Monde multipolaire : quand la théorie devient réalité et que l’Occident se la prend en pleine face<!-- --> | Atlantico.fr
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Le monde d'aujourd'hui est multipolaire.
Le monde d'aujourd'hui est multipolaire.
©Reuters

Réveil brutal

Le cavalier seul de la Russie ou le désintérêt de la Chine pour le dossier ukrainien sont les témoins du caractère multipolaire du monde d'aujourd'hui. Une réalité longtemps souhaitée par les pays occidentaux, mais qui se sont tout de même laissés surprendre.

Béatrice  Giblin

Béatrice Giblin

Béatrice Giblin est géopoliticienne. Ancienne élève d’Yves Lacoste, elle a dirigé l’Institut français de géopolitique à l’université de Paris VIII.

Elle est notamment l'auteure de "Les conflits dans le monde. Approche géopolitique" (Armand Colin, 2011).

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Atlantico : Alors qu'une logique bipolaire prévalait du temps de la Guerre froide (Occident contre Est), on s'est ensuite mis à rêver d'un équilibre des puissances, avec des pôles d'influence mieux répartis dans le monde. Quels signes montrent aujourd'hui que nous nous trouvons bien dans un monde multipolaire ?

Béatrice Giblin : C'était en effet un rêve que cet équilibre des puissances qui n'a jamais existé. Il y a eu un temps, après l'éclatement de l'URSS, une hyper puissance, les Etats-Unis, mais l'émergence de la puissance chinoise et le retour de la Russie sous les gouvernements de Poutine ont rapidement changé la donne. 

Quels signes ? Les budgets militaires qui restent très élevés (celui des Etats-Unis étant de très loin le premier) ou sont fortement à la hausse (budget chinois second derrière les Etats-Unis qui n'est cependant encore qu'un peu plus du cinquième du budget américain) ; le retour de la Russie sur les marché de l'armement et la modernisation de l'armée russe ; la montée en puissance du budget militaire de l'Inde. Le Brésil, considéré comme une puissance émergente, n'est pas encore une puissance d'un  point de vue militaire. Or pour peser sur la géopolitique au niveau mondial il est indispensable de disposer d'une armée efficace, même si ce n'est pas une condition suffisante pour imposer sa volonté aux autres.

Quels sont les signes de la perte d'influence occidentale ?

La parole du président des Etats-Unis n'est plus entendue ni écoutée comme elle a pu l'être après la première guerre contre l'Irak. Mais l'échec en Afghanistan et le chaos irakien après la chute de Saddam Hussein ont fortement discrédité la voix des Etats-Unis. Quant aux autres Etats occidentaux, peu d'entre eux sont prêts à intervenir à l'extérieur, sauf la France (Mali, République Centrafricaine) et le Royaume Uni avec la France en Libye.

Le temps que la Chine construise sa puissance économique, et que la Russie post-soviétique se réaffirme, l'Occident a-t-il pensé qu'il pourrait garder son influence sur les affaires mondiales ? Du coup, s'y est-il préparé ? Qu'est-ce que la multiplicité des pôles d'influence a aujourd'hui changé ?

Les dirigeants américains  ont assurément pensé qu'ils garderaient la main sur les affaires du monde, d'autant plus que leur système politique et économique avait gagné la bataille contre le communisme. Mais en allait-il de même pour les autres Etats classés comme appartenant à l'Occident ? Il est utile de rappeler que l'Occident ne forme pas un tout, c'est un ensemble  qui réunit des Etats proches par leur mode de gouvernement, par leurs valeurs politiques  mais dont les intérêts nationaux sont loin d'être identiques. De plus il s'agit d'Etats très différents tant au niveau de la puissance, de la richesse, de la population, du territoire et de leur environnement géopolitique. Enfin, cette puissance de l'Occident est récente à l'échelle des temps longs, elle date surtout de la révolution industrielle, à peine deux siècles, ce qui au regard de l'histoire de la Chine est peu.

Comment se préparer à la montée en puissance des autres Etats ? Pas facile. Seuls les Etats-Unis pouvaient imaginer rester "le" pôle majeur ce n'était pas le cas pour les Etats européens, puissances nettement plus faibles . Comment comparer la Chine 1300 000 000 d'habitants, un capitalisme sauvage, un régime autoritaire et un Etat européen démocratique de 65 millions d'habitants comme la France ? Comment la France aurait elle pu se préparer à la rapide émergence de la Chine ? Il est facile aujourd'hui de dire qu'il aurait fallu mieux former, développer la recherche, prendre les créneaux innovants et le luxe ce fut fait mais sans doute insuffisamment. 

La Chine se désintéresse des événements en Ukraine ; les pays du Golfe ont des préoccupations bien spécifiques… Peut-on parler de décalage entre la vision que l'Occident a traditionnellement du monde, et les réalités d'aujourd'hui ? En quoi cela affecte-t-il les résolutions de conflits, notamment ?

La Chine comme la Russie d'ailleurs, défend la souveraineté nationale et est farouchement opposée au droit d'ingérence. Il est hors de question que d'autres puissances interviennent pour défendre l'indépendance des Ouïgours ou des Tibétains ; donc les dirigeants chinois n'appuient pas ouvertement la Russie. Mais compte tenu de l'importance des temps longs dans la pensée politique chinoise, ils partagent sans doute le point de vue de Poutine qui estime que la Crimée étant russe depuis des siècles elle doit rentrer dans le giron national (1954 est un accident de l'histoire).  Taïwan est clairement pour les Chinois une partie du territoire national et ils sont convaincus qu'un  jour plus ou moins lointain l'île réintégrera la Nation. Mais la Chine n'a jamais voulu être le gendarme du monde. 

L'Occident suit de près la situation ukrainienne (sauf le Japon ...) mais ce sont surtout les Etats-Unis à cause de l'OTAN et les pays européens à cause de leur proximité géographique avec l'Ukraine et la Russie qui sont concernés. Je ne vois pas vraiment ce qu'est la vision du monde qu'a traditionnellement l'Occident. Je pense que les pays qui font partie de l'Occident réagissent pour une part au nom de valeurs mais aussi selon leurs intérêts.

Les principaux pôles d'influence aujourd'hui sont-ils les Etats-Unis, la Chine, l'Europe, la Russie et les pays du Golfe ? L'accès aux énergies, moteur des économies, en est-il bouleversé, et comment cela affecte-t-il les pays occidentaux ?

Les pôles d'influence sont d'évidence ceux que vous citez avec un bémol pour l'Europe qui n'a ni défense (si ce n'est l'OTAN) ni politique étrangère commune. Elle est donc divisée sur de nombreux sujets (Syrie, Ukraine, Libye, Mali etc). Pour les pays du Golfe il faut y intégrer l'Iran, car c'est à plus ou moins long terme une puissance émergente et sans doute nucléaire. 

Les priorités de ces pôles d'influence varient avec leurs intérêts : pour les Etats-Unis maintenir son rôle de leader et de première puissance mondiale ; la Chine redevenir une puissance de premier plan équivalente aux Etats Unis et même de la dépasser et sa croissance économique y contribue; la Russie retrouver un rôle de premier plan mais son économie de rente est loin d'être comparable à celles des Etats Unis et de la Chine, l'épisode actuelle de la Crimée ne doit pas masquer les faiblesses de la Russie, chute de la démographie, réduction des libertés. Pour les plus puissants la priorité est d'imposer ses intérêts nationaux aux autres.

La multiplicité des pôles (pas encore si nombreux, comparés au nombre d'Etats qui lui a fortement augmenté) a rendu la géopolitique mondiale plus complexe, avec des alliances qui peuvent plus souvent variées selon les circonstances et les contextes géopolitiques.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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