Pourquoi la musique nous parait meilleure quand l'artiste est excentrique<!-- --> | Atlantico.fr
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Lady Gaga.
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La Bohème

Lady Gaga, Salavador Dali, Kiss... On ne compte plus les artistes qui nous ont autant bluffé par leurs performances que par leur excentricité. Et pourtant, l'évaluation de leur art prendrait ses origines dans la perception que l'on a de leur dite excentricité. C'est du moins ce que révèle une étude menée par deux chercheurs anglo-saxons, Wijnand Adriaan Pieter Van Tilburg et Eric Raymond Igou, et publiée en janvier dernier dans le European Journal of Social Psychology.

Nathalie Heinich

Nathalie Heinich

Nathalie Heinich, sociologue au CNRS, est membre de l'Observatoire des idéologies identitaires. Outre ses nombreux ouvrages de recherche, elle a publié deux textes d'intervention : Ce que le militantisme fait à la recherche (Gallimard, "Tracts" , 2021), et Oser l'universalisme. Contre le communautarisme (Le Bord de l'eau, 2021). Nathalie Heinich a publié Le Wokisme est-il un totalitarisme ? aux éditions Albin Michel (2023).  

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Atlantico : Une étude menée par deux chercheurs anglo-saxons, Wijnand Adriaan Pieter Van Tilburg et Eric Raymond Igor, publiée le 15 janvier 2014 dernier, a démontré que "l'évaluation de l'art prenait ses origines dans la perception de l'excentricité des artistes que l'on avait". Pourquoi ? Qu'est-ce qui nous attire chez ces artistes excentriques ?

Nathalie Heinich : Il faut distinguer d’une part les artistes créateurs, c’est-à-dire les plasticiens, les écrivains et les compositeurs de musique, et les artistes interprètes, soit les comédiens et les musiciens.

Dans le cas des interprètes, l’excentricité est liée à une singularité qui est constitutive de leur célébrité. C’est ce que j’appelle la visibilité (De la Visibilité, excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, 2012). On remarque que l’excentricité est liée à une forme de singularité liée à la célébrité, et plus précisément à la visibilité. Le fait que ces personnes soient reconnaissables par un très grand nombre de gens les met de fait dans une position de singularité. A cette singularité, qui les définit en partie, on peut éventuellement ajouter un comportement de singularisation qui se marque par l’excentricité dans les vêtements, le maquillage, la façon d’être, etc. et qui les distinguent du commun des mortels. Il s’agit là d’un signe d’appartenance à cette catégorie très particulière des gens visibles. Et cette excentricité est d’ores et déjà très bien acceptée, étant donné qu’elle est attendue : les gens considèrent que les stars ont un statut à part.

Pour ce qui est des artistes créateurs, les choses sont un peu différentes. A partir de l’époque romantique, dans le premier tiers du XIXème siècle, s’est imposée peu à peu l’idée que l’originalité, l’innovation, la marginalité étaient plus une qualité pour un artiste qu’un défaut. Cette idée a été une véritable révolution dans l’histoire des valeurs. C’est ce que j’appelle le régime de singularité. Ce régime s’est systématisé au XXème et s’est encore accentué dans les arts plastiques à partir du moment où s’est imposé le paradigme de l’art contemporain (Le Paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique, Gallimard, 2014). Cet impératif de singularité de l’artiste est resté constant mais s’est emballé depuis. L’une des règles du jeu de l’art contemporain est effectivement la transgression des frontières ou l’expérience des limites. Toutes les œuvres de l’art contemporain sont une forme d’expérimentation des limites, quelles que soient les limites : les limites de ce que le sens commun considère comme étant de l’art, les limites des conditions de conservation de l’œuvre, de sa transportabilité, de son acceptabilité morale et/ou juridique, etc. La transgression étant fondamental à cette nouvelle règle du jeu, l’excentricité de l’artiste fait partie de cet impératif de singularité. S’ajoute à cela dans l’art contemporain la tendance à déplacer l’attention de l’œuvre à la personne de l’artiste, c’est-à-dire que l’artiste en personne devient un élément important dans l’évaluation de l’œuvre, la connaissance de sa biographie, de sa démarche, de son curriculum. Par conséquent, le comportement même de l’artiste peut devenir un élément constitutif de son œuvre. Je pense notamment à Joseph Beuys, qui a créé toute une légende autour de sa biographie, ou à Marcel Duchamp.

Cette excentricité est un accompagnement de l’œuvre. Il faut bien voir que par définition toute excentricité attire l’œil car par définition elle est hors du commun et dépasse les normes communes. Elle peut attirer l’œil de manière négative comme positive. Et c’est le cas avec l’art contemporain : l’excentricité est devenue une réelle qualité, ce qui n’était pas le cas avec l’art classique où les œuvres d’art devaient au contraire reproduire les canons de la figuration. Les artistes eux-mêmes ne cherchaient non seulement pas à être excentriques, mais avaient plutôt tendance à s’embourgeoiser le plus possible pour marquer leur place dans l’échelle sociale. Avec l’art moderne, la marginalisation était déjà plus acceptée, mais plutôt dans un impératif d’expression de l’intériorité de l’artiste, c’est-à-dire qu’il fallait une forme d’individualité ou de personnalisation de l’œuvre pour qu’elle paraisse authentique. Il y a eu cependant certains artistes modernes tout à fait excentriques, comme Salvador Dali qui s’est singularisé de façon très visible par son comportement et son apparence.  Mais en art moderne, elle n’était pas constitutive de l’identité de l’artiste, contrairement à l’art contemporain où elle est devenue une injonction implicite.

Donc finalement, dès lors qu’on est dans une logique de valorisation de l’individualité, l’idée de s’affirmer comme individu singulier, hors du commun, n’hésitant pas à braver les conventions est une idée qui devient positive et qui devient un marqueur d’authenticité.

Comment expliquer cette association d’idées entre excentricité et créativité ?

C’est lié à ce que j’ai dit précédemment, c’est-à-dire le renversement qui s’est produit à partir de l’époque romantique quant à la valeur de l’originalité dans la création artistique et le comportement. L’excentricité est devenue une qualité fortement associée à la créativité. Elle est devenue par conséquent une sorte de stéréotype collectif.

Pour ma part, je l’explique également comme étant l’un des effets de la Révolution française (L'Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, 2005). Cette valorisation de l’originalité associée à la fois à la créativité et à la marginalité des artistes s’explique par le déplacement de l’élitisme, associé sous l’Ancien régime à l’aristocratie, sur les artistes au sens large. Ces derniers sont devenus une nouvelle forme d’élite, mais une élite en marge. C’est paradoxal mais cela permet de comprendre pourquoi les artistes sont une catégorie très en vue et très prestigieuse. Ils concilient valeurs démocratiques (travail et talent personnel) et valeurs aristocratiques (excellence, naissance, don inné).

L'authenticité de la personnalité de l'artiste ainsi que ses compétences influencent-elles également le spectateur malgré l'excentricité de l'artiste ? 

Cela peut être très variable. Si l’on prend l’exemple d’une rock star, on constate qu’il y a presque une obligation d’excentricité chez eux, ou du moins qu’il sera difficile d’en devenir une si l’interprète musicien se présente sur scène de façon banale. En revanche, pour un écrivain, le fait d’avoir une apparence banale n’enlève rien au talent qu’il peut avoir, du moins pour les spécialistes. Cela dépend énormément du public aussi. Le grand public sera plus sensible à des marqueurs d’excentricité comme Lady Gaga, tandis que pour des spécialistes très pointus de littérature par exemple, l’apparence de l’auteur ne compte pas. Finalement, tout dépend du domaine de l’art, du type de public et de l’exposition de la personne à ce public.

Les artistes eux-mêmes ne jouent-ils pas de cette excentricité comme argument de vente ? Et même s'il s'agit d'un argument de vente, n'est-ce pas là malgré tout une certaine audace que l'on pourrait qualifier d'excentricité authentique ?

Oui bien sûr. Si l’on prend le cas d’Amélie Nothomb en littérature, on voit bien qu’elle se présente d’une façon excentrique, ce qui lui confère une aura auprès de son public. Mais son public est justement assez populaire et elle n’est pas considérée par les spécialistes comme un grand auteur de littérature. Cette excentricité joue justement en sa faveur au niveau du marché, mais joue en sa défaveur pour ce qui est de la reconnaissance de son talent. Le problème de l’excentricité c’est qu’on ne peut jamais savoir si derrière il y a une œuvre véritable ou si elle est le paravent d’une absence de talent. Seule l’évaluation permet de de le savoir.

L'excentricité à force d'être utilisée par une majeure partie des artistes ne devient-elle pas une sorte de normalité ?

L’excentricité est attendue par le public puisqu’elle est devenue un stéréotype commun. Et c’est un peu le paradoxe de cette singularité. Dès lors qu’elle devient une norme, elle perd par définition son caractère singulier. Evidemment cela pose problème aux artistes eux-mêmes puisqu’ils peuvent être tentés de jouer la normalité la plus totale justement pour sortir de ce stéréotype de la singularité.

Cela influence-t-il le jugement du spectateur ? 

Le jugement, on ne sait pas, mais cela influence très certainement l’intérêt pour l’artiste. Dans certains cas, l’excentricité du comportement va intéresser et attirer le public. Si cet intérêt sera par la suite soutenu par la qualité de la proposition, c’est une autre question. Dans d’autres cas, l’excentricité va être perçue comme un signe d’absence de créativité, et donc comme une compensation du manque de réelle créativité. C’est par rapport à l’œuvre, la proposition ou la performance elle-même que pourra se décider la question de savoir si l’excentricité est une qualité ou un défaut.

Propos recueillis par Clémence de Ligny

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