Individualisme triomphant : l’arme de destruction massive de l’efficacité politique<!-- --> | Atlantico.fr
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Des policiers lors du rassemblement devant l'Assemblée nationale, à Paris, le 19 mai 2021.
Des policiers lors du rassemblement devant l'Assemblée nationale, à Paris, le 19 mai 2021.
©Thomas COEX / AFP

Libre expression pour tous

Après le rassemblement des policiers devant l'Assemblée nationale et les tribunes des généraux et de militaires, les questions de l'individualisme triomphant et de la libre expression sont au coeur des débats au sein de la société française. Sommes-nous face à un risque d'explosion ou de crise politique majeure ?

Michel Fize

Michel Fize

Michel Fize est un sociologue, ancien chercheur au CNRS, écrivain, ancien conseiller régional d'Ile de France, ardent défenseur de la cause animale.

Il est l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages dont La Démocratie familiale (Presses de la Renaissance, 1990), Le Livre noir de la jeunesse (Presses de la Renaissance, 2007), L'Individualisme démocratique (L'Oeuvre, 2010), Jeunesses à l'abandon (Mimésis, 2016), La Crise morale de la France et des Français (Mimésis, 2017). Son dernier livre : De l'abîme à l'espoir (Mimésis, 2021)

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Atlantico : Tribune des généraux, manifestation des policiers… comment analysez-vous la situation actuelle ?

Michel Fize : Nous sommes aujourd’hui soumis au diktat de la libre expression pour tous. Il n’y a plus aucun égard pour les situations, les rôles et les fonctions des individus. « J’ai une opinion, je l’exprime, même si mon statut ne me le permet pas ». Or, comme tous les militaires, les généraux, surtout d’active, sont astreints à un droit de réserve. S’ils peuvent, sur une situation sociale, avoir des idées, comme tous les citoyens, il ne leur est pas permis en revanche de les exprimer publiquement.

S’agissant de la manifestation des policiers, nous sommes, avec la présence du ministre, en plein reniement du principe hiérarchique. Il est curieux en effet (c’est la première fois que cela se produit) de voir un ministre de l’Intérieur, chef de la hiérarchie policière, défiler aux côtés de ses troupes, quand on sait que, par ailleurs, ces troupes sont revendicatrices sur de nombreux points (matériels, effectifs notamment) auprès du gouvernement.

Dans mon dernier livre De l'Abîme à l'Espoir : Les années folles du mondialisme (1945-2020)j’aborde ces questions de rôles, de hiérarchies, de verticalité, d’horizontalité. Nous sommes, je le rappelle, à l’ère de « l’individualisme triomphant » et des « individus-rois », ce qui n’est pas sans conséquences sur les comportements des uns et des autres.  Un policier lambda a le sentiment d’avoir les mêmes pouvoirs et droits, en particulier d’expression, qu’un ministre, car l’individualisme démocratique, c’est l’égalisation des conditions (donc des expressions).

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Bien entendu, derrière les tribunes de militaires exprimant leur inquiétude face au délitement social actuel, se pose la question des motivations, voire des arrière-pensées ou des téléguidages politiques. La comparaison avec le putsch des généraux durant la Guerre d’Algérie me paraît en tout cas excessive.

Il y a cependant, incontestablement, en France une montée du « populisme de droite », tel qu’il peut être incarné, par exemple, par Marine Le Pen. Tous les sondages sur les opinions des policiers et militaires montrent le penchant politique de plus en plus marqué de ces deux corps de métier pour la droite extrême. Ce qui n’est pas sans lien naturellement avec la dégradation de la situation économique, sociale et morale de notre pays. L’affaiblissement des mœurs collectives et individuelles en particulier – totalement sous-évalué - me conduit ici à parler « d’abîme moral ». Plus personne ne semble porter de valeurs, celles en particulier qui permettent le vivre-ensemble : respect mutuel, tolérance, dialogue : c’est un fait. La violence est partout, apparaissant désormais comme la forme privilégiée de communication des individus. Ainsi pour des raisons de plus en plus futiles, les agressions mortelles succèdent-elles aux agressions mortelles. Derrière cette désormais emprise de la force (à la place de la loi), il y a bel et bien une défaillance majeure du politique qui ne sait pas offrir de réponse aux problèmes rencontrés ni rester à sa place. A cet égard, l’image d’Emmanuel Macron prenant son café en terrasse, comme un citoyen lambda (qu’il n’est pas) participe de la dégradation de la fonction politique.

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Est-on face à un risque d’explosion d’une crise politique ?

La société implose ; c’est à un délitement général à quoi l’on assiste. Avec des temps d’explosion, comme l’atteste le mouvement des gilets jaunes. Il est manifeste que cette société s’effondre de l’intérieur. Il y a tant de désespérances, tant de souffrances accumulées ! Tant de limites dépassées aussi, tant d’éloignement du chemin de la loi ! Comment, dans pareilles conditions, s’étonner que les mouvements de contestation et de colère surgissent de partout, de toutes les catégories sociales, de toutes les générations, sous des formes anarchisantes quelquefois ? On peut, sans nul doute, parler de bouffées délirantes de colère et d’exaspération. Difficile pour les « souffrants » de se résoudre à ce que rien n’avance, à ce que les problèmes restent pendants.

Il y a donc urgence, comme je l’indique dans mon livre, à prendre à bras le corps, la question sociale et politique dans toute son ampleur, c’est-à-dire toutes ses dimensions : économique, sociale, morale, personnelle. Il y a urgence à réagir contre un « individualisme meurtrier ». L’individu ne saurait obéir à ses seuls instincts primaires, à ses seules émotions.

Il y a urgence à réformer les institutions politiques à bout de souffle, ce qui passe par le mariage de la démocratie représentative et de la démocratie directe, par de profondes avancées en matière de décentralisation.

Quelle est la conséquence de cette « individualisme triomphant » sur les corps intermédiaires comme les syndicats ?

On voit bien qu’à côté de la crise du politique, de sa dévalorisation dans l’opinion publique, s’ajoute une crise du syndicalisme, de plus en plus déconsidéré lui-aussi dans cette même opinion. Il y a – c’est le propre de l’individualisme triomphant - une contestation de toutes les institutions parce qu’elles incarnent la hiérarchie, le pouvoir bureaucratique, la supériorité des uns sur les autres, la légitimité représentative. La démocratie a d’autres exigences. L’individualisme-roi, qui caractérise ce régime, veut en effet l’horizontalité sociale par effacement des rôles et des emprises institutionnelles. D’où la difficulté notamment des syndicats et des partis qui incarnent précisément à la fois la verticalité et le principe représentatif. On s’étonne parfois qu’il n’y ait pas de leaders qui émergent dans ce double champ politique et syndical, mais c’est normal : le leadership, comme je l’expliquais déjà dans mon livre L’Individualisme démocratique, en 2010, est contraire à la logique individualiste qui veut l’égalité de tous (« pas de tête qui dépasse »). Ainsi, « n’importe qui » se croit-il légitimé à pouvoir prétendre aux plus hautes fonctions de l’Etat (la présidence de la République en clair), de Jean-Marie Bigard (un temps) à Eric Zemmour (qui semble en rêver). L’individualisme, redisons-le, ne reconnait aucun talent supérieur, il tient toutes les opinions pour des idées, pire encore pour des connaissances. Quel serait aujourd’hui le poids d’un Sartre ou d’un Camus dans ce flot continu d’opinions qui se veulent, chacune souveraine ? Ils ne seraient plus en tout cas des « influenceurs » d’idées. Les « influenceurs » ont aujourd’hui des visages plus ordinaires et n’influencent plus que des comportements.

Est-ce que cette volonté de ne plus être représenté n’est pas contreproductive avec les intérêts que pourraient avoir les individus ?

Oui c’est certain. Répétons-le, il y a aujourd’hui une confusion entre opinion et connaissance. Un savoir est une construction qui appartient d’abord à des gens de métier (« qui sont payés pour ça »), comme les philosophes ou les sociologues. Assurément, chaque citoyen a le droit d’émettre des opinions, c’est le principe démocratique même mais toute société a aussi besoin d’élites (à redéfinir, nous sommes d’accord), pour donner un cap, tracer des perspectives, imaginer d’autres mondes. Une société a enfin aussi besoin d’institutions et de corps collectifs. On ne rappellera jamais assez que les combats qui se gagnent sont ceux portés par des groupes qui ont une conscience de classe (ou d’autre chose).  

Le « tribalisme », le « communautarisme » montant apparaissent aujourd’hui comme des tentatives de réduire le poids de cet individualisme souverain dont je parle, qui, meurtrier, est aussi meurtrissant pour l’individu lui-même. Une société, c’est nécessairement l’union du collectif et de l’individuel, nécessairement des valeurs-phares, nécessairement le règne de la loi.

Michel Fize vient de publier "De l’Abîme à l’Espoir: Les années folles du mondialisme (1945-2020)" aux éditions Mimesis

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