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Les failles dans la lutte contre la radicalisation islamiste relèvent-elles du manque de volonté politique ou de failles de l’appareil juridique français ?
©Flickr

Dispositifs juridiques

L'attentat de la Préfecture de Police a rouvert la question des dispositifs juridiques existants dans les organisation publiques et privées pour gérer la radicalisation.

Guillaume Jeanson

Guillaume Jeanson

Maître Guillaume Jeanson est avocat au Barreau de Paris. 

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Atlantico.fr : Qu'est-ce que dit le droit sur ces questions ? Quels sont les dispositifs juridiques qui ont été mis en place que ce soit pour la fonction publique ou pour les entreprises ?

Guillaume Jeanson : Cette thématique demeure épineuse. Pour les entreprises, il y a certes eu en février l’année dernière l’annonce d’un plan national de prévention de la radicalisation qui détaillait certaines mesures visant à mieux prévenir la radicalisation en leur sein. Pour mémoire, ces mesures concernaient notamment le renforcement de la sensibilisation en milieu professionnel,la mise en place de groupes d’évaluation départementaux, la nomination d’un référent pour la prévention de la radicalisation dans les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi et la nécessité d'associer les partenaires sociaux à la démarche de prévention. Plus récemment, le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (à qui l’on devait déjà en mars 2016 un « Guide interministériel de prévention de la radicalisation »comprenant notamment desindicateurs de basculement dans la radicalisation servant de référence) a publié un « kit pédagogique de formation des entreprises à propos de la radicalisation ». Un kit diffusé au sein des préfectures qui a pour but de déployer sur l’ensemble du territoire des formations et sensibilisations des entreprises autour de la question de la radicalisation. Le comité précise que « la formation dispensée à partir de ce kit vise à répondre aux besoins de compréhension du phénomène de radicalisation et d’accompagnement sur les démarches et mesures à effectuer pour y répondre dans le milieu professionnel ». 

Dans le secteur public, et sans prétendre non plus à l’exhaustivité, on peut mentionner la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme qui a donné à certaines administrations des outils pour lutter contre toute radicalisation en leur sein. Bien sûr tout s’opère sous le contrôle du juge.Rappelons qu’avant ce texte, la loi prévoyait déjàque les décisions de recrutement, d’affectation, de titularisation, d’autorisation, d’agrément ou d’habilitation, concernant un certain nombre d’emplois « stratégiques » (emplois publics participant à l’exercice des missions de souveraineté de l’État, emplois publics ou privés relevant du domaine de la sécurité ou de la défense, ...) pouvaient être précédées d’enquêtes administratives vérifiant que le comportement des personnes intéressées n’était pas incompatible avec les fonctions envisagées. Cette loi dite « SILT » est venue ajouter à ce dispositif la possibilité de mener des enquêtes administratives pour des personnes déjà en poste.Lorsque l’enquête fait apparaître que le comportement de la personne bénéficiant d’une décision d’autorisation, d’agrément ou d’habilitation est devenu incompatible avec le maintien de cette décision, il doit en effet être procédé à son retrait ou à son abrogation. En cas d’urgence, l’autorisation, l’agrément ou l’habilitation peuvent même être suspendus sans délai pendant le temps nécessaire à la conduite de la procédure.

A côté de ces dispositifs, on peut enfin ajouter que chaque métier dispose de ces propres solutions. Par exemple, Pour se séparer d’une personne radicalisée, la gendarmerie a fait savoir récemment à des parlementaires venus l’interroger qu’elle dispose d’un arsenal juridique qui lui paraît aujourd’hui suffisant, allant du non-renouvellement de contrat à la radiation des cadres, en passant par les différentes sanctions disciplinaires existantes. La police nationale disposerait quant à elle d’une panoplie d’outils dont le report, puis le refus, de titularisation ; le non-renouvellement du contrat d’adjoint de sécurité ; l’adaptation du poste de travail (non armé, sans possibilité de consulter les fichiers de police) ; les sanctions disciplinaires (avertissement, blâme, exclusion temporaire, révocation, ...) ; le retrait de l’habilitation au secret défense ; la procédure spécifique de radiation prévue à l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure…D’après les informations fournies par le ministère de l’Intérieur aux mêmes parlementaires, six révocations (prononcées dans le cadre disciplinaire) auraient été prononcées en lien avec des faits de radicalisation. A noter toutefois que ce n’est pas la radicalisation en tant que telle qui motiverait la révocation (tout comme les autres sanctions disciplinaires), mais ce sont les manquements au devoir de neutralité (prosélytisme), à l’obligation de loyauté, au devoir d’exemplarité, au devoir de réserve (en dehors du service) ainsi que les atteintes au bon fonctionnement du service dont ils peuvent être la cause. A noter également qu’un arrêté de révocation du ministre de l’Intérieur du 6 septembre 2018 révoquant un individu de ses fonctions de brigadier de police a été suspendu par la voie d’un référé-liberté en attente de la décision au fond. Un second recours contre un arrêté de révocation a été rejeté par la juridiction administrative. La justice administrative peut donc très bien, en cas d’excès, entraver l’application de ces différents dispositifs.

Dans les faits, est-ce que ces dispositifs sont suffisants ? Le sentiment d'abandon vient-il de questions juridiques ou d'autres questions ? 

Dans le secteur privé, malgré les guides, kits et la prolifération de formations, colloques et autres séminaires s’emparant de cette thématique de la radicalisation, beaucoup de chefs d’entreprises se sentent assez perdus devant ce nouveau défi qui ne cesse de croître. La radicalisation comporte en effet une dose de flou. Comme le rappelle des travaux parlementaires récents, elle ne peut en effet être confondue avec une pratique rigoriste de la religion ou avec le fondamentalisme. Dans ce flou, la crainte de se voir accusé de discrimination influeévidemment pour certains chefs d’entreprise dans le sens d’une inhibition (Même si la prise en compte de la radicalisation ne devrait en théorie pas venir en contradiction avec les dispositions de lutte contre les discriminations, dans la mesure où elle concerne des comportements et des actes et non une simple opinion ou conviction). Le licenciement pour radicalisation demeure à la discrétion de l’employeur. Avec tous les risques qu’il comporte en cas de mauvaise appréciation de la situation. Il s’agit d’un licenciement pour motif personnel. L’employeur doit veillerà réunir des preuves solides et des témoignages qui attestent que le comportement du salarié nuit véritablement à l’entreprise. Cette procédure reste donc en pratique assez difficile.

Dans le secteur public, on l’a vu, l’administration peut être amenée, dans certains domaines et suivant certains critères, à procéder, dans l’intérêt du service, à l’affectation ou à la mutation de la personne dans un autre emploi. En cas d’impossibilité de mettre en œuvre une telle mesure ou lorsque le comportement du fonctionnaire est incompatible avec l’exercice de toute autre fonction, (en raison notamment de la menace grave qu’il ferait peser sur la sécurité publique), il devrait pouvoir être procédé à sa radiation des cadres. Ces décisions sont néanmoins évidemment entourées de garanties. Elles sont en effet censées intervenir au terme d’une procédure contradictoire et, sauf pour un simple changement d’affectation, après avis d’une commission paritaire. Un décret du 27 février 2018 précise la composition et le fonctionnement de cette commission. Mais, chose étonnante, cette commission n’a pas encore, à ce jour, été réunie. C’est d’ailleurs ce qu’ont souligné les députés EricPouilliat et Eric Diard dans leur rapport d’information remis en juin dernier sur « les services publics face à la radicalisation ». À la connaissance des rapporteurs, aucun « rétrocriblage » (c’est-à-dire contrôle de compatibilité en cours de carrière) dans les services dits de souveraineté n’aurait encore été effectué, dans l’attente d’une instruction interministérielle, relative notamment au déroulement de l’enquête, préparée actuellement par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Il paraît urgent aux députés EricPouilliat et Eric Diardque cette instruction soit prise afin que la procédure de « rétrocriblage » des fonctions de souveraineté puisse enfin devenir effective.

On peut enfin ajouter que l’équilibre à trouver entre la nécessaire protection de l’individu et celle de son environnement est d’autant plus délicat, que certains des derniers drames survenus commandent de passer au crible des signaux parfois de plus en plus faibles. Pour autant, il n’est pas acceptable de se morfondre derrière cette difficulté pour ne pas résolument tout tenter de mettre en œuvre pour améliorer ce qui peut encore l’être. 

Quelles sont les pistes qui sont envisagés pour améliorer la prise en charge de ces cas de radicalisation ? 

Le premier véritable défi demeure bien sûr la détection. Le rapport parlementaire précité offre à cet égardplusieurs pistes intéressantes pour l’améliorer. Il considère en effet qu’il est primordial aujourd’hui d’augmenter le champ de compétences du Service National des Enquêtes Administratives de Sécurité (SNEAS), ce service créé par un décret de 2017 et chargé de la réalisation d’enquêtes notamment en cas de décisions administratives de recrutement, d’affectation, d’autorisation, d’agrément ou d’habilitation concernant « soit les emplois publics participant à l’exercice des missions de souveraineté de l’État, soit les emplois publics ou privés relevant du domaine de la sécurité ou de la défense, soit les emplois privés ou activités privées réglementées relevant des domaines des jeux, paris et courses, soit l’accès à des zones protégées en raison de l’activité qui s’y exerce, soit l’utilisation de matériels ou produits présentant un caractère dangereux ».  Les députés EricPouilliat et Eric Diard estiment qu’il est nécessaire de renforcer ses effectifs et ses moyens. Ils estiment également, qu’il faut lui permettre de procéder à la vérification des suites judiciaires après la consultation du fichier des traitements d’antécédents judiciaires. Ils réclament encore de prévoir l’obligation pour l’autorité judiciaire d’autoriser la communication de toute information complémentaire demandée par le SNEAS en cas d’inscription de la personne faisant l’objet de l’enquête au fichier TAJ. Les députés souhaitent enfin permettre au SNEAS de s’assurer de l’identité des personnes soumises à l’enquête administrative en ayant accès au fichier des titres électroniques sécurisés et de consulter le bulletin n° 2 du casier judiciaire.

Au-delà de toutes ces mesures assez techniques, les députés invitent également à raison les pouvoir publics à faire preuve de vigilance à l’endroit de la pénitentiaire. Il faudrait en effet selon eux mettre en place, au sein de l’administration pénitentiaire, une cellule nationale spécifiquement dédiée au suivi des personnels radicalisés ; élever le niveau d’exigence dans le recrutement du personnel pénitentiaire ; augmenter la durée de formation des surveillants pénitentiaires et l’enrichir en matière de prévention et de détection de la radicalisation. La protection judiciaire de la jeunesse non plus n’est pas en reste. Et au-delà de ces professions que chacun estimera aisément à risque, les rapporteurs examinent aussi avec inquiétudes d’autres secteurs aussi variés que les transports en commun, les services des ambassades, l’école et surtout le monde du sport. Là aussi, difficile donc d’être vraiment exhaustif. Mais nous pourrions également, en revenant un instant sur la problématique spécifique au secteur privé, énoncer une autre piste : celle de formations spécifiques sur cette thématique des conseillers prud’hommes et des magistrats professionnels censés statuer en appel de leurs décisions. Car c’est aussi au travers d’élaborations jurisprudentielles pragmatiques et réalistes que les justiciables (que sont alors bien souvent à rebours certains employeurs confrontés à cette problématique difficile) pourront regagner confiance et agir ainsi avec davantage de discernement pour le bien de leur entreprise et surtout celui de l’ensemble des salariés dont ils ont la charge.

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