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Le marché mondial des produits de luxe devrait être multiplié par cinq entre 1995 et 2025.
Le marché mondial des produits de luxe devrait être multiplié par cinq entre 1995 et 2025.
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Vanity is vanity

Selon le cabinet de conseil Bain & Company, entre 1995 et 2025 le marché mondial des produits de luxe devrait être multiplié par cinq, avec un dépassement de la barre des 250 milliards en 2015. La France, dont certaines entreprises du secteur ont récemment connu un ralentissement, profite-t-elle comme il se doit de cette manne ?

Emmanuel Combe

Emmanuel Combe

Emmanuel Combe est vice-président de l'Autorité de la concurrence et professeur affilié à ESCP-Europe. Il est également professeur des universités.

Spécialiste des questions de concurrence et de stratégie d’entreprise, il a publié de nombreux articles et ouvrages, notamment sur le modèle low cost (Le low cost, éditions La Découverte 2011). Il tient à jour un site Internet sur la concurrence.

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Atlantico : Le groupe LVMH a récemment vu sa croissance ralentir. Comment l’interpréter ?

Emmanuel Combe : Nous parlons ici d’entreprises qui connaissent depuis une décennie des taux de croissance annuels à deux chiffres, grâce aux pays émergents. 

A ma connaissance, aucun autre secteur ne connait une telle progression, qui plus est dans la durée. Un ralentissement conjoncturel est donc assez logique,  à un moment donné. Néanmoins, cela ne change rien à la tendance : le luxe est voué à la croissance sur les 20 prochaines années et les récents résultats de groupes comme Richemont sont là pour le confirmer. On aimerait avoir de tels chiffres dans des secteurs comme l’automobile, où pour le coup les ventes sont en baisse depuis deux ans ... sauf pour des marques premium comme BMW ou Audi.

Selon le cabinet de conseil Bain & Company, entre 1995 et 2025 le marché mondial des produits de luxe devrait être multiplié par cinq, avec un dépassement de la barre des 250 milliards en 2015. Comment expliquer un tel succès ?

Première explication à cette croissance : si la production de luxe se concentre pour l'essentiel  en Europe, autour de trois pays leaders, à savoir la France, l’Italie et la Suisse (pour les montres et la joaillerie), la consommation se fait aujourd'hui essentiellement dans les pays émergents. Le luxe est en plein boom parce que la Chine, le Brésil, l’Inde ou la Russie décollent, avec l'émergence d'une classe moyenne et aisée, qui aspire à se différencier par la consommation. Le succès de nos entreprises se fait à 75% à l’export, hors d’Europe. Cette tendance va se poursuivre, au rythme de la croissance des pays émergents. 

Autre raison, que l’on observe également dans les pays développés : de nouveaux comportements de consommation. L'essor du low cost et du luxe, que l'on a l'habitude d'opposer, est en réalité le symptôme d'un même phénomène :  la « polarisation » des  choix. Cela signifie que, même si vous n’êtes pas très riche, vous allez diviser votre consommation en deux types de biens opposés :

-          les biens de commodité, dans lesquels vous ne mettez aucun affect, et pour lesquels vous recherchez seulement le meilleur ratio qualité/prix  (exemples : le billet d'avion court ou moyen-courrier), la  valeur d'usage ;

-          les biens identitaires, qui vous font rêver et vous donnent le sentiment d'appartenir à un groupe . On peut y trouver  du high-tech (l’iPhone, par exemple, prisé même par des personnes à faible revenu) mais aussi du luxe accessible (comme le parfum de marque ou les lunettes griffées). 

Dans quelle mesure l’économie française va-t-elle en profiter ?

Le luxe fait partie des principaux points forts de l'économie française mais on ne le dit pas assez, sans doute parce que le "luxe" n'est pas une catégorie statistique : si vous regardez les chiffres du commerce extérieur, vous n'avez pas de poste "luxe" car le luxe n'est pas un secteur mais une manière de produire. J’ai toutefois essayé d'estimer ce que pèse le luxe dans notre balance commerciale. Si l’on raisonne en termes de solde (ce que  l’on a exporté moins ce que l’on a importé), le luxe français représenterait un solde de +34 milliards d’euros en 2011. Comparons cela avec l’aéronautique : le solde commercial de cet autre grand succès français s'établit à 17 milliards environ. Autrement dit, les sacs à main, parfums et spiritueux pèsent le double des avions en termes de solde commercial ! Voilà une formidable force pour l'économie française, fondée sur la créativité et l'excellence. Si on définit le luxe au sens traditionnel du terme (vêtements, parfums, spiritueux, maroquinerie, joaillerie, arts de la table, etc), la France reste incontestablement le leader mondial, avec l’Italie et la Suisse pour seuls concurrents. La part de marché de la France  est de l'ordre de 30%.  Sur les 15 premières marques de luxe en termes de renommée, 7 sont françaises.

La force du luxe français, comme du luxe italien est de jouer sur deux tableaux  simultanément : le luxe d’exception, fondé sur de petites séries et sur une logique d'artisanat, et le luxe accessible, qui relève du "marché de masse" et d'une logique plus industrielle. L'un ne va pas sans l'autre : la part de rêve créée par le défilé de haute couture  et la robe que l'on ne s'achètera jamais donne ensuite envie de se payer le parfum de la même marque.

Le luxe d’exception est le résultat d’un savoir-faire, parfois séculaire et d'une alchimie avec les clients très difficile à reproduire. Dans le luxe d'exception, les barrières à l'entrée sont hautes à franchir : le luxe ne se décrète pas, même à coups de marketing. Il se construit et s'entretient dans le temps. Voilà pourquoi les grands noms du luxe préfèrent racheter des marques existantes plutôt que de se risquer à en créer. 

Je ne crois pas par exemple que les Chinois seront demain des acteurs majeurs dans la production de luxe, concept qui est très lié à la culture européenne. Par exemple, si vous rêvez d'acheter une montre de luxe, vous vous tournez spontanément vers une montre suisse, en dépit des efforts fournis en la matière par les Japonais depuis 40 ans pour monter en gamme  : l'histoire, la réputation, la part de rêve ne se rattrapent pas, même à coups de technologie.

On oublie aussi que le luxe, ce ne sont pas seulement  des consommateurs aisés, parfois milliardaires ; c'est aussi et d'abord une production faite localement par des ouvriers et des artisans très qualifiés, aux compétences peu communes, peu délocalisables. On dit souvent que la mondialisation se fait contre les ouvriers, ce qui  est sans doute vrai dans l’automobile d'entrée de gamme, dans la sidérurgie, mais pas dans le luxe, où c’est exactement l’inverse qui se produit. Le luxe, c’est selon moi  la mondialisation à l’envers : une mondialisation qui profite aux ouvriers qualifiés, à ceux qui ont un savoir-faire exceptionnel. Au-delà des chiffres, ce secteur peut redonner de la fierté économique aux Français, de la noblesse au travail de la main et envoyer un signal fort sur la diversité des excellences. Le luxe d'exception n'est jamais très loin de l'art.

En dépit de ce discours optimiste, on a l’impression que le secteur ne fait travailler qu’un nombre très limité de personnes. Dans quelle mesure peut-il porter notre marché de l’emploi ?

Quelques études ont été menées sur les emplois directs et indirects du luxe, notamment par le comité Colbert. Il ne faut jamais oublier les sous-traitants qui sont derrière les grandes marques . Selon les estimations, le luxe fait vivre en France  environ 100 000 personnes. Sur un même produit, beaucoup de compétences sont mobilisées sur un même territoire. Les traditions, les compétences et les matières travaillées varient selon les régions. Le luxe ne s’installe donc pas n’importe où ; il va là où sont les compétences. Ces emplois bougeront donc peu géographiquement, ce qui est un gage de pérennité. Par exemple, la Basse Normandie est une région dans laquelle il y a une tradition de conception et de fabrication de vêtements de luxe car les savoir-faire y sont présents depuis longtemps : vous avez une sorte d'écosystème local.

On ne peut qu’être optimiste par rapport aux débouchés du luxe en termes d’emplois. On constate d'ailleurs que certains sous-traitants peinent à recruter de la main d'oeuvre , faute de candidats aux compétences adéquates. En France, on a trop tendance à penser que le travail de la main est peu qualifié, alors que celui-ci peut être une forme d’excellence.

Toujours d’après B & C, le « luxe 2.0 » devrait prendre de plus en plus d’importance. La France est-elle prête à relever le défi sur ce secteur, tant en termes de communication que d’innovation dans les services et les produits ?

L’économie française du luxe est soumise à au moins deux défis. 

Tout d'abord, la France est positionnée sur un luxe très lié à l’artisanat et à certains produits comme la maroquinerie ou la mode vestimentaire, ce qui n'exclut d'ailleurs pas la créativité et l'innovation. Mais nous restons sur une vision très classique des frontières du luxe. D’autres pays sont en train de rentrer sur un autre type de luxe, qui s’adresse davantage à l’industrie et à la technologie. Autrement dit, le luxe n’est pas vraiment un secteur : en réalité tout peut devenir du luxe, dès lors que l'excellence et la créativité s'en mêlent. Le luxe, c’est de l’exception dans l’ordinaire. On peut donc en mettre quasiment partout.

Par exemple, un téléphone peut être transformé en produit de luxe, si vous y ajoutez du design et des diamants comme le fait la marque Vertu. Des pays ont compris que le luxe peut être lié à des produits high tech, que ce soit dans le domaine automobile ou des yachts. Aujourd’hui sur les yachts de luxe, les leaders sont d'abord les Italiens avec une marque comme Ferretti. De même dans l’automobile,  les deux leaders mondiaux du luxe sont l’Italie avec les marques de sport Ferrari ou Maserati et l’Allemagne, qui possède Porsche et a racheté .... Bentley, Rolls-Royce, Bugatti, Lamborghini ! Les japonais tentent de rentrer sur ce marché avec Lexus et les Indiens avec Jaguar (racheté par Tata Motors).

Nous devons bien comprendre que le luxe peut résider dans la tradition et l'artisanat d'exception (spiritueux, habits, parfums, arts de la table, sacs) mais aussi dans l’industrie. Certains acteurs français commencent à s'y mettre. Par exemple, Hermès propose d’aménager un des modèles d'hélicoptère d'Eurocopter. De même, LVMH a acquis en 2008 Royal van Lent, qui opère sur le segment des yachts de luxe. Nous  avons également en France un spécialiste des bateaux de luxe avec Rodriguez Group, bien que son savoir-faire soit désormais sous pavillon italien. Mais les possibilités de fertilisation croisée entre l'industrie et le luxe traditionnel sont encore largement sous exploitées en France.

Second défi : les acteurs du luxe français doivent convaincre leurs clients, qui sont d'abord des Chinois ou des Russes, qu’ils achètent autre chose qu’un simple produit ; ils achètent aussi une culture, un savoir-faire d'excepetion, une manière d’être. Le risque est de perdre ce lien, cette racine qui fonde le luxe, car un décalage peut toujours se créer entre le client et le produit. Le produit peut alors échapper à celui qui l'a créé et la marque de luxe risque alors  de perdre son image et sa réputation. Il est important de rappeler que derrière les produits d'exception, il y a toujours une histoire elle-même exceptionnelle. Il faut donc lutter contre la banalisation du luxe et faire attention à la manière dont on communique dessus et dont on distribue ses produits. S'il est difficile de créer une marque de luxe, cette dernière peut décliner très vite.

Les pouvoirs publics ont-ils un rôle à jouer dans le domaine du luxe ?

Oui, car derrière le luxe et ses fastes, il y a des enjeux énormes en termes  de balance commerciale, d'emplois et de savoir-faire. Des savoir-faire qui sont parfois sous exploités ou en voie d'extinction. Prenons un exemple. La France, il y a un siècle, était l'un des leaders de la chaussure haut de gamme. Sa patrie était dans l’Isère, à Romans. Puis un lent déclin s'est amorcé à partir des années 1970, sans que personne n'y prenne garde : des entreprises ont fermé comme Charles Jourdan, d'autres ont délocalisé et les savoir-faire  se sont étiolés. Tout un pan de nos compétence a failli disparaitre. Depuis quelques années, des entrepreneurs de la chaussure reviennent à Romans, comme Clergerie, ce qui montre que rien n'est jamais irréversible. Le rôle des pouvoirs publics est donc d'entretenir les savoir-faire locaux, en incitant les jeunes à  s'engager dans les métiers du luxe,  d' aider les petites entreprises familiales sur le déclin à « dépoussiérer » leurs produits en y mettant du marketing, du design…

Le message aux jeunes me semble très porteur : le luxe est une filière d’excellence qui s’offre à vous. Pour l’instant, cette forme d’excellence n’est pas assez privilégiée en France. Ce que l'on a fait avec la cuisine française et ses chefs, devenus de véritables stars mondiales, nous pouvons aussi le faire avec le luxe, en valorisant mieux nos pépites et nos talents !

Propos recueillis par Gilles Boutin

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