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Des personnes travaillent dans un bureau de coworking à La Défense, le 7 octobre 2020. Pour le seul mois d’août, plus de 4 millions d’Américains ont démissionné de leur emploi.
Des personnes travaillent dans un bureau de coworking à La Défense, le 7 octobre 2020. Pour le seul mois d’août, plus de 4 millions d’Américains ont démissionné de leur emploi.
©CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

Great resignation

Pour le seul mois d’août, ce sont plus de 4 millions d’Américains qui ont démissionné de leur emploi. Pour partie en raison de tendances de long terme qui pourraient profondément changer le marché du travail. Beaucoup de phénomènes économiques affectant d’abord les Etats-Unis avant de traverser l’Atlantique, à quoi la France devrait-elle se préparer ?

Xavier  Camby

Xavier Camby

Xavier Camby est l’auteur de 48 clés pour un management durable - Bien-être et performance, publié aux éditions Yves Briend Ed. Il dirige à Genève la société Essentiel Management qui intervient en Belgique, en France, au Québec et en Suisse. Il anime également le site Essentiel Management .

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Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Bertrand Martinot

Bertrand Martinot

Bertrand Martinot est économiste et expert du marché du travail à l'institut Montaigne, ancien délégué général à l'emploi et à la formation professionnelle. Co-auteur notamment, avec Franck Morel, de "Un autre droit du travail est possible" (Fayard, mai 2016). 

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Atlantico : Aux États-Unis, sur le seul mois d’août, 4 millions de salariés ont démissionné de leur emploi. Un phénomène que les spécialistes du marché ont nommé « la grande démission » (great resignation). Que s’est-il passé outre-Atlantique ? Pourquoi la pandémie a-t-elle provoqué autant de changements de trajectoire professionnelle ?

Bertrand Martinot : Les salariés ont profité de la période Covid et des confinements pour réfléchir à leur carrière et avenir. À l’issue de la période, un boom de l’emploi est survenu et ils ont profité de la conjoncture. La multiplicité des offres d’emploi sur le marché leur a donné l’opportunité de bouger. Le grand obstacle à la mobilité professionnelle est le manque de temps. SI l’on a des projets, on ne les réalise jamais car c’est chronophage. Pendant le Covid, les employés ont eu du temps pour réfléchir et avec le redémarrage du marché du travail ils en ont profité.

Le nombre de démissions est directement lié à la conjoncture économique. Plus la conjoncture est bonne, plus il y a de démissions. En période de crise, avec un chômage qui augmente, les démissions baissent.

Xavier Camby : Cette tendance mondiale (dans notre économie occidental) n’a pourtant rien de vraiment récent. Apparue au tout début des années post-millénaristes – au début de notre siècle donc – elle n’était naguère encore considérée par de nombreux dirigeants que comme un épiphénomène, un accident, voire une foucade d’adolescences attardées et trop favorisées, abusivement consommatrices de substances variées. Il semble cependant qu'on s'y intéresse de plus près désormais.

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La crise sanitaire et sa gestion mondiale pour le moins hasardeuse ou aventureuse n’ont en effet fait qu'accélérer sa prééminence décisionnelle. Et c’est désormais très volontairement que nos meilleurs salariés veulent vivre, non plus selon les diktats d’une organisation taylorienne du travail - qui ne date jamais que de 150 ans - mais bien plutôt en accord avec leurs valeurs les plus intimes et les plus respectables. On estime ce chiffre entre 25% et 35% des salariés actuels.

Un exemple concret : qui accepte encore de travailler pour un employeur menteur et/ou toxique, de part son métier ou de ses comportements ? Les lanceurs d’alertes, les objecteurs de conscience citoyenne, dans tous les métiers, depuis les médias jusqu’aux réseaux sociaux, en passant par l’agroalimentaire et sans négliger toutes les industries minières, agricoles, alimentaires, pétrolières ou militaires… sont sur les sentiers de la toute vigilance solidaire et de l’intrinsèque exigence communautariste.

L’écologisme en est sans doute le symptôme le plus frappant, le plus cinglant et le plus bénéfique. Même s'il n'est pas exempt de graves erreurs. 

Pour ma part, je ne compte plus autour de moi les dirigeants, responsables et authentiques gouvernants, qui s’engagent réellement pour créer un monde moins toxique. Chimiquement. Biologiquement. Mais aussi moralement et émotionnellement. Car l'immense majorité des démissions que vous évoquez ou que je constate proviennent d'émotions insupportables : humiliations, colères, insultes ou frustrations, contraintes ou lâches désaveux... je ne saurai faire l'exhaustive liste des légitimes raisons qui poussent nos meilleurs salariés à démissionner. Me permettez-vous un simple témoignage : je reçois désormais dans nos Ateliers-Dirigeants 50% de futurs démissionnaires (ils me l'avouent avec plaisir) contre ... aucun, il y a seulement 10 ans !

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Michel Ruimy : Si plusieurs idées convergentes sont à l’origine de la « grande résignation », cette expression caractérise le nom d’un changement complet de mentalité / comportement concernant la conciliation du travail et de la vie personnelle.  

En dépit de conditions de travail qui n’étaient nécessairement « idéales » (espace de travail parfois inexistant, sollicitations du reste de la famille, vacarme ambiant…), le télétravail obligatoire de ces derniers mois a montré que les employés pouvaient être productifs en travaillant de chez eux tout en bénéficiant d’avantages annexes (suppression du temps de trajet, disparition du coût de transport, plus grande souplesse dans l’organisation de la garde des enfants, moindre exposition à la Covid-19 et autres maladies aisément transmissibles comme la grippe…).

Mais, ce télétravail a également laissé le temps, à certaines personnes, de se demander si le poste qu’elles occupaient, étaient bien ce qu’elles désiraient faire et de la manière qu’elles souhaitaient le faire. La pandémie a joué ainsi un rôle de révélateur. Beaucoup d’employés de bureau ont pris conscience qu’ils en avaient marre des journées pendant lesquelles ils avaient la sensation de « perdre leur temps » et ont apprécié de travailler de manière « hybride », où la présence sur le lieu de travail n’est justifiée notamment que par la nécessité de participer à des réunions et/ou autres actions indispensables à l’accomplissement des tâches.

C’est pourquoi, un nombre sans cesse croissant de « cols blancs », ne souhaitant plus travailler à « temps plein » au bureau, sont partis à la recherche d’opportunités et de conditions de travail plus flexibles.

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La crise sanitaire a-t-elle définitivement fait changer les priorités des salariés ? Les motivations individuelles des employés ont-elles changé ?

Bertrand Martinot : Beaucoup de personnes sont entrées en réflexion pendant la crise sanitaire et à la sortie des grands confinements le marché du travail s’est révélé tellement favorable que les personnes ont mis à exécution leur projet.

En ce qui concerne les motivations individuelles, c'est une tendance de fond. Les salariés se projettent de moins en moins dans l’entreprise. La culture d’entreprise basée sur la relation de long terme marche de moins en moins. Il faut que les entreprises réinventent leur politique de fidélisation.

Xavier Camby : Connaissez-vous Antonio Damasio ? Je gage que non. Comme tous les scientifiques de très haute portée intellectuelle, un très long temps est nécessaire pour admettre leurs découvertes. Neuroscientifique de grand talent, portugais parlant un français exceptionnel et enseignant les sciences neurologiques comme la philosophie – en anglais – il a publié 2 livres extraordinaires : « L’erreur de Descartes » et « Spinoza avait raison ». Son approche scientifique établit que nous avons plus besoin de nous respecter nous-même – plutôt que de vouloir suivre ou servir une norme imposée. De vivre selon nos vraies valeurs (humaines racines de beaucoup de nos émotions) plutôt que de ramper toujours plus servilement devant le dieu raison (asservissement bientôt bicentenaire, qui explique hélas beaucoup de nos incuries actuelles). Alors oui, nos jeunes – ou moins jeunes – gens de talent exigent du sens. Sinon, très benoîtement, ils démissionnent. Et cette détermination est désormais mondiale. 

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Michel Ruimy : Ce n’est pas sûr. En effet, sous réserve que leur travail soit éligible au télétravail, certains employés envisagent de démissionner de leur poste si leur entreprise les rappelle afin de retrouver la configuration de travail antérieure (présence physique totale au bureau) au contraire d’autres envisageant sérieusement de partir si leur organisation décide de passer entièrement au travail à distance.

Plusieurs études portant sur la qualité de vie au travail ont notamment révélé qu’un grand nombre de travailleurs regrettaient de ne pas pouvoir échanger avec leurs collègues de bureau (recherche de relations et interactions sociales) et/ou s’inquiétaient du risque de ne pas être retenus pour des opportunités de promotion s’ils adoptaient pleinement un modèle de travail à distance.

Dans ce contexte, que signifie la « grande résignation » ? Pour les employés, il y a, en quelque sorte, un regain d’optimisme et d’espoir, dans la mesure, où ils auront plus de pouvoir de négociation en matière de conditions de travail. Du côté des entreprises, ceci est un défi car les démissions entraînent des coûts élevés de rotation du personnel et des interruptions - possibles - d’activité. Elles devront donc être suffisamment agiles pour attirer les talents et suffisamment stratégiques pour conserver les employés les plus performants.

En fait, la clé se trouve à mi-chemin. Le « bureau hybride » (possibilité de travailler à domicile à temps partiel associée aux avantages des interactions au bureau) est une solution potentielle pour atténuer, en partie, la « grande résignation ». Les partenaires sociaux et les employeurs devront trouver une configuration de travail répondant et satisfaisant aux aspirations de chacune des parties, sachant qu’il n’y a pas de solution universelle en la matière et sans oublier, aussi, que nombre d’entreprises sont confrontées à des questions de technologie (comment assurer la flexibilité par le biais de la technologie qu’elles déploient ?).

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Ce changement d’aspirations va-t-il se traduire par une vague de démissions en France également ? Cela impactera-t-il le marché de l’emploi de manière durable ?

Bertrand Martinot : Lorsque l’on voit que dans le secteur de l’hôtellerie restauration il y a une pénurie des serveurs ou de cuisiniers cela prouve que ceux qui tenaient le poste avant ne sont pas revenus. Comme le chômage a baissé cela prouve qu’ils ont retrouvé du travail ailleurs. Lorsqu’il n’y a pas d’augmentation du chômage et de la population inactive, ces personnes sont parties travailler ailleurs.

Tout cela est lié à la conjoncture et au taux de chômage. Dans tous les sondages, la question du chômage ne vient pas dans l’une des 5 premières préoccupations.

Xavier Camby : Oui, définitivement. En France et dans toute l'Europe continentale. C'est en cours et ne cessera pas. Beaucoup de ceux qui apportent une vraie valeur ajoutée préfèrent désormais le mandat, la mission... au contrat de travail. Ils peuvent ainsi gérer leurs engagements en fonction du respect de leurs valeurs. A titre d'exemple, il y a déjà plusieurs années que de très grands groupes m'appellent, inquiets de ne plus pouvoir ni savoir recruter durablement les "meilleurs candidats" (c'est-à-dire celles et ceux qui leur correspondent). Mais ils ignorent encore, trop souvent volontairement, qu'ils n'ont désormais plus rien du tout d'attractifs (à part une signature sur un CV), en dépit de leur bilan et du nombre exponentiel de leurs actionnaires ... 

La France est un cas particulier, en raison de l'hyper-protectionnisme du salarié et de la non-flexibilité de marché de l'emploi (sans cesse toujours plus rigidifié, au détriment même, finalement, des employés...). Les démissions seront sans doute moins nombreuses, mais l'exode des "cerveaux" va continuer de s'intensifier, comme depuis désormais plus de 30 ans.

Michel Ruimy : Il me semble exagéré de considérer que ce phénomène puisse impacter grandement le marché du travail français du fait de comportements différents, en particulier une moindre mobilité des employés nationaux comparé à celle des Américains.

La « grande résignation » illustre l’attachement, dans toutes ses dimensions, des employés à leur travail. Il y a toujours eu des débats sur le travail et ses conditions d’exercice. Par exemple, l’utilisation de robotique, de l’intelligence artificielle… devait conduire à une perte d’emplois. Nous savons aujourd’hui que la technologie a, certes, un effet sur le travail, mais il n’y a absolument aucune raison pour que cela entraîne moins de travail.

Toutefois, il ne convient de ne pas nier que quelque chose se passe à un niveau plus profond. Le phénomène actuel, perçu aux Etats-Unis, est une contribution au débat. La pandémie, au niveau mondial, a donné, aux individus, l’occasion de réfléchir sur ce qui est essentiel pour eux, sur la signification et la nature de leur travail…. Elle a suscité une soif de plus de flexibilité et une quête de sens. Elle remodèle ainsi, sur certains points, la Société.

Les ruptures conventionnelles ont-elles augmenté dans ce cas ?

Bertrand Martinot : En septembre 2021, les ruptures conventionnelles ont augmenté 9 % par rapport au mois de septembre 2019, donc avant la crise sanitaire. . Il y a une augmentation du nombre de démission dans ce cas car les ruptures conventionnelles sont des démissions dans quasiment un cas sur deux. Un salarié qui démissionne, la première chose qu’il demande est une rupture conventionnelle alors que c’est une pure démission. Les entreprises acceptent pour ne pas être en conflit avec le salarié.

Certains secteurs risquent-ils de connaître un désamour particulièrement important qui pourrait entraîner des problèmes de main d’œuvre de long terme ?

Bertrand Martinot : Tous les secteurs économiques traditionnels sont touchés. L’évolution démographique fait que la population active stagne ou diminue dans la plupart des pays de l’OCDE donc le rapport de force entre employeur et salarié change.

En réaction, beaucoup d’entreprise tentent d’augmenter le temps de travail par accord collectif (par référendum dans les TPE). Bien entendu, il y a d’autres moyens, plus marcroéconomiques, pour accroître la main d’œuvre, comme le recul de l’âge de la retraite ou, comme en Allemagne, le recours massif à l’immigration.  

Xavier Camby : Le secteur du conseil à vraie valeur ajoutée est le premier bénéficiaire (autant que la 1ère victime) de cette tendance irréversible. Les industries les plus toxiques : tourisme de masse, énergie, chimie, pétrochimie, tabagie, extraction minière, finance ou assurance, pharmacologie, agro-industrie, renseignement, avionique ou aérospatiale, cimenterie et construction, pêches intensives ou prédations généralisées... ne seront pas épargnées par une profonde vague de dénonciations et de re-positionnements contributifs. Je pense qu'un nouveau monde est en train de se créer. J'espère sincèrement, de grand coeur, que sa conception sera la moins douloureuse possible ! 

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