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Une photographie prise le 28 juin 2011 de l'entrée du commissariat d'Avignon.
Une photographie prise le 28 juin 2011 de l'entrée du commissariat d'Avignon.
©GERARD JULIEN / AFP

Police secours

Derrière la question de la mesure de la violence s’en cache une autre tout aussi explosive : le non respect récurrent de l’obligation légale qu’ont policiers ou gendarmes d’enregistrer les plaintes de victimes de faits de délinquance.

Jean-Marc Fedida

Jean-Marc Fedida

Jean-Marc Fedida est avocat au barreau de Paris. Egalement essayiste, il est l'auteur de Impasses de Grenelle : De la perversité écologiste (Editions Ramsay, 2008).

 

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Eric Verhaeghe

Eric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968

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Deux hommes, soupçonnés d'avoir violemment agressé un homme de confession juive et de lui avoir volé sa montre l'été dernier à Paris, ont finalement été mis en examen et écroués. 

Atlantico : Pensez-vous qu'il soit difficile de porter plainte en France ?

Jean-Marc Fedida : Déposer plainte est parfois un parcours de combattant, le plus souvent le jet d’une bouteille à la mer . Le rapport du Sénat qui constate cet état de fait, semble découvrir la lune ! Il témoigne avant tout de l’éloignement qui existe entre le quotidien du justiciable, la lettre de la loi et le niveau d’information des élus des institutions républicaines. Le service public de la justice est malade. Le mauvais traitement des plaintes par les différents niveaux de ce qu’il est convenu d’appeler la chaîne pénale en est un indicateur réel. La réalité, c’est que le chemin qu’emprunte la plainte pénale est encore aujourd’hui administratif, lourd, aléatoire et rempli de décisions incompréhensibles pour le justiciable. La réalité, est qu’une fois franchie la porte du commissariat ou de la gendarmerie il faut trouver un officier de police judiciaire disponible et surtout savoir choisir les mots pour le convaincre que ce que le justiciable a à dire mérite de recevoir une suite judiciaire. Cette démarche est donc de fait fermée à ceux qui ne disposent pas des outils élémentaires de la grammaire judiciaire, que ce qu’ils dénoncent prenne sous la forme d’un procès-verbal une traduction utile. On comprend que ces mots sont faciles lorsqu’il s’agit de dénoncer des faits simples tels que des vols ou des violences, pour autant, lorsque les faits sont un peu complexes (ainsi en est-il de motivations antisémites) , le justiciable est souvent tributaire et dépendant de la qualité de l’écoute de celui ou de celle qui reçoit matériellement la plainte, du fonctionnaire qui recueille le récit du plaignant et le fige sur un procès-verbal.

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Il y a bien sûr, la difficulté réelle du travail de traduction qui reste contingente de la qualité de l’écoute du fonctionnaire qui frappe le procès-verbal. Voire même de la propre capacité de ce dernier à discerner dans le récit du plaignant ce qui -selon lui - est utile et ce qui l’est moins. Or, ce document est le plus souvent mal rédigé et trop rapidement recueilli il matérialise pourtant la première étape de la procédure judiciaire, il constitue « le document source » de tout le devenir de la procédure. Ce sont les termes retranscrits, les expressions employées, le choix des infractions pénales qui conditionnent le plus souvent l’appréciation qui est faite par la suite du sérieux de la plainte et de la crédibilité du plaignant.  On comprend dès lors que les conditions matérielles et intellectuelles qui entourent la réception des plaintes est le premier handicap à franchir.
Eric Verhaeghe : Pour que votre question soit tout à fait compréhensible, il faut l'étayer par quelques éléments d'éclairage. Il apparaît en effet que la personne victime d'une grave agression antisémite à Paris, qui aurait pu être mortelle, agrémentée d'injures explicites faisant référence à son appartenance religieuse, a eu lieu dans l'immeuble de ses parents, dans le 19è arrondissement, quartier où il est notoire qu'une importante communauté juive séfarade coexiste avec d'importantes communautés musulmanes. Par les temps qui courent, ce genre de mélange mérite d'être surveillé comme le lait sur le feu par la police. Et... curieusement, lorsque le père de la victime a retrouvé le corps quasi-inanimé de son fils dans le hall de l'immeuble, il a prévenu la police de son arrondissement, celle du 19è, qui ne s'est déplacée. Les deux endroits sont pourtant distants de moins de deux kilomètres, et la rue Archereau, où le corps a été retrouvée est au coeur d'un quartier sous tension à Paris. 
Pour pouvoir déposer plainte, la famille de la victime s'est donc tournée vers le bureau national de vigilance contre l'antisémitisme, le BNVCA, qui a décidé de porter plainte dans le Val-de-Marne. Ce détail en dit long sur le naufrage de la police dans l'est parisien, et singulièrement dans le 19è arrondissement. Pour être précis, le quartier où le drame a eu lieu est complètement abandonné par la police depuis de nombreuses années. J'ai souvenir d'un important responsable syndical de la CFDT qui y vit, et qui m'expliquait, il y a déjà cinq ans, qu'il ne pouvait plus se rendre dans le parking de son immeuble, car celui-ci était occupé en permanence par les trafiquants de drogue. Et, bien entendu, le commissaire du XIXè arrondissement était parfaitement informé de la situation, et ne bougeait pas. 

Quelles en sont les raisons ?

Jean-Marc Fedida : Les moyens donnés aux services de police et de gendarmerie pour accomplir leur missions sont, hélas, artisanaux et insuffisants mais cela n’explique pas tout. Il faut dénoncer l’incroyable opacité de la procédure pénale ultérieure. Le justiciable  qui a déposé une plainte ne dispose d’aucun moyen pour connaître le cheminement judiciaire qu’emprunte ensuite le récit qu’il a péniblement fait. Si la plainte est transmise au parquet de la République, il ignore non seulement quand mais à qui revient la tâche de mesurer l’importance de son récit. C’est pour le justiciable le début d’un long tunnel, d’une longue attente.
Nul ne connaît l’identité du magistrat du parquet qui va lire la plainte et décider souverainement de lui réserver la suite qu’il lui paraît pertinente et encore moins dans quel délai. A ce stade de la procédure pénale, son intervention est tout simplement jugée comme indésirable et inopportune. Les parquets font le choix d’entretenir une distance glaciale avec les simples plaignants qui sont des justiciables et des usagers d’un service public qui mériteraient un meilleur traitement. L’attitude des magistrats du parquet qui traitent les plaintes est vécue comme hautaine, distante et imprévisible par les justiciables. Dans la pratique il est rare qu’il soit possible de rencontrer ce magistrat, le plus souvent, sa décision « tombe » plusieurs mois après le dépôt de la plainte sous forme d’un avis de classement sans suite motivé de la plus façon indigente possible ; un simple formulaire coché d’une case indiquant que l’infraction dénoncée n’est pas suffisamment caractérisée, Pour le justiciable c’est incompréhensible et scandaleux.
L’obscurité du cheminement ultérieur de la plainte dans les dédales du parquet, l’anonymisation de son traitement, la tardiveté des raisons invoquées et l’absence de toute explication sont les puissants accélérateurs de l’insatisfaction des justiciables fasse à un service public désincarné, défaillant et sans égards.
Eric Verhaeghe : Il faudrait demander au management de la police, c'est-à-dire aux crânes d'oeuf incompétents qui siègent place Beauvau, qui pleurnichent depuis des années sur le manque de moyens, comme Frédéric Péchenard, et politise leur hiérarchie intermédiaire à tout-va au lieu de promouvoir les éléments compétents, les raisons de cet échec. Il faudrait interroger les commissaires de terrain sur les raisons pour lesquelles ils privilégient la paix sociale avec leurs troupes hyper-syndicalisées au lieu de mettre leurs hommes au boulot au jour le jour. Leurs réponses seraient intéressantes. Mais il est un fait que le sujet est tabou, et que Darmanin a rapidement donné l'exemple de ce qu'il ne faut pas faire : on dit aux flics qu'ils sont les plus beaux, les meilleurs, qu'ils n'ont pas à balayer devant leur porte, et que tout le problème vient des autres. De la justice qui ne fait pas son travail (alors que la police, si), de la société qui refuse l'autorité, tout ce blabla qui vise à éviter de poser le problème et de la paresse du commandement policier et de certains policiers eux-mêmes. 
Dans le 19è arrondissement, il est évident que la police de terrain est absente, pour une multitude de raisons qu'une démocratie normale tirerait au clair. Incontestablement, et pour des raisons politiques évidentes bien connues, la Préfecture de Police privilégie les arrondissements de l'ouest où habitent les puissants. C'est ce qui explique que les effectifs du 19è arrondissement soient régulièrement "taxés" pour assurer le maintien de l'ordre dans des événements sportifs du type Roland-Garros ou match au Parc des Princes. Ces mobilisations ponctuelles génèrent des heures supplémentaires qui ne sont jamais payées. Parallèlement, toute intervention directe dans un quartier difficile est largement attaquée par les élus de gauche qui portent la culture de l'excuse comme un rat porte la peste. 
On peut comprendre, dans cet ensemble, la démotivation profonde des policiers de terrain, qui sont par ailleurs sous la coupe d'une bureaucratie idiote comme les infirmiers hospitaliers sont sous la coupe de comptables bornés. Il n'en reste pas moins que le relâchement que tout cela produit atteint désormais un seuil critique, inacceptable pour la sécurité des populations elles-mêmes. 

À quelles conséquences sociales cette difficulté pour les citoyens de faire appliquer leurs droits peut-elle mener ?

Jean-Marc Fedida : Lorsque le service public de la justice est défaillant, il s’ensuit non seulement le sentiment que la loi ne protège plus, que personne ne veut rétablir les victimes dans leurs droits mais encore que l’impunité est la règle. L’amertume et la colère de ceux qui sont en bute avec ce système administratif et opaque peuvent se transformer facilement en colère et en indignation. « La justice » est plus qu’un service public dans l’esprit général, c’est avant tout une vertu ! C’est pourtant à la mesure d’un traitement administratif obscur que s’estime la justesse de cette qualité humaniste ! Le fait d’avoir raison ou tort est contingent d’une décision sans visage et sans motifs, alors c’est au plus intime du justiciable que l’on touche. Comment s’étonner que faute d’explications, faute d’échange, les décisions ainsi rendues soient ressenties comme arbitraires ?
La vérité, est que l’ère des parquets distants, opaques et anonymes est aujourd’hui révolue. Le temps est venu pour que les procureurs s’appliquent à eux-mêmes les exigences de transparence qu’ils réclament à tous les acteurs de la vie publique et citoyenne. Cette transparence commence par la capacité de connaître le nom de celui des magistrats qui examine la plainte du justiciable mais aussi les raisons, toutes les raisons qui font que telle plainte est jetée au panier et telle autre sélectionnée pour recevoir une suite judiciaire. Cette transparence c’est aussi l’ère de la responsabilité de ceux qui prennent ces décisions parce qu’elles sont un marqueur du prix que l’institution montre à la préservation des droits et de la sécurité des justiciables.
On le voit, la qualité du traitement des plaintes individuelles est un enjeu important pour la confiance que les citoyens peuvent encore avoir dans le service public ce la justice et il est très regrettable que les pouvoirs publics n’en aient pas pris la mesure.
Eric Verhaeghe : Il faut comprendre qu'à Paris, les citoyens savent qu'il ne sert à rien d'appeler la police, sauf dans certains cas particuliers comme les violences sur enfants. Pour le reste, tout le monde sait qu'elle n'intervient pas ou plus. Quand elle n'intervient pas pour de petits délits (une baffe dans la rue, un vol de téléphone portable dans le métro), on se dit que les policiers ont d'autres chats à fouetter. Mais quand elle n'intervient pas pour une agression antisémite quasi-mortelle, sous prétexte (rapporté par le BNVCA dans son communiqué) que les effectifs étaient occupés par une "urgence", on comprend dans quel délire laxiste le refus de poser le problème du management policier  nous entraîne. Si une tentative de meurtre n'est pas une urgence, qu'est-ce qui est urgent ?
Face à ce désespoir de la population, il faut faire très attention car, depuis cet été, Paris est le théâtre d'une poussée salafiste dans les quartiers, notamment dans le 19è arrondissement. De mon point de vue, il existe un vrai risque de débordement à la rentrée, et l'on sent que la police ne s'y prépare pas. Ce débordement peut avoir deux manifestations. Les premières sont des opérations collectives comme on en vu avec des tirs de mortiers au 14 juillet, organisés par des petits groupes proches de l'état para-militaire. Les secondes manifestations sont des actes isolés de "loups solitaires" qui commettent ici une agression super-violente, là des déprédations sur tel ou tel bien. L'intensification des ces actes isolés pourrait rapidement rendre la vie des Parisiens insupportables. 
Dans cette situation, il ne faut pas exclure que certains citoyens retrouvent l'esprit de 1792 et considèrent que, lorsque l'Etat n'assure plus la sécurité, il revient aux citoyens de l'assurer eux-mêmes. Avec toutes les dérives que cela peut comporter.
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