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Les gueules de bois ne font pas seulement vomir, elles coûtent aussi une fortune à l'économie et à la société
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Lendemains difficiles et coûteux

Le coût social de la consommation d'alcool en France s'élèverait à près de 40 milliards d'euros par an. Dont 23 milliards seraient causés par la perte de production et de revenus dans la sphère du travail.

Serge Karsenty

Serge Karsenty

Serge Karsenty est sociologue, chercheur honoraire au laboratoire CNRS "Droit et changement social" . Ses travaux portent principalement sur l'évaluation des politiques publiques sur les drogues et toxicomanies.

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Atlantico : Une étude du Centre de surveillance et de prévention des maladies d'Atlanta, publiée en 2006 avait établi que les trois quarts des 224 milliards de dollars de pertes financières liées à l'alcool dans le pays étaient dus au binge drinking (grosse consommation d'alcool en très peu de temps). Sait-on combien coûte la "gueule de bois" à l'économie française aujourd’hui ? Concrètement,  comment cela se manifeste-t-il au travail ?

Serge Karsenty : J'ignore comment le Centre de surveillance et de prévention des maladies d'Atlanta (USA) a opéré la distinction entre les dépenses dues au binge drinking et celles qui sont dues à la consommation d'alcool totale. C'est d'autant plus difficile que les sujets qui boivent avec l'objectif de "biture express" ne sont exposés au long terme à ce risque que pour une petite minorité d'entre eux. La grande majorité est constituée, à tout moment, de buveurs excessifs passagers, que cela soit dû à leur âge ou à la circonstance qui les a amenés à boire excessivement (fête, anniversaire, rituel d'intégration en école, etc...). En principe, ils échappent au fardeau le plus lourd qui est l'incidence des maladies chroniques graves (cancers, accidents cardio-vasculaires, ...). Or, les journées de travail perdues par réduction de l'espérance de vie et longues maladies sont les plus fréquentes et, paradoxalement, les plus faciles à calculer.

Plus largement, dans quelle mesure la consommation d'alcool affecte-t-elle la rentabilité de notre économie ? Comment peut-on mesurer son coût économique et social ?

En France, la seule estimation qui corresponde à peu près à vos questions date de 2006 et porte sur l'année 2000. Elle est signée de Philippe Fenoglio, Véronique Parel et Pierre Kopp et publiée dans la revue Actualité et Dossiers en Santé Publique de mars 2006. L'article a présenté les conclusions de recherches dirigées par Pierre Kopp, professeur à l'université de Panthéon-Sorbonne (Paris I), pour le compte de l'INSERM et de l'OFDT.

Selon ces auteurs, en 2000, le coût social global de l'alcool pouvait être estimé à 37 milliards d'euros. Vingt-trois de ces 37 milliards sont imputables aux conséquences de l'alcool sur la sphère de travail (perte de production et pertes de revenus) loin devant les frais "alcool" de l'assurance maladie et des autres assurances.

On parle beaucoup depuis quelques années de binge drinking chez les jeunes. Dans le milieu professionnel, quelle est la population la plus touchée par les problèmes liés à l'alcool ? Pourquoi ?

Il est normal que l'on parle beaucoup du binge drinking chez les 15-25 ans car c'est un phénomène qui a connu sa croissance en France à partir du début des années 2000. Mais il faut distinguer deux choses : l'arrivée en France d'une "façon de boire" pratiquement inconnue jusqu'aux années 1990 et qui consiste pour le buveur à vouloir aller le plus vite possible vers l'ivresse et les malaises physiques associés (vomissements, inconscience, inaptitude généralisée) et la fréquence des ivresses "ordinaires" qui peuvent découler de soirées bien arrosées en espaçant les verres. Les médias ont vite associé les deux phénomènes sous le nom de binge drinking mais toutes les expériences d'ivresse ne sont pas dues au binge drinking.

Il y a aussi des idées reçues sur les ivresses graves. Voyez ce graphique extrait d'une récente étude de l'Institut National de Veille Sanitaire (Bulletin Epidemiologique Hebdomadaire n°16-17, mai 2013). Il montre que la tranche d'âge la plus concernée est celle des 40-50 ans.

A propos des secteurs professionnels les plus concernés, voici ce qu'en disait l'Inpes en janvier 2012 grâce à une exploitation spéciale du Baromètre santé 2010 :

"Certains secteurs professionnels présentent une part plus importante d’usagers de substances psychoactives.

Ainsi, les consommations d’alcool, qu’il s’agisse de l’usage quotidien ou des consommations ponctuelles importantes, sont particulièrement fréquentes dans les secteurs de l’agriculture et de la pêche (16,6 % d’usage quotidien contre 7,7 % parmi l’ensemble des actifs âgés de 16 à 64 ans) et de la construction (13,4 % d’usage quotidien). Ces secteurs sont également particulièrement touchés par les consommations ponctuelles importantes mensuelles1 (30,7 % dans le secteur de l’agriculture et de la pêche et 32,7 % dans le secteur de la construction contre 19,2 % parmi l’ensemble des actifs), ainsi que les secteurs de l’industrie (26,2 %), l’hébergement et la restauration (26,9 %)."

J'ajoute qu'une observation dans le détail des âges des jeunes patients traités aux urgences (étude INVS) permet de voir que beaucoup d'entre eux ont entre 18 et 22 ans, suggérant, en recoupant aussi les dates, que le milieu étudiant est vraiment très concerné.

Pourquoi est-il si compliqué de se procurer des chiffres récents à ce sujet ? Les pouvoirs publics jouent-ils un rôle insuffisant dans ces recherches ?

La question des coûts économiques et sociaux de l'alcool est très douloureuse pour moi, qui suis président de l'Alliance Prévention Alcool, car il s'agit d'un dossier délaissé par les services publics et - ce qui est compréhensible et, somme toute, préférable - jamais ouvert par les alcooliers qui prétendent financer des recherches indépendantes.

Ainsi, seuls les universitaires ou chercheurs qui souhaitent, de leur propre chef, s'attaquer à ce problème et chercher des fonds publics ici ou là ont réussi à alimenter ce sujet de données chiffrées à peu près convenables, - c'est le cas du Pr Pierre Kopp cité ci-dessus. Mais ils le font dans un contexte de faible compétition entre chercheurs et de faible capacité de validation par les autorités sanitaires qui semblent peu intéressées.

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