Terrorisme
Quand Ben Laden regrettait la stratégie trop sanglante d’Al Qaida
Peu avant sa mort, le leader d'Al-Qaïda, Oussama Ben Laden, a exprimé des regrets sur la stratégie sanglante et contre-productive de son organisation terroriste. A la lumière des violences de l'Etat islamique en Irak et en Syrie, que penser de ce revirement ?
Antoine Basbous
Antoine Basbous est associé de Forward Global, politologue et directeur de l’Observatoire des pays arabes.
Alain Rodier
Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.
Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.
Atlantico : Des documents retrouvés à l'issue du raid américain contre sa cache au Pakistan, en 2011, ont révélé que le leader d'Al Qaida, Oussama Ben Laden, a exprimé des regrets sur la stratégie sanglante et contre-productive de son organisation terroriste. Il a notamment évoqué des "erreurs", des "mauvais calculs" et des "victimes civiles inutiles" qui ont fini par porter préjudice à la cause djihadiste. A la lumière des violences de l'Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie, que penser de ce revirement ?
A la lumière de ses dernières analyses, Ben Laden avait-il raison ?
Antoine Basbous : Cela a correspondu à un débat qui fut initié dans les pays du Golfe lorsque Ben Laden, le 12 mai 2003, a lancé des attaques en Arabie saoudite, au cours desquelles beaucoup de musulmans sunnites ont péri. La question qui s'est alors posée était : peut-on tuer de "bons" musulmans pour la gloire de Dieu ? Résultat : ce débat a fait perdre au leader d'Al Qaida une certaine base sociale qui le soutenait mais s'opposait au meurtre d'autres musulmans sunnites. Et cela a donc dû le toucher.
Alain Rodier : Sur le plan de la stratégie sans doute. Il faut se rappeler qu'il n'était pas d'accord avec les violences faîtes aux chiites car une partie de sa famille et de ses proches avait trouvé asile en Iran après l'invasion de l'Afghanistan par les forces américaines à la fin 2001. Téhéran avait des moyens directs de rétortions. Cela dit, le terrorisme d'origine islamique radicale a tué, très majoritairement, des musulmans, les Occidentaux étant relativement protégés par les mesures de sécurité drastiques adoptées.
Quelles sont les différences entre les stratégies d'Al Qaida et de l'Etat islamique ?
Antoine Basbous : La principale différence est d'ordre géographique. Oussama Ben Laden était reçu par les talibans en Afghanistan, c’est-à-dire à la périphérie de l'espace islamique, à 4 500 kilomètres de La Mecque, alors que le Califat campe aux portes du pays qui abrite le lieu le plus saint de l’islam, qui demeure dans sa ligne de mire. L'Etat islamique est donc implanté au cœur du monde arabo-musulman.
Alain Rodier : La réponse est dans l'intitulé "Etat Islamique". L'EI n'est plus une "organisation" mais un "Etat" avec ses structures de gestion des populations dont la terreur est l'une des composantes. Ce n'est pas la seule, loin s'en faut. Il faut faire vivre ces population en lui apportant les biens de nécessité dont elle a besoin. L'EI s'y emploie en se livrant à une véritable économie souterraine en liaison avec le crime organisé qui, lui, reste discret de manière à profiter de la guerre sur le plan financier.
Pourquoi l'Etat islamique a-t-il choisi de surpasser dans la violence la stratégie de Ben Laden ?
Antoine Basbous : L'objectif est d'aller plus vite, marquer les esprits, compenser ses faiblesses, son manque de moyens, de structures, d'armements et de combattants par une guerre psychologique, en instrumentalisant la terreur, afin de pousser l'ennemi à abandonner le combat sans l'engager. Ce faisant, l'Etat islamique se place aujourd'hui dans l'héritage d'Abou Moussab al-Zarqaoui, l'homme de Ben Laden en Irak, qui fut éliminé par un raid américain en 2006. Lorsqu'ils se montrent impitoyables, tuent, massacrent, pillent, enlèvent femmes et enfants, les djihadistes revendiquent non seulement leurs actes barbares mais ils utilisent les vecteurs d'Internet pour démultiplier l'effet psychologique de leurs crimes. De fait, quand ils sont annoncés sur un front, les populations commencent à s'enfuir avant que les combats ne débutent. Dans l'est de la Syrie, les membres de la tribu Chaitat, qui a refusé de faire allégeance au Calife, ont subi plus de 700 décapitations. La stratégie de la peur est pour eux une arme psychologique redoutable.
Alain Rodier : Parce qu'il trouve cela efficace. Il a atteint en peu de temps ce qu'Al-Qaida en plus de 25 ans n'a jamais obtenu : une terre à lui.
La stratégie de l'EI n'est-elle pas un succès au vu des milliers de djihadistes qui viennent agrandir ses rangs ?
Alain Rodier : Les succès appellent les succès. Les djihadistes internationalistes veulent être dans le camp qui gagne, ce qui est le cas aujourd'hui.
L'ultraviolence de l'EI ne risque-t-elle pas de renforcer l'opposition des pays musulmans ?
Antoine Basbous : L'Etat islamique a créé une dynamique qui répand la panique dans les pays arabes, surtout au sein des sociétés les plus sensibles à l'idéologie djihadiste et takfiriste du Califat. Les régimes de ces pays ont par conséquent deux préoccupations principales : d'abord que le Califat n'exerce pas une poussée, en menant une offensive contre eux, et que la guerre contre le terrorisme ne classe pas l'Iran et la Syrie dans le même camp que les puissances occidentales qui sont décidées à combattre ce terrorisme-là.
Alain Rodier : Certes car l'EI est considéré désormais comme une menace directe des régimes en place au Proche-Orient. Par contre, il faut être conscient d'une chose : cette ultraviolence est programmée à des fins très précises. L'une d'elle est de provoquer un sentiment islamophobe exacerbé qui pourrait pousser de nombreux musulmans dans les bras de l'EI qui se présente comme leur seul "défenseur". La guerre se passe aujourd'hui, non seulement sur le terrain, mais aussi -et peut-être principalement- sur le plan psychologique. Les dirigeants de l'EI réflechissent et programment leurs actions. A l'ensemble du monde de ne pas réagir dans la passion (très compréhensible humainement) mais en calculant les meilleurs moyens pour riposter. Les condamnations de l'EI par toutes les grandes autorités religieuses musulmanes (saoudiennes, égyptiennes et même au sein des Frères musulmans) est une excellente chose. Il faut que les aspirants au djihad perdent de l'esprit qu'ils sont des "bons musulmans". Il ne sont, en fin de compte, que des "apostats" à leur propre religion. Les internationalistes en particulier, la connaissent très mal, ne lisent pas l'arabe pour nombre d'entre eux, et n'ont qu'une vision totalement partielle du Coran.
Barack Obama a qualifié les actions sanglantes de l'EI de "signe de faiblesse et non de signe de force". La stratégie de l'EI n'est-elle pas finalement vouée à l'échec ?
Alain Rodier : A terme, je pense que l'EI sera vaincu de l'intérieur, les population qu'il maintient sous son joug ne le supporteront peut-être pas trop longtemps. Mais la guerre, car il faut la nommer par son nom, sera longue et douloureuse. A l'Occident de faire preuve de résilience à l'image des Britanniques sous les bombardements nazis. Personnellement, je pense aussi qu'il convient de faire face à cette menace qui est prioritaire par la coopération entre les peuples (et leurs gouvernants). Il n'est pas venu le temps de s'opposer à la Russie qui â un rôle majeur à jouer dans cette guerre. Entre nous, "négocions", contre l'ennemi inhumain représenté par l'EI, battons nous ensemble. Idem pour l'Iran. Il est vrai que les gouvernants de ces deux pays sont souvent illisibles et semblent manger à plusieurs rateliers. Mais aujourd'hui, il ne faut plus finasser. Il convient d'agir.
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