L’étrange insistance de la famille de Ghislaine Marchal à designer Omar Raddad comme son meurtrier<!-- --> | Atlantico.fr
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Jean-Marie Rouart publie « Omar, la fabrication d’une injustice » aux éditions Bouquins.
Jean-Marie Rouart publie « Omar, la fabrication d’une injustice » aux éditions Bouquins.
©Alain JOCARD / AFP

Bonnes feuilles

Jean-Marie Rouart publie « Omar, la fabrication d’une injustice » aux éditions Bouquins. Pourquoi un écrivain a-t-il pris la défense, dès sa condamnation en 1994, d'un jardinier marocain accusé à tort de meurtre ? Jean-Marie Rouart revient en détail sur toutes les zones d'ombre de ce crime énigmatique. Extrait 2/2.

Jean-Marie Rouart

Jean-Marie Rouart

Jean-Marie Rouart est écrivain, essayiste et chroniqueur. Ancien directeur du Figaro Littéraire, il est membre de l'Académie Française depuis 1997. Très impliqué dans le comité pour la révision du procès d'Omar Raddad, il est l'auteur de Omar : la construction d'un coupable (Le Fallois, 1994).

 

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« Certes, je ne me persuade pas que la société puisse se passer de tribunaux et de juges ; mais à quel point la justice humaine est chose douloureuse et précaire, c’est ce que, douze jours durant, j’ai pu sentir jusqu’à l’angoisse », écrit André Gide dans Souvenirs de la cour d’assises. Quelle enquête, quel procès peuvent répondre à notre exigence de vérité ? Des zones d’ombre subsistent toujours, même lorsque l’accusé a avoué, que l’arme du crime a été retrouvée, que les empreintes ont elles aussi parlé. Ces zones d’ombre tiennent à ce mystère qui entoure le mal. Comment un homme a-t-il pu franchir cette limite de la haine au crime ?

Dans le cas d’Omar Raddad, le mystère est total. Pas d’aveux, pas d’arme du crime, pas d’empreintes, des mobiles construits de toutes pièces qui ne tiennent pas devant une critique sérieuse. La seule chose tangible dans cette affaire, c’est la condamnation d’Omar à dix-huit ans de réclusion criminelle. Quand on observe d’un peu près la vie de Ghislaine Marchal, on s’aperçoit vite que s’il y a un certain nombre de personnes susceptibles d’avoir eu un intérêt à la tuer, il n’y en a qu’une qui certainement n’en avait aucun : c’est Omar. Elle l’employait, accordait les avances sur son salaire qu’il lui demandait ; enfin cette femme, hautaine et autoritaire avec ses amis, avec son fils, avec ses relations, ne se comportait peut-être pas avec bonté mais avec une très grande bienveillance vis-à-vis de lui. Pourquoi l’aurait-il tuée ?

Omar est un inconnu des services de police. Les gendarmes eux-mêmes reconnaîtront que c’est un doux, un homme pacifique. Personne ne l’a jamais vu se servir d’une arme blanche, il n’avait jamais de couteau sur lui. En outre après un grave accident, un an auparavant, pour lequel il avait été hospitalisé plusieurs mois, il avait perdu en partie l’usage de son bras droit. C’est un homme plutôt frêle, Ghislaine Marchal était une femme vigoureuse.

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Et le meurtre ! Il faut avoir vu le cadavre et lu le rapport d’autopsie pour comprendre la sauvagerie avec laquelle il a été perpétré. Ghislaine Marchal allongée sur le sol, son peignoir à damiers relevé jusqu’aux reins, a reçu plus de dix coups de poignard, dont certains ne visaient pas à la tuer mais à la faire souffrir. Elle a été ou torturée par quelqu’un qui cherchait à lui extorquer un renseignement ou attaquée par un sadique. Ce n’est pas là le crime que l’on commet dans la colère parce que l’on vous a refusé une somme d’argent.

Aucun des proches de Ghislaine Marchal, ni ses voisins qui étaient aussi souvent ses amis, n’a cru un seul instant à la culpabilité d’Omar. Or ces proches on les a suspectés, mis sur écoute, gardés à vue. Pourquoi ? Seule la famille de Ghislaine Marchal a été dès l’origine, avant même le rapport d’autopsie et les conclusions des experts, convaincue de la culpabilité d’Omar. Il ne nous appartient pas d’entrer dans ses raisons. En revanche, on peut s’étonner que cette famille n’ait pas désiré que l’on s’intéressât à d’autres pistes possibles. Dès le 7 juillet – le crime avait eu lieu le 23 juin –, l’avocat qu’elle avait constitué partie civile, Me Henri Leclerc, demandait le dossier. Le choix du vice-président de la Ligue des Droits de l’Homme manifestait déjà de la part de la famille, comme nous l’avons vu, une présomption de culpabilité vis-à-vis d’Omar. Et cette partie civile tout au long de l’instruction que fera-t-elle pour aider à l’établissement de la vérité comme c’est son devoir ? Elle ne fera que chercher inlassablement à recentrer les présomptions sur Omar. Elle ne demandera aucune investigation en dehors de celles qui peuvent renforcer la culpabilité éventuelle de l’inculpé. Cette partie civile sera traitée avec beaucoup d’égards par les juges d’instruction, au point qu’elle aura droit en priorité à des résultats d’expertises. Ce qui provoquera la juste indignation des avocats. C’est ainsi que Me Girard, le 2 août 1991, se voit contraint d’écrire au juge d’instruction une lettre dans laquelle il manifeste son étonnement : « Je dois à l’obligeante confraternité de mon confrère, Me Leclerc, d’apprendre le résultat de l’expertise en écriture dont les “conclusions” viennent singulièrement renforcer les indices qui pèsent sur Omar Raddad. » Et l’avocat demande à être autorisé lui aussi à prendre connaissance de ce rapport.

Les raisons d’une famille que l’on peut croire volontiers attristée par la mort d’une parente sont parfaitement compréhensibles. Mais ces raisons doivent-elles tout au long d’une enquête et d’un procès l’emporter sur toute autre considération ? Doivent-elles peser d’un tel poids ?

Cette enquête, cette instruction, ce procès, comment les définir, quand on les a longuement et minutieusement étudiés, autrement que par un mot : gâchis. Cette multiplication de procès-verbaux, d’écoutes téléphoniques sans rime ni raison, ce luxe d’auditions de tous les corps de métier qui ont participé à l’aménagement de la cave, cet hélicoptère Alouette affrété pour prendre des photos aériennes de la propriété. En revanche aucune commission rogatoire en Suisse pour établir l’état des comptes qu’y possédait peut-être Ghislaine Marchal, pas plus que l’on n’a cherché à savoir qui était sa « relation sentimentale avec un ami italien possédant un bateau », dont a fait état devant les gendarmes son amie Gisèle Konrad. Enfin à aucun moment, ni pendant l’enquête ni au procès, on n’a songé à interroger la famille de son mari, Jean-Pierre Marchal, d’où lui venait sa fortune. Pourquoi ? Tant de questions éludées qu’on a laissées bizarrement sans réponse provoquent un malaise.

Pourquoi avoir écrit ce livre ? Si j’ai du goût, comme chacun, pour les faits divers lorsqu’ils illustrent des passions humaines et leurs conflits, ou lorsqu’ils révèlent des mentalités et certains aspects de la société, cet intérêt n’a jamais excédé les limites d’un article. Je n’aurais jamais imaginé que je passerais un jour tant de nuits blanches à essayer de reconstituer une affaire judiciaire. Si je l’ai fait, ce n’est pas pour remuer de la boue autour d’une famille déjà suffisamment éprouvée, ni autour d’une victime tuée dans des conditions atroces et pour laquelle je n’éprouve que de la compassion. Mais cette compassion, je la ressens aussi pour un homme que je crois injustement condamné. Quand j’ai commencé cette enquête, je n’avais qu’une intuition de l’innocence d’Omar. Aujourd’hui, après avoir minutieusement recoupé les auditions des témoins, vu ou interrogé les principaux protagonistes de cette affaire, j’en suis convaincu. Et même s’il ne partage pas cette conviction, tout lecteur de bonne foi doit reconnaître, après avoir examiné le dossier que je lui ai soumis, que la culpabilité d’Omar est loin d’être établie. Je ne défends pas Omar Raddad envers et contre tous. Je le défends seulement parce qu’il appartient à cette catégorie d’êtres démunis devant la justice, qui peuvent être français ou étrangers, mais qui sont socialement mal armés pour apporter la preuve de leur innocence. Cette conviction, je suis prêt à l’abandonner le jour où l’on m’apportera une preuve de sa culpabilité. En attendant, tout ce que j’ai vu dans ce dossier, c’est un innocent à partir duquel, pour des raisons qui ne m’échappent qu’à moitié, on s’est efforcé de construire un coupable.

Extrait du livre de Jean-Marie Rouart, « Omar, la fabrication d’une injustice », publié aux éditions Bouquins

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