Les Etats-Unis livrent des armes à l’Irak : pourquoi ils n’ont plus aucune idée de ce qu’ils sont en train de faire au Moyen-Orient<!-- --> | Atlantico.fr
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En plus des armes antiaériennes, les Etats-Unis ont déjà livré depuis 2011 des avions de chasse, des hélicoptères de transport et encore d’autres équipements.
En plus des armes antiaériennes, les Etats-Unis ont déjà livré depuis 2011 des avions de chasse, des hélicoptères de transport et encore d’autres équipements.
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In the middle of nowhere

Les Etats-Unis veulent livrer des armes à l'Irak, alors que ce pays n'en a pas besoin. Tentative de décryptage d'une stratégie américaine qui se cherche.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Ces deux dernières semaines le Pentagone a soumis à l’approbation du Congrès américain plusieurs ventes d’armes à l’Irak, pour un total de 5 milliards de dollars. Les autorités militaires américaines invoquent la nécessité de protéger l’espace aérien irakien, notamment vis-à-vis de l'Iran. Quel est l'enjeu stratégique de ce contrôle des airs ?

Alain Rodier : L’attitude de Washington vis-à-vis de Bagdad, et plus largement dans la région, est très étonnante, car il n’y a pas lieu pour l’Irak de se défendre contre l’Iran. En effet, le pouvoir irakien est chiite, et il est par conséquent très proche du pouvoir iranien à l’heure actuelle. A court ou moyen terme, la possibilité d’un conflit entre les deux États est infime. Les propositions de ventes d’armes portent sur des hélicoptères, des engins blindés NBC et des missiles sol-air. Donc rien de très récupérable par des terroristes. La seule source d’inquiétude est la livraison de missiles Stinger.

Les militaires américains disent vouloir couper les livraisons d’armes par les airs entre l’Iran et la Syrie. Cet argument est-il valable ?

Étant donné l’affrontement actuel entre l’arc sunnite et l’arc chiite (ce dernier comprenant Bagdad, Téhéran, le Hezbollah et Damas), cette ouverture vis-à-vis de l’Irak est extrêmement étonnante. Cela dit, les armements engagés dans ces contrats n’entrent pas dans les préoccupations immédiates de l’Irak, qui est actuellement confrontée à une guerre civile. De toute façon, la politique américaine dans la région me surprend de plus en plus.

En quoi la politique américaine au Proche-Orient est-elle surprenante ?

Les Etats-Unis ont soutenu très longtemps et jusqu’à récemment les Sunnites contre les Chiites, en se livrant à une guerre interposée en Syrie, destinée à contrer la menace chiite iranienne, et plus particulièrement nucléaire. Armer le gouvernement irakien chiite, très proche de Téhéran, soulève bien des points d’interrogation.S’il devait y avoir des transferts d’armements, ce serait plutôt depuis l’Irak vers l’Iran et la Syrie.

Si on rentre dans les détails de l’équipement, les unités de lutte NBC pourraient laisser penser que les Américains craignent que des armes chimiques tombent entre des mains indélicates, qui ne seraient pas forcément celles du gouvernement syrien. Car il ne fait plus aucun mystère que la terre de jihad Irak-Syrie forme maintenant un front unique entre Chiites et Sunnites. En toute logique, l’Irak se positionne du côté des Chiites, puisque l’ennemi intérieur est sunnite. Les Etats-Unis, qui jouaient plutôt pour les Sunnites, tout comme le Qatar et l’Arabie Saoudite, semblent désormais faire marche arrière. Peut-être cherchent-ils à diviser pour mieux régner, cependant ils donnent plutôt l’impression de ne pas savoir où ils vont.

En plus des armes antiaériennes, les Etats-Unis ont déjà livré depuis 2011 des avions de chasse, des hélicoptères de transport, et encore d’autres équipements. Est-on certain que l’armée régulière aura toujours la main mise sur ces armements ? Est-elle parfaitement fiable ?

L’armée régulière irakienne – chiite – est tout à fait fiable en la matière. Et même l’Iran n’aurait pas besoin d’un éventuel transfert de ces livraisons depuis l’Irak, car elle a son propre armement. Ce pourrait être un signe envoyé par les Américains en direction de l’Iran depuis l’élection d’Hassan Rohani. Une ouverture serait ainsi créée, dans le but de lancer des négociations dans le domaine nucléaire. De plus, ces livraisons ne sont pas considérables :  l’équipement est assez ancien, voire obsolète, il ne représente donc pas un danger à l’heure actuelle. Le potentiel ennemi aérien irakien, par exemple, est quasi nul. On peut donc se demander si cette affaire ne s’intègre pas dans les prémisses de négociations avec Téhéran.

Quelle faction pourrait les récupérer, et dans quelles circonstances ? Une possible guerre civile pourrait-elle favoriser la « disparition » d’une partie de cet armement ?

Non, car l’essentiel de ces armements ne correspond pas du tout à ce que souhaitent obtenir des gens se livrant à une guerre asymétrique, mis à part les missiles sol-air Stinger à courte portée. Les armements que les Américains projettent de livrer sont des blindés pour lutter contre les attaques chimiques, qui ne présentent pas d’intérêt pour la guérilla. Dans la mesure où l’Irak n’a pas vraiment besoin de ces équipements, il pourrait s’agir d’un petit coup de pied donné à la Russie, qui reste le premier fournisseur de l’Irak. On assiste à un affrontement feutré entre Moscou et Washington. C’est une guerre d’influence qui ne dit pas son nom.

On se souvient que dans les années 1980, les armes fournies par les Etats-Unis aux moudjahidines afghans pour lutter contre les forces soviétiques se sont ensuite retournées contre eux. Les armes en question ne présenteraient pas un même danger ?

A court terme, non, car il est hors de questions que les Américains se désengagent durablement de la zone. Ce qui est sûr, c’est qu'ils ne ne maitrisent plus grand-chose dans la zone, et donc agissent au coup par coup. Leur puissance diplomatique là-bas n’est plus la même ; plus personne ne leur fait confiance parmi les dirigeants : ils ont lâché le président tunisien, puis Moubarak… Une telle chose reste dans les esprits de tous les dirigeants de la région. On a du mal à situer ce contrat d’armement dans le jeu stratégique, car son intérêt financier pour l’industrie militaire américaine est très limité, et les Irakiens n’en ont pas vraiment besoin. J’en conclus que les Américains n’ont plus la maîtrise du jeu.

Le gouvernement chiite irakien a besoin d’armes pour lutter contre la guérilla sunnite et kurde. Ces armements-là ne correspondent pas à leurs besoins : il leur faut des hélicoptères d’attaque au sol - les Russes vont d’ailleurs se faire une joie de leur fournir dix hélicoptères MI - , des avions d’appui au sol, des blindés légers… La défense sol-air ne sert à rien : la dernière guérilla à avoir eu des avions était celle des tamouls. Et encore, il s’agissait de petits avions de tourisme. Les Américains essaieraient de jouer sur deux plans à la fois, sunnite d'un côté, chiite de l'autre, que cela ne m’étonnerait pas. Ils sont en tout cas difficiles à suivre...

Propos recueillis par Gilles Boutin

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