Omar Raddad, quand Jacques Vergès la qualifiait de « nouvelle affaire Dreyfus »<!-- --> | Atlantico.fr
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Jean-Marie Rouart publie « Omar, la fabrication d’une injustice » aux éditions Bouquins.
Jean-Marie Rouart publie « Omar, la fabrication d’une injustice » aux éditions Bouquins.
©AFP / MARTIN BUREAU

Bonnes feuilles

Jean-Marie Rouart publie « Omar, la fabrication d’une injustice » aux éditions Bouquins. Pourquoi un écrivain a-t-il pris la défense, dès sa condamnation en 1994, d'un jardinier marocain accusé à tort de meurtre ? Jean-Marie Rouart revient en détail sur toutes les zones d'ombre de ce crime énigmatique. Extrait 1/2.

Jean-Marie Rouart

Jean-Marie Rouart

Jean-Marie Rouart est écrivain, essayiste et chroniqueur. Ancien directeur du Figaro Littéraire, il est membre de l'Académie Française depuis 1997. Très impliqué dans le comité pour la révision du procès d'Omar Raddad, il est l'auteur de Omar : la construction d'un coupable (Le Fallois, 1994).

 

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La déclaration de Me Vergès comparant l’affaire Omar à l’affaire Dreyfus va faire scandale.

Au lendemain du procès, les réactions ne se font pas attendre. Elles sont de deux ordres : les unes mettent en cause l’avocat, les autres la condamnation et le système même des cours d’assises.

Contre Vergès les attaques fusent. Il a mal défendu Omar. Pourquoi cette modération inhabituelle ? Et d’ailleurs ceux-là mêmes qui sont partisans de l’innocence d’Omar se demandent pourquoi l’avocat de Klaus Barbie, de Jacques Médecin, d’Abdallah et d’Action Directe a eu la mauvaise idée de s’emparer du dossier : lui qui ne défend d’ordinaire que des coupables n’a pu qu’indisposer les jurés et l’opinion. Il a fait peser sur l’accusé le poids de sa réputation de défenseur de l’indéfendable.

Un autre soupçon grave pèse sur Vergès : n’a-t-il pas « saboté » sa défense pour rebondir dans une dénonciation plus générale du système judiciaire français ? Cette hypothèse était séduisante. On pouvait imaginer que l’avocat, pas forcément consciemment, se soit bridé dans son action afin de mieux rebondir après le procès, trouvant ainsi un formidable prétexte à un réquisitoire global contre la justice. Et cela d’autant mieux qu’Omar est manifestement innocent du crime pour lequel on l’a condamné. Cette hypothèse aujourd’hui ne semble plus tenir. Il paraît même certain que Vergès a été convaincu d’emporter l’adhésion des jurés. Il a cru, naïvement, que le dossier vide parlerait de lui-même et que tous ses efforts devaient au contraire porter à ne pas indisposer les jurés et à se faire oublier.

Un autre avocat aurait-il obtenu gain de cause ? C’est ce qu’a laissé entendre, dans une déclaration à France Soir, Me Baudoux, premier avocat d’Omar, qui à la suite d’un désaccord avec Me Vergès avait renoncé à plaider. L’avocat pense qu’il est très présomptueux de dire qu’il aurait obtenu l’acquittement : « J’estime pourtant que nous aurions évité certaines lourdes erreurs d’ordre psychologique sur lesquelles je ne m’étendrai pas et que nous aurions marqué des points importants. Nous étions les mieux placés pour cela. Pourquoi ? Parce que, pour voir clair dans ce dossier, il faut le connaître à fond et avoir suivi l’instruction pas à pas. Nous aurions notamment demandé à la Cour de se transporter sur les lieux et nous aurions fait devant les jurés la démonstration qu’il était parfaitement possible de bloquer la porte de l’extérieur, à l’aide du lit pliant.

« Si nous avions pu défendre Omar Raddad, nous aurions exigé qu’on établisse avec le maximum de précision la chronologie des blessures infligées à Mme Marchal […]. Nous aurions cherché à savoir pourquoi Mme Marchal effectuait de fréquents déplacements en Suisse et en Italie. On ne s’est pas demandé non plus qui, en dehors du jardinier, aurait pu avoir un mobile pour la tuer. J’ai la conviction qu’on a dès le départ focalisé sur Omar, suspect commode, et qu’on a tout fait pour le “planter”. »

Le lendemain du procès, la presse est unanime à éprouver un trouble. « Le doute était partout dans ce procès, écrit Patrice Bertin dans Le Quotidien de Paris, dans l’absence de preuves, dans l’absence d’aveux, dans l’absence de mobile autre que supposé. […] Mal jugé, mal défendu, peut-être coupable, peut-être innocent, Omar Raddad n’a pas forcément été victime d’une erreur judiciaire. Sur ce point-là aussi, il y a doute. Mais qu’il y ait faute, faute de justice, faute de jugement est une évidence », conclut le journaliste. « Aucune preuve matérielle de la culpabilité d’Omar n’a été apportée », écrit Régine Magné dans Sud-Ouest. Libération semble gêné : après les articles du chroniqueur judiciaire, Dominique Simonnot, favorables à l’innocence d’Omar, l’éditorial qui conclut l’affaire, signé Pierre Georges, est beaucoup plus embarrassé. C’est un commentaire étonnamment prudent, légaliste, qui étonne de la part d’un journal qui avait trouvé tant de circonstances atténuantes à Thierry Paulin, le métis assassin des vieilles dames du XVIIIe arrondissement. Il est vrai qu’Omar, lui, n’organisait pas de fêtes au Palace. Sans doute ne faut-il pas trop chagriner Me Henri Leclerc, avocat du journal. Libération par la suite, sans faire de ce procès douteux son cheval de bataille, comme il eût été normal dans sa logique droits-de-l’homme-tiers-mondisme, reviendra cependant à plusieurs reprises sur les nombreuses erreurs du procès. Seul Pierre Bois dans Le Figaro s’acharne à défendre la version donnée par l’accusation. Il imagine Me Vergès mû uniquement par la passion médiatique : « Me Vergès sortit comme il le fait toujours par un éclat calculé dont il alla ensuite constater l’impact aux informations télévisées. »

Omar « mal défendu » : cette thèse sera couramment reprise. Dans Nice-Matin, Maurice Huleu évoque les « erreurs stratégiques de la défense », notamment celle d’avoir laissé Omar se servir d’un interprète. Il met sévèrement en cause Me Vergès : « En évoquant le centenaire de l’affaire Dreyfus au cours de sa plaidoirie, puis pour haranguer la foule dans la salle des pas perdus du palais de justice de Nice, Me Vergès est apparu plus à l’aise comme tribun que comme avocat. Peut-être après tout n’avait-il accepté cette affaire que pour pouvoir comparer “le petit jardinier marocain” au “jeune capitaine juif” devant les caméras de la télévision. » Dans Le Monde, Alain Giraudo se demande : « Une énigme criminelle vient-elle d’aboutir à une erreur judiciaire ? » Dans Le Figaro, je publie un article sous le titre « Si j’étais criminel… », dans lequel je souligne les invraisemblances les plus flagrantes de cette affaire. J’y écris notamment ceci : « Mettons-nous un instant dans la peau de la victime à l’agonie. Est-ce que nous consacrerions nos derniers instants à inscrire le nom de notre assassin sur un mur plutôt que de garder nos dernières forces pour tenter de vivre ?

« Comme tout cela est bien compliqué. Si j’avais été à la place d’Omar et que j’avais voulu commettre un crime crapuleux pour payer mes dettes, j’aurais employé un scénario beaucoup plus simple. Il suffisait d’aller à cinq cents mètres de là, d’assassiner une vieille héritière qui emploie un Maghrébin et d’inscrire en toutes lettres sur le lieu de mon forfait : “Rachid m’a tuer.” »

Un autre avocat que Vergès aurait-il pu mieux défendre Omar ? C’est un type de faux débat que l’on ne peut lancer qu’en raison de la personnalité controversée de Me Vergès. Le Quotidien de Paris, à cette occasion, pose la question à plusieurs avocats. Me Varaut, qui, idéologiquement, n’apparaît pas franchement lié à l’avocat du FLN, n’est pas loin, me semble-t-il, de la vérité lorsqu’il évoque la sagesse inhabituelle de Vergès : « Il a abandonné pour cette affaire exceptionnelle son système de défense qu’il a lui-même théorisé et qui consiste à attaquer les juges et le procès en général, pour un système qui accepte les règles du jeu. Il a axé sa plaidoirie sur le seul point possible : le problème fondamental du doute. » Me Gilbert Collard aurait, lui, employé plus de diplomatie. Me Thierry Lévy, toujours intelligent, relève l’écueil sur lequel a buté Me Vergès : « Il n’a pas pu arrêter la machine : l’enquête qui avait été menée l’a été de manière unilatérale sur la base de convictions établies. » Quant à Me Olivier Schnerb, il prend carrément la défense de l’avocat : « Si Vergès n’a pas obtenu l’acquittement, personne n’aurait pu l’obtenir à sa place. Avec son talent, son charisme, sa science terminologique, c’est l’un des meilleurs pour la défense. »

Quant à l’hebdomadaire Globe qui va se lancer, une semaine plus tard, dans une vigoureuse défense d’Omar, il va illustrer l’ambiguïté de l’attitude des partisans de l’innocence d’Omar vis-à-vis de Vergès, du moins de ceux qui pensent qu’il a été condamné sans preuves. L’important dossier qu’il consacre à l’affaire, intitulé « Les dix doutes de l’affaire Omar », vise autant à démontrer les erreurs du procès qu’à mettre en pièces Me Vergès. Le condamné est innocent, mais son avocat est coupable. Pierre Bergé s’enflamme : « Cette condamnation est indigne d’une société civilisée et nous ne pouvons tolérer qu’en France, patrie des libertés, patrie des droits de l’homme, la justice soit rendue de la sorte. » Et il conclut assez drôlement : « Si Me Vergès veut savoir ce que les organisations humanitaires pensent de lui, je vais le lui dire : elles l’emmerdent. » En réalité, Pierre Bergé montre le bout de l’oreille en « évoquant le défenseur de Barbie », on règle des comptes par affaires interposées. Cela expliquera d’ailleurs plus tard l’attitude particulièrement molle des organisations antiracistes. Comment défendre Omar sans avoir à soutenir Vergès ? Terrible drame de conscience pour les humanistes !

En réalité, qu’on aime ou qu’on déteste Vergès, il semble difficile d’affirmer sans mauvaise foi qu’un autre que lui aurait pu obtenir l’acquittement d’Omar Raddad.

Le dossier sur lequel on a débattu était déjà trop bien ficelé pour que quiconque réussisse à le démonter.

Il était trop tard. Ainsi un témoignage capital pour la défense, celui de Liliane Receveau, la femme de chambre, qui a affirmé que Ghislaine Marchal lui avait demandé de ne venir ni le dimanche ni le lundi en raison de son absence, alors qu’il ne s’agissait à l’évidence que d’un prétexte pour être seule et recevoir quelqu’un discrètement. Ce témoignage n’est apparu qu’au procès. Il n’y est fait aucune allusion au cours de l’enquête. C’est pourtant une précision capitale : ce témoignage ouvrait sur d’autres pistes possibles, notamment celle de la voiture sombre immatriculée en Suisse que des témoins ont aperçue, garée près de la villa. Il ouvrait aussi sur la pellicule de photos que les enquêteurs ont cru bon de détruire.

Bien sûr on ne peut pas dire que tout cela a été fait sciemment, délibérément. Ce serait mettre en cause gravement la justice, ce qui est plus condamnable encore que de commenter ses décisions. Réduit à des hypothèses, il ne faut pas s’emballer. On peut parler innocemment de pesanteurs, de routine administrative, d’un certain laisser-aller, qui existent dans beaucoup de domaines et aussi dans le système judiciaire. Peut-être y a-t-il eu une alliance objective de deux mouvements qui n’étaient pas forcément concertés.

D’abord, la routine de l’enquête de la gendarmerie que les juges d’instruction successifs n’ont peut-être pas surveillée d’assez près. C’est une dérive que beaucoup de magistrats constatent. Les juges d’instruction, privés de moyens, ont de plus en plus tendance à suivre la police plutôt qu’à la précéder. D’autre part, en face de l’augmentation de la délinquance, de crimes atroces, des liens de solidarité et de confiance tendent à se créer entre le juge d’instruction et les gendarmes : le juge n’ose pas toujours, de peur de les vexer, leur faire des remontrances sur certaines approximations ou sur certaines erreurs. C’est ainsi que les rôles se mêlent : le gendarme devient un peu juge d’instruction, le juge d’instruction devient un peu gendarme. Ne vaudrait-il pas mieux dans l’intérêt du justiciable que chacun restât à sa place ?

Ensuite, le poids de l’honorabilité de la famille du bâtonnier du Granrut. A-t-elle joué un rôle aussi positif qu’on a bien voulu le dire ? Je ne le crois pas. À force de vouloir trop dissimuler de choses délicates, on a fini par créer une ambiance de mystère. Le bâtonnier du Granrut, remarquable avocat, a-t-il voulu trop bien faire en choisissant Me Henri Leclerc ? Disons qu’il l’a choisi un peu tôt : c’était, a-t-on dit, pour éviter tout soupçon de racisme. On notera d’ailleurs la discrétion du mouvement de Jean-Marie Le Pen pourtant très actif dans la région. Mais ce choix comportait un autre risque pour le bon fonctionnement de la procédure que le bâtonnier ne pouvait pas sous-estimer : apparaître de la part de la famille comme une lourde présomption de culpabilité vis-à-vis d’Omar, seul Maghrébin mis en cause dans l’affaire. Le bâtonnier du Granrut, pour une raison que l’on comprend, souhaitait ne pas voir soupçonner l’honorabilité de sa belle-sœur. A-t-on voulu cacher quelque chose ? C’est en tout cas inutile, puisque beaucoup de choses vont apparaître au grand jour avec une force d’autant plus grande que beaucoup croiront à une manœuvre occulte pour les dissimuler.

Au nombre de ces choses cachées, de ces personnages pudiquement oubliés (outre l’ami italien), il est difficile, vu sa personnalité exceptionnelle, de ne pas compter le beau-frère de Ghislaine Marchal, Gilbert Beaujolin.

Extrait du livre de Jean-Marie Rouart, « Omar, la fabrication d’une injustice », publié aux éditions Bouquins

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