Le protectionnisme, cette illusion : petit bilan de 6 ans de tarifs américains sur l’acier chinois<!-- --> | Atlantico.fr
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Une vue aérienne montre des personnes marchant sur un marché de gros de l'acier à Shenyang, dans la province du Liaoning au nord-est de la Chine, le 11 avril 2024.
Une vue aérienne montre des personnes marchant sur un marché de gros de l'acier à Shenyang, dans la province du Liaoning au nord-est de la Chine, le 11 avril 2024.
©AFP

Bilan

Voitures électriques taxées à 100%, batteries, semi-conducteurs et panneaux solaires à 50%, l’administration Biden vient d’annoncer un tournant commercial drastique pour contrer un certain nombre d’importations chinoises considérées comme stratégiques.

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

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Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Atlantico : Joe Biden, candidat à sa réélection en novembre, a annoncé la mise en place de surtaxes prohibitives sur certaines importations industrielles chinoises. Les voitures électriques seront taxées à 100%, les batteries, les semi-conducteurs et les panneaux solaires à 50%. Cette politique va-t-elle être efficace ? Que faut-il penser de cette stratégie protectionniste ?

Don Diego De La Vega : La meilleure destruction de l'argumentation de cette stratégie vient très précisément de Joe Biden lui-même. En 2019, à l'époque où le candidat démocrate luttait contre Donald Trump, Joe Biden avait critiqué et dénoncé cette stratégie protectionniste de barrière douanière. Au final, les taxes sur ces produits seront payées par le consommateur américain.

Joe Biden, candidat 2019 anti-Trump, considère que les barrières tarifaires sont anachroniques et qu’elles pèseront sur le consommateur américain, ce qui est effectivement ce que 99 % des économistes considèrent depuis deux siècles. Cinq ans plus tard, le même Joe Biden, président, estime que c'est une bonne idée pour stimuler l'économie verte, de la rendre deux fois plus chère.

Joe Biden a été jusqu'à justifier une politique de dépenses dite d'investissements pour faire une économie plus verte et sa principale mesure est de rendre les panneaux solaires plus chers et les technologies de dépollution deux fois plus chères.

Cette situation ubuesque permet de voir que l'Amérique est très, très riche en réalité. Pour se permettre pratiquement tous les jours des politiques aussi péronistes, aussi scandaleusement ploutocrates ou soviétiques, il faut avoir un très, très haut niveau de richesse.

L'Amérique est immensément riche. Elle produit des richesses fabuleuses avec l’intelligence artificielle et les GAFAM. 

Mais à Washington, les décisions qui sont prises atteignent un niveau d'insanités qui bat la plupart des pays africains et sud-américains.

Ces annonces de Joe Biden vont-elles permettre d'aider l'économie américaine ? Ces mesures protectionnistes contre la Chine seront-elles réellement efficaces ?

Don Diego De La Vega : Ces annonces relèvent des éléments de langage et du mensonge. Il s'agit d'une enveloppe d'importation qui est de 18 milliards de dollars. Cela ne frappe qu'une petite fraction des importations, qui étaient déjà soumises à des mesures vexatoires et protectionnistes. Il s'agit donc d'un changement de degré, pas d'un changement de nature.

Les Etats-Unis envoient un signal à travers ces annonces. L'Amérique s'amuse depuis maintenant dix ans à provoquer les Chinois dans de nombreux domaines en s’en prenant à TikTok, à Huawei, à la mer de Chine, au Xinjiang. Il s’agit de la suite de provocations. 

Pour le moment, les Chinois réagissent assez mollement. Ils font presque systématiquement le minimum syndical en matière de représailles pour ne pas perdre la face. Ils continuent à tendre la main et Washington est dans une logique économique de rapports de puissance mâtinée de considérations électoralistes. Les électorats américains sont actuellement visés par ces mesures. 

Ces taxes sur les voitures électriques et les panneaux solaires chinois vise à rassurer les citoyens américains. L'attitude des Américains vis-à-vis de la Chine s'est beaucoup radicalisée, est transpartisane et extrêmement hostile. Il n'y a pas plus de 15 % des Américains qui ont une vue assez positive des Chinois.

Ce genre de mesures ne sont évidemment pas des mesures économiques. Personne ne pense que les Américains vont se mettre à construire des panneaux solaires pour remplacer les Chinois. Cela consiste essentiellement en de l'affichage. Cela a été un cadeau donné à l'industrie du pétrole et du charbon. 

En pleine campagne électorale, Joe Biden cherche désormais à récupérer le vote des ouvriers. Pour y parvenir, il a choisi une option bien particulière, le protectionnisme. Il appelle à tripler les droits de douane sur l'acier et l'aluminium chinois. Est-ce que cet exemple illustre en quoi le protectionnisme peut être une illusion ?

Alexandre Delaigue : Il y a une vingtaine d'années, George W. Bush avait fait la même chose. Les Japonais et les Européens avaient été ciblés. Cette mesure était très clairement électoraliste. Ces droits de douane avaient été mis en place très vite. Les Japonais et les Européens avaient porté plainte à l'OMC. Le temps que cela soit instruit, les droits de douane en question avaient été jugés non conformes aux traités signés par les Etats-Unis et les autres pays au sein de l'OMC. Ils ont été retirés, comme par hasard, l'année suivant le résultat de l'élection présidentielle américaine de 2004. Cette mesure reposait purement sur un calcul électoral. Cela a permis de faire basculer certains Etats démocrates en faveur de George W. Bush.

D'un point de vue économique, ces mesures et ces barrières douanières n'apportent aucun avantage et n’ont aucun effet favorable sur les producteurs d'acier américains.

Cette mesure a été utilisée pour satisfaire des objectifs électoraux. Cela n'a strictement rien à voir avec l'intérêt économique national. Concernant l'acier, même si aujourd'hui le contexte est différent, la stratégie de Joe Biden s’inscrit clairement dans une logique électorale.

A l'époque de George W. Bush, ce type de mesure avait eu un effet assez négatif sur l'emploi et sur l’industrie aux Etats-Unis. L’acier concerne essentiellement les industriels. L'industrie automobile et de nombreux autres secteurs d’activité comme la construction sont particulièrement consommateurs d’acier. Si toutes ces industries doivent payer leur acier plus cher parce qu'elles ne peuvent plus avoir de l'acier importé, les industriels ne vont plus pouvoir supporter des coûts plus élevés. Cela va donc avoir des répercussions sur les consommateurs ou sur l'emploi à l'intérieur du pays. L'effet sur l’industrie américaine a été assez négatif.

Les Etats-Unis ont aussi décidé d’instrumentaliser les sanctions à l’égard de la Chine. L’objectif ne concerne pas réellement l'économie américaine. Le but est d’affaiblir l'économie chinoise. Toutes les sanctions économiques sont utilisées comme une forme de concurrence économique entre les deux grandes puissances, les Etats-Unis et la Chine. 

La politique industrielle cherche à soutenir l'économie nationale pour en retirer quelques avantages. La concurrence se fait pied à pied. Dès qu'un secteur d'activité se porte mieux pour le pays concurrent, les Etats-Unis tentent alors de trouver des moyens ou des mesures pour l'affaiblir dans ce domaine. La stratégie de Joe Biden relève plus d'une forme de compétition économique et de sanctions.

Est-ce qu'il n'y a pas un problème aux Etats-Unis avec l'industrie manufacturière qui est confrontée à des problèmes de productivité qui n'ont pas augmenté depuis 17 ans ? Est-ce que l’une des explications du déclenchement de ce plan protectionnisme et de ses barrières douanières ? 

Don Diego De La Vega : Cette situation sur une si longue période concerne plutôt la situation européenne. Aux Etats-Unis, il y a tout de même eu une amélioration de la productivité apparente du travail. Elle est moins forte, effectivement, depuis la grande crise de 2008. Mais les Etats-Unis connaissent encore des gains de productivité. Ils sont très asymétriques. Il y a toute une partie de l'Amérique qui s'est européanisée avec de mauvais chiffres et par contre il y a encore des pôles d'excellence pour lesquels les gains de productivité sont considérables dans l’extraction du gaz ou pour les GAFAM. 

Il y a en revanche une inquiétude pour les futurs gains de productivité avec les nouveaux entrants sur le marché du travail qui sont actuellement employés dans des secteurs peu cycliques et avec un faible niveau de qualification. Les Etats-Unis présentent donc un tableau très contrasté, fragile. 

Les Américains ne devraient pas être naïfs et devraient faire attention à ne pas tuer la poule aux œufs d'or et à ne pas se priver de la compétition internationale, ce qu'ils sont en train de faire en ce moment avec leur virage péroniste. La stratégie déployée par Joe Biden pourrait nuire à la productivité et au pouvoir d'achat.

Est-ce que le protectionnisme de Joe Biden va fonctionner ?

Alexandre Delaigue : L'impact des sanctions qui ont été menées contre la Chine se fait déjà ressentir. Dans beaucoup de domaines, cela n’a pas permis d’atteindre les objectifs poursuivis. Dans le domaine des semi-conducteurs, les sanctions n’ont pas affaibli les industriels de l'électronique chinois dans le cadre de la fabrication de téléphones portables. Les mesures imposées par les Etats-Unis dans le cadre de la guerre commerciale avec la Chine ont agi plutôt comme un  accélérateur. Ne pouvant plus compter sur l’aide extérieur, ils ont été forcés à s’adapter et à se développer. 

Les sanctions avaient aussi été déployées afin d’éviter que la Chine ne puisse disposer d'un certain nombre de capacités dans les domaines des technologies les plus avancées. La Chine devrait bientôt atteindre ces capacités mais devrait être en mesure de les produire elle-même et de réduire sa dépendance vis-à-vis de l'extérieur. Cela a pu amplifier ce que les Etats-Unis cherchaient à tout prix à éviter.

Ces sanctions, lorsqu’elles concernent un seul pays, conduisent à ce que les économistes appellent du détournement de trafic. Au lieu de supprimer certaines activités, cela ne fait que les déplacer. Les importations des États-Unis en provenance du Vietnam ont considérablement augmenté. Mais en pratique, le Vietnam devient une sorte de pays de transit des produits chinois. Ces barrières douanières sont donc un coup d’épée dans l’eau. 

A chaque fois que ce type de mesure est déployé, l’économie s’adapte et des canaux alternatifs permettent de faire passer les produits. Cela ne va pas permettre d’atteindre l'effet espéré. Cela va mettre un peu de sable dans les rouages du commerce mais cela ne va pas faire disparaître la production chinoise comme les Etats-Unis le souhaitaient. 

La stratégie déployée par Joe Biden est-elle stratégique ? Comment établir la ligne de partage entre ce qui relève de la naïveté face aux ambitions chinoises et ce qui relève d'une simple logique protectionniste classique ?

Don Diego De La Vega : Il faut absolument éviter de céder à cette notion de naïveté. Il s’agit d’un élément de langage qui a été trouvé par les protectionnistes il y a quelques années. Les protectionnistes, pendant longtemps et à raison, ont été accusés d'être naïfs. Ils n'arrivaient pas à comprendre la base de la science économique, les avantages comparatifs de Ricardo. Ils ont réussi à retourner le compliment. Avec des agences de communication, ils ont réussi à faire croire que la position libre-échangiste, la position des économistes était une position naïve, une position théorique, une position qui était bonne sur le papier mais qui était mauvaise en pratique. La réalité est que ce sont eux qui ont les poches complètement vides en matière d'argumentation.

Il n'y a rien de naïf à penser que le commerce international peut et doit être gagnant gagnant. Il ne doit pas être agonistique. Il doit permettre un enrichissement collectif. Il n'y a rien de naïf dans le fait de vouloir collaborer avec les Chinois. C'est la position inverse qui est extraordinairement naïve. Il est totalement naïf de penser que l'on va se prémunir de la compétition chinoise tout en prétendant lutter pour le pouvoir d'achat et la capacité de choix du consommateur occidental. Il est totalement naïf de penser que les Chinois ne vont jamais répondre et qu'il n'y aura aucune représailles d'aucune sorte, comme si la Chine était un micro-Etat tout juste bon à répondre à nos ordres. Il est totalement naïf de penser que des panneaux solaires rendus deux fois plus chers aux États-Unis vont aider à la transition énergétique. 

Il est totalement naïf de penser que cette transition bas carbone pourra se faire sans la Chine ou contre la Chine, alors que pratiquement tous les matériaux et toutes les technologies, notamment en matière de stockage de l'électricité, viennent de Chine. Tout cela est d'une remarquable naïveté. Il faut être assez bon en communication pour faire passer l'accusation de naïveté dans l'autre camp.

La Chine est un gigantesque marché. Nous n’avons pas intérêt à nous fermer à ce marché, notamment pour notre pouvoir d'achat futur.

En ne bénéficiant plus des produits chinois et de leurs faibles prix pour le textile, les lunettes, les téléphones portables notamment, le pouvoir d’achat risque d’être réellement fragilisé. Il faut refaire de la pédagogie non naïve. Nous avons tout intérêt à commercer avec les Chinois.

Face à la concurrence chinoise, il est possible d’améliorer le capital humain, en apportant plus que qualifications aux travailleurs, en essayant de remettre les citoyens dans des formations. Il faut également que l'euro soit moins cher. Cela permettrait de préserver notre industrie de moyenne gamme qui est effectivement menacée.

Les citoyens sont séduits et approuvent en partie ces mesures protectionnistes. Or, cette solution n’est pas économiquement viable. Comment expliquer un tel désir ? 

Alexandre Delaigue : Le fait que l'ouverture aux échanges n'a jamais été particulièrement avantageuse et que les produits étrangers nous envahissent ont toujours été des biais au sein de l’opinion. Cela repose aussi sur la nécessité de tout fabriquer chez nous. Au niveau national, il y a toujours cette espèce d'inquiétude concernant le fait de fabriquer quelque chose hors du pays. Il faudrait être autonome sur tout. Or, cela est particulièrement coûteux.

Il y a aussi un autre biais qui concerne l'hostilité vis-à-vis des pays étrangers. Cela a tendance à favoriser la préférence nationale. Le protectionnisme n’a jamais été impopulaire.

Il y a eu une phase importante avec la création de l'OMC en 1994. Cela a permis de constituer un ordre multilatéral international avec des institutions qui devaient être favorables au développement du libre-échange via la création de l'OMC. Ces procédures semblaient être une étape pour aller encore plus loin. Aujourd'hui, 30 ans après, il est possible de se rendre compte qu'il s’agissait en réalité d’un pic et que la situation n’a fait que reculer depuis. Les procédures à l'intérieur de l'OMC ont été complètement vidées de leur substance par les Etats. Depuis de nombreuses années, les Etats-Unis ne nomment pas les magistrats qui sont censés traiter les cas et certaines procédures. Les traités bilatéraux sont multipliés mais cela fragilise le rôle et l’action de l’OMC. 

Il y a 20 ans, l’Union européenne signait des accords de libre échange avec de nombreux  pays comme le Chili. Or maintenant, les accords avec des pays partenaires avec lesquels il n’y a pas de véritable compétition ou d’hostilité comme le Canada deviennent beaucoup plus compliqués. 

Ces éléments ou bien encore le Brexit en Grande-Bretagne ont tendance à montrer que le protectionnisme est beaucoup plus populaire. Le projet des élites politiques et économiques d'aller vers beaucoup plus de mondialisation et de constituer une espèce d'ordre économique multilatéral et libéral ne semble plus aussi porteur. Le marché unique européen ne progresse plus également. Il a même plutôt tendance à régresser. Les gouvernants et les dirigeants ne mènent plus de politiques libérales de la même manière que par le passé. 

Si le protectionnisme n'est pas la solution, que faudrait-il mettre en place ?

Alexandre Delaigue : Auparavant, l’objectif était de constituer une espèce d'ordre international. Cela suscite trop de résistances. Il ne sera pas possible de revenir à une libéralisation progressive internationale. L'économiste Dani Rodrik s’est interrogé dans un de ses ouvrages sur ces enjeux. La mondialisation est-elle allée trop loin ? Cette question était légitime il y a une vingtaine d’années. 

Il serait utile de revenir à une rationalité au niveau des Etats afin de ne pas se poser la question pour savoir si l’on doit être libéraux ou protectionnistes. Il faut savoir ce que l’on souhaite et ce que l’on cherche vraiment. La vraie question économique à se poser est de savoir quel est exactement l'intérêt économique du pays.

Pour les panneaux solaires, un vrai arbitrage doit être fait au niveau des pays qui ne sont pas protectionnistes vis-à-vis de la Chine, qui est un rouleau compresseur du panneau solaire. Des pays émergents s'équipent très rapidement en panneaux solaires car les panneaux solaires chinois ne sont pas chers. La Chine produit d'énormes quantités et cela permet à ces pays de construire une capacité de production d'électricité non polluante. L'inconvénient est que les fabricants européens de panneaux solaires vont couler et disparaître face à la concurrence chinoise. Ils n'ont pas la capacité de résister. Cela doit conduire à réfléchir aux intérêts et à la stratégie à mener en matière économique. Cette réflexion permettrait d’avoir des arbitrages et des choix économiquement raisonnables alors qu’avec le protectionnisme, les enjeux politiques et électoralistes dominent afin de tenter de gagner les élections.

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