La mobilisation anti passe sanitaire ou l’implantation en France d’un libertarisme à l’américaine ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des manifestants lors d'une journée nationale de protestation contre la vaccination obligatoire et le passe sanitaire à Montpellier, le 28 août 2021.
Des manifestants lors d'une journée nationale de protestation contre la vaccination obligatoire et le passe sanitaire à Montpellier, le 28 août 2021.
©Sylvain THOMAS / AFP

Liberté

Près de 160 000 personnes ont manifesté contre le passe sanitaire dans toute la France ce samedi 28 août selon le ministère de l'Intérieur, des chiffres en baisse par rapport au samedi précédent. Certains manifestants peuvent être assimilés aux « libertariens » car ils ont en commun, avec ceux qui se réclament de ce courant idéologique outre-Atlantique, de mettre la liberté au-dessus de tout. Cela se traduit notamment vis-à-vis de la libre disposition de leur corps par rapport au vaccin. La Covid-19 continue de fonctionner comme un extraordinaire révélateur des maux de notre société.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico :  Près de 160 000 opposants ont manifesté dans toute la France selon le ministère de l'Intérieur, des chiffres en baisse par rapport au samedi précédent. Ils étaient un peu moins de 159 500 dans toute la France samedi 28 août, selon le décompte du ministère de l'Intérieur, soit 16 000 de moins que la semaine précédente. Il s’agit du troisième week-end consécutif où le nombre de manifestants diminue. A Paris, où quatre cortèges distincts ont défilé, 14 500 personnes ont été recensées. 222 rassemblements ont été comptabilisés au total ce samedi. Quel bilan tirer de cette nouvelle journée de mobilisation en cette journée du 28 août ? Assiste-t-on à un réel essoufflement ?

Jean Petaux : Pour que le mouvement s’essouffle il aurait fallu qu’il ait du souffle. Or on conviendra que celui de Florian Philippot, même renforcé de Nicolas Dupont-Aignan et de François Asselineau, n’est pas d’une grande puissance. Plus encore qu’à l’égard des « Gilets Jaunes », les « politiques », y compris les habitués des « porte-voix », de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, sont restés silencieux et ont veillé à ne pas mêler leurs voix (ou leurs « souffles ») à cet ensemble hétéroclite mélangeant tout et n’importe quoi dans ses protestations.

Ce que l’on appelle, confusément et donc forcément imparfaitement, car ce « mouvement protestataire » n’a pas plus de nom que de leader, « les antivax », a démarré le 17 juillet dernier. Le décompte des manifestants, selon le ministère de l’Intérieur, seule statistique fiable et sérieuse à prendre en compte, car élaborée par de vrais professionnels, s’est alors établi à 117.000. Sept samedis plus tard, le 28 août, la même source donne un chiffre approchant les 160.000 manifestants. Entre ces deux dates la courbe des « marcheurs du samedi » a touché son point haut, avec 237.000 manifestants recensés, le 7 août dernier, pratiquement à la moitié de la période concernée et connait une forme « en cloche » typique des événements que l’on mesure sur le déclin.

Un mouvement protestataire de cette nature n’a qu’une très faible perspective de développement pour plusieurs raisons : l’hétérogénéité de la composition des cortèges mobilisés ; l’absence de plus en plus criante de leadership incarnant la « révolte » ; son déficit originel de structuration et d’organisation entre les manifestations organisées le samedi et le développement, à grande échelle, face aux manifestants qui « résistent », de la demande de vaccination, très majoritaire dans la société française et totalement opposée aux slogans des protestataires. Retenons ce chiffre, le 17 juillet 2021 : un peu plus de 100.000 « antivax » dans les rues, la veille : 900.000 personnes vaccinées en une seule journée dans toute la France. Le « rouleau compresseur » de l’obligation du pass sanitaire pour mener une vie sociale « normale »  s’impose à toutes et à tous et rend infructueuse pour ne pas dire anachronique toute démarche de refus ou de boycott du vaccin. Pour résumer : « nécessité (du vaccin) fait loi (pour vivre normalement) ». Dans une telle configuration il est logique que le mouvement s’essouffle et s’émiette. Ce samedi 28 août recense plus de manifestations (222 identifiées ce samedi) mais moins de manifestants.  À moins de trouver de nouveaux motifs de mobilisation en septembre, ce mouvement va connaitre un déclin inexorable. Seule une éventuelle radicalisation violente parviendra tout juste à compenser ce déclin programmé.

Quelles sont les racines ou les parenthèses idéologiques de ce mouvement ? Faut-il y voir un parallèle avec les Gilets jaunes ou à d'autres formes de contestations sociales ? Comment expliquer l’implantation de ce libertarisme américain ? Pourquoi maintenant ? N’a-t-il pas aussi des racines françaises ?

L’hétérogénéité de la (très petite) masse des protestataires rend très compliquée la caractérisation de leurs soubassements idéologiques. Au regard des mouvements sociaux en général, cette émulsion estivale, inédite dans la mise à l’agenda, est totalement résiduelle, limitée et absolument minoritaire. C’est un premier constat que l’on peut établir dans une comparaison diachronique. La représentativité sociale du mouvement « antivax » est égale à zéro et son audience politique est quasiment nulle. Comment se fait-il alors que ce mouvement comporte des aspects intéressants et suscite autant de commentaires et interroge sur les messages explicites qu’il transporte ?

Une première réponse s’impose : les minorités actives attirent bien plus la lumière que la masse informe de la majorité. La machine médiatique, mais aussi l’ingénierie sociologique ou politologique est ainsi faite que la voix d’un protestataire sera toujours plus entendue, examinée, scrutée et donc relayée que celle d’un adhérent à la majorité silencieuse. Jadis on enseignait dans les écoles de journalisme que si un chien mordait un évêque ce n’était pas un événement, mais que si un évêque mordait un chien cela pouvait faire l’ouverture du « 20 heures » et « cinq colonnes à la une ». Les choses ont peu évolué depuis. Les « Gilets Jaunes » en ont pleinement bénéficié et les pseudo-résistants de l’été 21 aussi, quand les rédactions n’avaient rien d’autre à traiter que les piqures de moustiques et l’afflux des vacanciers dans la Creuse. La multiplication des cortèges et leur faible nombre (600 personnes à Périgueux, 200 à Dax, 200 à Mont-de-Marsan, et encore mieux : 14.000 à Paris en 4 cortèges : bonjour la « moyenne »… : 3.500 par cortège) confine au ridicule et devrait inciter le « gros des troupes » à retourner s’adonner à l’activité traditionnelle des samedis d’été : la sieste postprandiale et l’apéro de la fin de l’après-midi. Or, au lieu de cela, qui pourrait au moins être le signe d’un reste de rationalité chez des manifestants qui semblent en être grandement dépourvus, les mêmes se donnent rendez-vous le samedi prochain, à coups de groupes et autres micro-bulles de réseaux sociaux. Ils ne partagent pas grand-chose en commun : certains protestent contre les « big pharmas », rejoignent ainsi, sans le savoir d’ailleurs pour la plupart, l’un des fils de Robert Kennedy, BFK (Bob Junior), grand avocat de 67 ans, spécialiste de la lutte contre Monsanto et autres grands firmes chimiques et pharmaceutiques et violemment hostile à la vaccination obligatoire (cf. « Le Monde M », 28 août 2021). Les autres sont de bons vieux fachos, militants d’extrême droite, hostiles tout à la fois à la République, à Macron à qui ils vouent une haine définitive, et qui en profitent pour ressortir au grand jour ce qui sous-tend toute leur cosmogonie : les Juifs sont partout, contrôlent tout, ont inventé (avec les Chinois : là il faut avouer que c’est inédit… ) la Covid 19. Donc, conséquence de tout cela : poursuivons les Juifs, rappelons qu’ils possèdent les médias, les laboratoires pharmaceutiques, l’Etat, les banques et, bien sûr, l’épicerie du coin de la rue, dénonçons-les au lieu de nous faire vacciner et la pandémie sera vaincue. Avec ce geste qui achève d’ajouter l’ignominie à la honte : l’étoile jaune réappropriée par les héritiers de ceux qui ont forcé les victimes du nazisme à la porter. Idéologie mortifère, nourrie des remugles du « Protocole des Sages de Sion », ouvrage évidemment inconnu de la majorité des « manifestants du samedi »… Peu importe les paroles d’ailleurs. Ce qui compte c’est l’air de la musique. Qu’elle sonne antisémite, c’est l’essentiel.

S’ajoutent à ces « âmes perdues » d’une société sans repère que certains « intellectuels » comme Eric Zemmour scrutent avec la même avidité que le croque-mort de Lucky Luke, soucieux qu’ils sont d’en ramasser les bénéfices (électoraux), d’autres protestataires que l’on peut formellement regrouper en trois groupes.

Le premier est constitué des « manifestants professionnels ». Une invitation à se retrouver sur une des places de la ville est lancée sur les réseaux sociaux, ils répondent présents. Confectionnent une banderole ou une pancarte en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Le jour et l’heure prévus, ils battent le pavé, à peine au fait du menu du jour. Contre qui ? Contre quoi ? Peu leur importe. Ils manifestent comme on va au bistrot. Pour peu qu’il soit question de liberté, de combattre l’Etat policier et  de lutter pour la « défense des droits », c’est encore mieux. Constituent-ils la majorité des cortèges ? Non. Ce sont sans doute les plus « politisés » du lot. On les trouve dans  les rangs des anarcho-syndicalistes ; des syndicats radicaux et de quelques groupuscules activistes de tous horizons rassemblant écolos-warriors, bobos vaguement végans, et nostalgiques du « grand soir » qui ne viendra jamais. Dommage que tout cela se passe en été et bouscule leurs sacro-saintes vacances : on y trouverait bien quelques universitaires gauchistes et démagos, en mal de petites émotions… Mais il ne faut pas exagérer non plus : le Lubéron conserve quand même ses obligations.  

Le deuxième groupe est celui des complotistes. Ceux-là ont trouvé dans Internet le dieu qui manquait à leur Olympe. La principale raison tient au fait que jusqu’alors ils pratiquaient leur onanisme du complot universel dans la solitude de leur chambrette, désormais ils peuvent copuler dans de sympathiques défilés moitié « Manif pour tous », moitié « Manif pour moi », certes limités en nombre à la grandeur de leurs chapelles internet mais cette sortie des catacombes de l’obscurantisme agit sur eux comme un puissant excitant mobilisateur. Une sorte de Viagra de la banderole. La lumière des samedis après-midis d’été n’en a pas encore fait des martyrs du premier âge du christianisme, mais, se retrouvant à l’air libre, échangeant leurs fantasmes et confortant leurs délires, ils rentrent chez eux chaque semaine encore plus ragaillardis. D’autant qu’ils ont pu discuter avec des « vrais gens »  qui pensent comme eux (autrement dit « aussi mal ») et non plus simplement avec des « pseudos » faits de profils immatériels de réseaux sociaux. Ils seront les derniers à rentrer chez eux sans doute. Leur lutte n’est même plus idéologique, elle est ontologique. Quand ils retrouveront leurs pénates, ils détesteront encore plus le monde qui les entoure puisque seul un complot encore plus fort que celui qu’ils voulaient dénoncer les aura forcés à retrouver leur bunker mental.

Le troisième et dernier groupe des « marcheurs du samedi » est formé par ceux que l’on peut appeler les « puceaux libertariens ». Ceux qui disent à la caméra et au micro qui se tendent, mi-effarouchés par leur propre audace, mi-excités par leur propre aveu : « c’est ma première manifestation » comme le boutonneux disait jadis, en pleine poussée hormonale pré-pubère : « C’est ma première surprise-partie ». Ils se prennent pour des Résistants, ce qui est une injure absolue à toutes celles et tous ceux qui ont combattu jusqu’à la mort dans les rangs de l’Armée des Ombres. Ils se prennent pour des héros : ce qui montre qu’ils font peu de cas de leurs semblables en risquant de contracter le virus, d’être hospitalisés et d’encombrer ainsi les services hospitaliers au détriment de la vie des soignants et des autres malades. Ils se prennent pour des modèles exemplaires face à leur progéniture qu’ils amènent « à la manif » en prétendant défendre leur liberté et celle de leurs proches tout en niant ce qui fait notre vivre ensemble depuis Rousseau : « C’est en aliénant une part de sa liberté au profit de l’obéissance à la volonté générale que l’individu devient plus libre ». Mais sans doute est-il vain d’aller chercher les penseurs fondateurs de notre système de vie sociale… Ces philosophes des Lumières font sans doute partie de « l’Etat profond », celui que les gauchistes et les radicaux d’extrême-droite, dans la foulée d’un Trump ou de quelques dirigeants politiques illibéraux d’Europe centrale se complaisent à dénoncer. Ceux-là qui composent ce troisième groupe peuvent être assimilés aux  « libertariens » car ils ont en commun avec ceux qui se réclament de ce courant idéologique, outre-Atlantique, de mettre au-dessus de tout « leur » sacro-sainte liberté. On le constate à la lecture d’un certain nombre de pancartes évoquant la libre disposition de leur corps. Outre que la société française n’est pas la société nord-américaine, ce courant « libertarien » est bien peu respectueux de la liberté au sens de Tocqueville ou de Camus.

La question ultime qui se pose est celle du pourquoi maintenant ? Sans doute parce que la cause occasionnelle, pour employer le vocabulaire de Sartre expliquant le pourquoi de sa pièce « Huis clos », de la Covid 19 continue de fonctionner comme un extraordinaire révélateur des maux et des mots de notre société. Jean-Pierre Le Goff l’a fort bien décrit dans son dernier livre « La société malade. Comment la pandémie nous affecte » (Stock, 2021). Le virus est aussi un formidable accélérateur de nos tensions et des clivages qui fracturent la société française. Au premier rang d’entre eux figurent la détestation du chef de l’Etat. Les sondages sur la cote de popularité des trois derniers présidents de la République, Sarkozy, Hollande et Macron, montrent de manière éclatante que ce dernier, au début de la cinquième année de son mandat, est pointé à un niveau bien plus élevé que ses deux prédécesseurs. Quand ils « partent » tous les trois, le premier mois de leur présidence, entre 65% et 61% d’opinion favorables, 50 mois plus tard, Sarkozy est à 33%, Hollande à 16% et Macron à 41% , score le plus élevé (Le JDD, 22.08.2021). Pour autant tous les observateurs évoquent la « haine à l’égard de Macron ». C’est qu’il se passe ici le même phénomène que pour les minorités actives qui manifestent à grand bruit : ce qui est retenu est la violence des propos négatifs, leur « qualité » en quelque sorte et pas leur « quantité », plutôt moins importante que pour les deux présidents qui l’ont précédé à l’Elysée.

La rentrée sociale et politique et la date du 15 septembre avec l’application de l’obligation vaccinale vont-elles amplifier et donner un « second souffle » à ce mouvement avec notamment la mobilisation de pompiers ou de membres du personnel soignant ? Le mouvement sera-t-il remplacé par d’autres types de manifestations et une nouvelle forme de contestation à la rentrée, plus politique et sociale ?

Traditionnellement les mois qui précèdent une élection présidentielle, rendez-vous désormais majeur et structurant la vie politique, sociale, économique et culturelle française, ne sont pas des mois « agités » et « contestataires ». Toutes les forces vives du pays, des partis politiques aux corps intermédiaires, syndicats, grandes associations, groupes de pression, sont tendus vers ce qui semble être une sorte de catalyseur de toutes les demandes présentées au système politique dans son ensemble. Pour autant, il ne faut pas exclure, exception faisant règle, que le contexte sanitaire et social particulier que nous connaissons depuis mars 2019 produise des « émotions » contestatrices inconnues à une telle période jusqu’à maintenant. Il n’est pas question ici de « convergence des luttes », type même de fantasme régulièrement rêvé, aussi bien à l’extrême-gauche que chez certaines activistes d’extrême-droite. Bien plus simplement ce pourrait être la rencontre de tel ou tel mouvement social, par exemple contre une éventuelle réforme des retraites si elle réapparaissait dans une forme purement « paramétrique » ou « comptable » d’ici le mois d’avril 2022, avec les mécontentements générés par tel ou tel règlement lié à la lutte contre pandémie. Pour le coup il y aurait là sans doute un réel danger pour l’actuel président de la République : le gain potentiel du « je réformerai jusqu’au bout de mon mandat » pèserait bien peu de chose face à un mouvement social d’envergure qui paralyserait le pays et surviendrait alors que la société française « vit encore sous Covid ».

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