrêtez la bombe ! (Le Cherche-Midi, 2013).

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Philippe Wodka-Gallien

Philippe Wodka-Gallien

Philippe Wodka-Gallien est chercheur à l'Institut français d'analyse stratégique (IFAS). Contributeur fréquent de la revue Défense nationale. Auditeur de la 47eme session Nationale de l'IHEDN et auteur de plusieurs livres dont : Hiroshima et Nagasaki, notre héritage nucléaire (Ouest France) et Essai nucleaire - la force de frappe Française au XXI eme siècle (Lavauzelle), prix Vauban 2015. Il est l'auteur du récent ouvrage : La dissuasion nucléaire française en action. Dictionnaire d’un récit national ». Edition Decoopman.

 

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Atlantico : Vladimir Poutine a annoncé vouloir renforcer l'arsenal nucléaire russe, les Etats-Unis vont développer un nouveau bombardier stratégique, la France travaille toujours sur son missile M-51… Pourquoi les puissances nucléaires continuent d'investir dans ces arsenaux ?

Philippe Wodka-Gallien : Le premier phénomène, c'est que toutes les puissances nucléaires reconnues par le Traité de non-prolifération (TNP - France, Etats-Unis, Russie, Royaume-Uni, Chine) ont décidé de maintenir leur stratégie de dissuasion nucléaire. Ensuite, les trois puissances nucléaires qui se sont révélées par des essais réalisés ces dernières années (Inde, Pakistan, Corée du Nord) n'ont pas renoncé non plus à leurs arsenaux. Nous sommes sur une planète avec huit puissances nucléaires affichées, ainsi qu'éventuellement Israël qui entretien l'ambiguïté. Compte tenu de cela et d'un contexte où les tensions se multiplient, elles ont décidé de moderniser leurs arsenaux et de renouveler leurs composantes.

C'est pour cela que l'on observe des programmes de modernisation chez les cinq grandes puissances nucléaires. Aux Etats-Unis, il y a un projet de nouveau sous-marin nucléaire lanceur d'engins, un projet de bombardier futur (le Long Range Strike Bomber) qui serait associé à un missile hypersonique ainsi que des réflexions sur le renouvellement des missiles balistiques. Le Royaume-Uni va renouveler ses sous-marins (Successor Class), avec des contrats déjà signés auprès de l'industrie britannique. Côté russe, il y a la modernisation de la flotte de bombardiers actuels, un projet de bombardier futur et deux programmes de sous-marins nucléaires. La Chine continue de moderniser et de diversifier son arsenal, sans avoir plus de têtes nucléaires mais avec une multiplication des vecteurs.

Les Français, eux, sont dans une situation où ils viennent de percevoir un arsenal totalement modernisé avec le missile M-51 dans les sous-marins lanceurs d'engin (SNLE) et la mise en service du missile ASMP-A dans les escadrons de l'armée de l'air et dans la flottille de la marine nationale utilisée depuis le porte-avions. La France doit encore renouveler ses ravitailleurs en vol, qui sont déjà anciens. Ces derniers sont nécessaires aussi bien pour le soutien de la dissuasion nucléaire que pour le soutien des opérations conventionnelles. Les grands pays ne font plus d'essais nucléaires. On observe donc aussi une modernisation des outils de simulation. Il faut pour cela des super calculateurs et des lasers à grande puissance.

Les matériels vieillissent, donc il faut les renouveler. Les sous-marins britanniques datent des années 1980. Les bombardiers B-52 américains datent des années 1960. Il faut également de la performance face aux matériels adverses : des sous-marins plus silencieux ou des armements plus furtifs. Les projets de défense anti-missiles contribuent également à ces logiques en poussant les différents pays à moderniser leurs armements, pour les rendre plus furtifs.

Jean-Marie Collin : Il y a un fort lobbying industriel, que l'on ne peut pas nier. Les industriels sont sans doute la principale raison de programmes de modernisation aussi fréquents, en France. Ils ne cessent de répéter que sans les crédits réclamés, ils devront fermer leurs bureaux d'étude et ne pourront plus mettre en œuvre les futurs missiles que l'on pourrait souhaiter dans vingt ans. Si j'entend bien que la recherche sur un sous-marin soit complexe, il est étonnant que le délai de développement ne se soit pas amélioré entre 1960 et 2015. Pour faire un parallèle, pour faire une voiture, il fallait trois à quatre années alors que maintenant, en un an, on peut créer une voiture… Pour un système d'armes, on est toujours sur une période de vingt ans.

Pour les Américains, Eisenhower dénonçait lui aussi le lobbying militaro-industriel. On peut comprendre cet exercice, c'est leur travail de vendre ce type de produits.D'ailleurs, en France comme aux Etats-Unis, on voit de nombreux officiers généraux passer de l'armée à l'industrie. Pour les fabricants, cela crée des ponts vers le ministère de la Défense.

En Russie, c'est tout de même différent. A la suite des années 1990, il y a eu une baisse de niveau des systèmes d'armes. Aujourd'hui, ils essaient surtout de rattraper le retard et peut-être même de dépasser le niveau général. En Inde et au Pakistan, il y a aussi un travail pour avoir des armes plus perfectionnées et approcher ce que font Français et Britanniques.

La dissuasion nucléaire est souvent présentée comme l'"assurance vie" ultime. Qu'est-ce qui nous permets encore d'affirmer que ces armes garantissent la paix ou protègent le pays ?

Philippe Wodka-Gallien : Il est évident que la perspective d'une riposte massive, avec le potentiel de destruction que nous avons vu à Hiroshima et à Nagasaki, porte le message de la dissuasion. Quand on voit les effets d'une arme nucléaire sur une ville, les effets persistants, le nombre de victimes civiles… La dissuasion, c'est la perspective de délivrer des destructions épouvantables à un pays, comme l'avait bien dit le général De Gaulle.

C'est la peur de la destruction qui pousse à la diplomatie. Sans armes nucléaires, nous avons vu dans les années 1920 une coalition pour tenter de détruire les Soviétiques. L'exemple du XIXème siècle européen est encore plus marquant : c'est le continent où se sont exprimés tous les plus grands esprits, les grands scientifiques, les grands artistes, de grands humanistes… sans pour autant empêcher la première guerre mondiale.

Aujourd'hui en Europe, le contexte est différent. On a créé l'Union européenne pour bannir le conflit du territoire européen. Mais c'est la peur de la destruction qui pousse les Etats à coopérer. La dissuasion nucléaire n'a pas empêché les guerres dans le monde, mais elle a évité des guerres entre les grandes puissances.

Jean-Marie Collin : Qu'est-ce qui nous prouve que c'est grâce à l'arme nucléaire ou non qu'il n'y ait pas eu de conflit majeur ? On peut aussi imaginer que les échanges économiques, et surtout la création de l'Union européenne, ont contribué de manière majeure à éviter un conflit au cœur de l'Europe.

Lors du conflit des Malouines, les Argentins n'ont pas eu peur d'attaquer les Britanniques, malgré leurs capacités nucléaires. En 1973, lorsque l'Egypte et la Syrie décident d'attaquer Israël, qui a déjà la bombe nucléaire, cela ne les arrête pas. En 1991, lorsque Saddam Hussein tire des missiles SCUD, qui auraient pu porter des charges chimiques ou bactériologiques, Israël n'a frappé ni avant, ni après. C'est bien la preuve qu'il y a des failles dans la dissuasion nucléaire. C'est une ligne Maginot du XXIème siècle.

Quels sont les risques de voir la situation dégénérer ? On peut penser à l'accident de 1985 où l'armée russe a cru à une attaque nucléaire, renonçant de peu à une riposte. On peut penser aux tensions et aux menaces échangées entre Chine, Inde et Pakistan…

Philippe Wodka-Gallien : Nous ne sommes pas du tout certains de cette histoire d'incident en Russie, dont les dates et le contexte ne sont pas bien clairs. En revanche, ce nous sommes surs, c'est que le processus de désarmement qui avait été initié à la sortie de la Guerre Froide par les Russes et les Américains est visiblement à l'arrêt, compte tenu notamment des crises qui se sont développées entre ces deux pays et en particulier de celle qui touche l'Ukraine. Ensuite, la Chine pousse également ses intérêts dans les espaces océaniques de son environnement.

Tout cela crée un environnement de maintien des arsenaux et de course technologique aux armements. Nous ne sommes plus dans les années 1950-1960, où l'on atteignait 70 000 têtes nucléaires. Aujourd'hui, Russes et Américains totalisent 7000 à 8000 armements chacun, sans volonté d'en augmenter le nombre. A eux seuls, ils totalisent 95% du stock mondial. Pour obtenir un désarmement, il faudrait une initiative très forte de la part des deux dirigeants, russe et américain. Mais on n'en prend pas la direction.

Dans ce contexte, la France a déjà divisé par deux son arsenal. Nous sommes à un stade où notre dissuasion fonctionne avec une composante océanique et une composante aérienne pour mettre en œuvre 300 têtes nucléaires. Il y a un sous-marin en permanence à la mer, deux escadrons de l'armée de l'air et une escadrille de l'aéronavale disponibles pour cette mission.

Nous prenons la voie de disposer d'arsenaux nucléaires jusqu'à la fin du XXIème siècle. Nous allons mettre en service une génération d'armements qui va durer des dizaines d'années. Lorsque nous lançons un sous-marin, il faut à peu près une quinzaine d'années pour le mettre en service et un matériel sert 30 à 40 ans. Aujourd'hui, on dessine des arsenaux nucléaires qui vont être opérationnels jusqu'en 2080 – 2100.

Nous fonctionnons sur des principes de dissuasion. Ces armes sont destinées à ne pas servir, sauf dans de situations extrêmes, comme une guerre qui commencerait conventionnellement et se poursuivrait avec l'emploi d'armes nucléaires tactiques. La perspective d'une apocalypse nucléaire empêche les guerres : c'est comme cela que l'on fonctionne depuis 1945.

Jean-Marie Collin : Tous les présidents mettent la menace nucléaire au cœur de leur discours. François Hollande, par exemple, a assuré que c'était grâce à la bombe que l'on pouvait faire ce que l'on souhaitait et intervenir à l'international. Si on a une arme, c'est pour potentiellement l'employer. A partir du moment où on l'a, il y a forcément un risque. Nous avons des scénarios d'emploi, des plans pour désigner des cibles si tel ou tel ennemi nous attaquait. Il vaut d'ailleurs mieux que l'on en ait, sinon ce serait une absurdité totale.

Ensuite, tout dépend des Etats. Nous pouvons imaginer que les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou la France aient une capacité de discussion et de diplomatie plus fortes avant d'arriver à ce genre d'extrémités. Nous pouvons aussi espérer que les Russes et les Chinois aient la même approche que nous. Ce sont des Etats qui assurent qu'ils n'utiliseront pas leur arsenal en premier. Là où il y a du risque, c'est du côté du Pakistan, de l'Inde ou de la Corée du Nord. Les Pakistanais ont rappelé encore récemment qu'en cas d'attaque conventionnelle majeure de l'Inde, ils n'hésiteraient pas à utiliser leur armement nucléaire.

Un risque d'escalade peut ensuite entrainer des incompréhensions ou une mauvaise communication qui entraineraient un tir. C'est arrivé pendant les années 1980. L'an dernier, au sommet de la crise ukrainienne, on pouvait craindre qu'en cas d'escalade des menaces de part et d'autre, l'un des acteurs commette une erreur à un moment donné.

L'article VI du TNP précise que les signataires s'engagent à "cesser la course aux armements nucléaires". Ces projets de modernisation n'enfreignent-ils pas ce paragraphe du traité ?

Philippe Wodka-Gallien : Le problème, c'est qu'on ne donne aucune échéance. Donc chaque Etat continue de développer ses armements, à niveau de charge nucléaire constant. On modernise juste les vecteurs. Est-ce que la modernisation relève de la course aux armements ? Ce qui est sûr, c'est qu'il y a une course à la modernisation.

Le souci, c'est que si l'on veut maintenir une dissuasion, il faut moderniser et renouveler les vecteurs. Si un sous-marin est trop vieux, à un moment donné, il ne peut plus porter ses missiles. Le moment de moderniser les vecteurs arrive maintenant et correspond à un stade de méfiance mutuelle entre les Etats concernés. Au lieu de chercher à coopérer, ils ont tendance aujourd'hui à s'affronter.

Jean-Marie Collin : Le fait de moderniser ses arsenaux, c'est une modification en qualité. Un missile qui peut aller plus vite, plus loin, en étant plus furtif, alors que l'adversaire fait pareil et que l'on cherche à avoir de meilleurs systèmes d'armes que lui, c'est bien une course aux armements. Manuel Valls, en octobre dernier, avait déclaré que la France était en tête de la course aux armes nucléaires. Il parait que c'est une erreur de communication. Je l'entends puisque ça remet en cause 40 ans de diplomatie française. Mais il n'y a pas eu de dénonciation officielle. C'est donc le Premier ministre de la France qui parle de course aux armements.

Pas mal de généraux, comme Etienne Copel ou Vincent Desportes, sont, contrairement à moi, en faveur de la dissuasion nucléaire. Et pourtant, ils réclament un arrêt de cette modernisation et assurent que l'on a déjà largement de quoi remplir la mission. Ce n'est donc plus un problème de défense mais un problème d'industriels.

Pour l'industrie, est-ce réellement important de poursuivre ces travaux ?  Et en matière d'électronique, d'aérospatial, ou de balistique? Ou s’agit-il de simples arguments permettant de soutenir le nucléaire ?

Philippe Wodka-Gallien : En France, on joue beaucoup la carte de la dualité dans les applications militaires, civiles et scientifiques de notre programme de simulation nucléaire. Pour le laser mégajoule par exemple, toute une partie est consacrée à des projets de recherche civile. Le programme de supercalculateur du CEA a aussi des applications dans le domaine de l'environnement ou dans des calculs nécessaires à certains projets industriels, dans l'aéronautique ou l'informatique.

Dans l'absolu, bien sûr, on pourrait développer tout cela sans passer par le militaire. Mais le fait est que le nucléaire pousse à cette activité… Le choix qui a été fait étant d'assurer le développement de la défense nationale.

Jean-Marie Collin : C'est une évidence que l'on ne peut pas nier. La question, c'est de savoir s'il faut mettre de l'argent dans une arme de destruction massive pour avoir des applications civiles. Le laser mégajoule a par exemple permis de développer des écrans plats avec une image parfaite. Comment définir une politique publique, en France comme aux Etats-Unis, qui décide de faire dépendre ce type de biens d'investissements dans des armes capables de détruire des Etats ?

Les citoyens sont-ils suffisamment informés sur la question des armements nucléaires ? Que peut masquer un manque de débat politique sur cette question ?

Philippe Wodka-Gallien : En France, le débat public est largement déployé. Il y a des colloques en permanence. L'Assemblée nationale a mis en place l'an dernier toute une série d'auditions sur l'arme nucléaire où tous les points de vue ont été entendus. La Revue Défense Nationale a consacré un numéro complet avec tous les avis, y compris ceux des opposants à la dissuasion. S'il y a bien un pays où le débat s'exprime de manière sereine, c'est bien en France.

Il y a un gros effort d'information sur le sujet, en matière de communication du ministère de la Défense, d'information des dirigeants du pays, notamment via l'Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN), ou des rapports parlementaires. Les Français sont également informés. Lorsque le président s'exprime, ou encore pendant la campagne de 2012 : lorsque le canidat François Hollande se rend à l'Ile Longue [NDLR: le port où sont stationnés les sous-marins nucléaires], c'est vu par des millions de gens au journal de 20 heures et pas seulement dans de la presse spécialisée. Les Français discutent du sujet sans tabou. La seule limite, c'est le secret défense, qui est une protection de notre dissuasion et une protection contre la prolifération.

Jean-Marie Collin : Avant 2012, il n'y avait presque pas de débat. Aujourd'hui, en France, c'est vrai qu'il existe. Mais il est créé par qui ? A 80% par des gens comme moi, qui veulent que l'on parle du nucléaire. Ces trois dernières années, j'ai monté quatre conférences entre l'Assemblée nationale et le Sénat. Mais lorsque la commission de la Défense nationale a organisé un cycle d'auditions, on se retrouve avec une très grande majorité d'intervenants favorables à la dissuasion. Cela donne l'impression dans le rapport de synthèse que tout le monde est pour. Il n'y a aucune égalité dans la mise en œuvre des arguments pour et contre.

Le débat est aussi compliqué parce que rien n'est clair. Le député Gwenegan Bui, qui est en faveur de la dissuasion, pose la question du manque de transparence au niveau budgétaire. Lui le premier estime ne pas avoir tous les chiffres. Ce qui complique la possibilité de rendre compte aux concitoyens sur les décisions qui sont prises. Il y a un manque de transparence évident au niveau du ministère de la Défense.

Propos recueillis par Romain Mielcarek

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