Guantanamo : combien de temps encore les Etats-Unis parviendront-ils à maintenir leurs camps dans le non-droit total ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Un détenu de Guantanamo est sorti de la prison où il avait passé dix ans, sans preuves d'implication dans des affaires terroristes.
Un détenu de Guantanamo est sorti de la prison où il avait passé dix ans, sans preuves d'implication dans des affaires terroristes.
©Reuters

Hors-la-loi

La tristement célèbre prison de Guantanamo existe toujours, en dépit des injonctions des connaisseurs des droits de l'homme. En 2009 puis en 2014 Barack Obama s'est engagé à fermer ses portes, cependant il fait face à l'opposition des Républicains et d'une partie des Démocrates, et surtout, au désintérêt de l'opinion publique américaine.

Dominique Inchauspé

Dominique Inchauspé

Dominique Inchauspé pratique le droit pénal à Paris depuis 1983. Il intervient aussi fréquemment à l'étranger. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la justice pénale française et anglo-saxonne, comme 'L'erreur judiciaire' (PUF, 2010) et 'L'innocence judiciaire' (PUF, 2012) et enseigne à l'université. Il écrit aussi des fictions. La dernière a pour titre : Un homme dans l'Empire  (L'âge d'homme, 2013). 

 

 

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Atlantico : Un détenu de Guantanamo est sorti de la prison où il avait passé dix ans, sans preuves d'implication dans des affaires terroristes, les poches vides, selon le site d'information Vice News. Son portefeuille ne lui a pas été rendu. Les militaires ont expliqué que cet argent aurait pu servir à financer des opérations terroristes. Selon le Droit international des droits de l'homme, ne pas rendre cet argent relève du pillage et constitue un crime de guerre. Qu'en est-il ?

Dominique Inchauspé : Cela me paraît difficile. En droit international (conventions de Genève et Statut de Rome de la Cour pénale internationale), le crime de pillage ne se conçoit que lorsque les faits se commettent à l’occasion d’un conflit armé, international ou non international. C’est pour cela qu’il est qualifié de crime de guerre. Ce n’est tout de même pas le cas de Guantanamo. Hors droit international et, par exemple, en droit français, lorsque des biens ont été saisis pendant une enquête pénale qui se clôture par un non-lieu, une relaxe ou un acquittement, la restitution des objets saisis peut être refusée "lorsque celle-ci est de nature à créer un danger pour les personnes ou les biens."  Le concept est assez lâche et sa pratique dépend des circonstances du dossier.  

Qu'est ce qui permettait à Guantanamo d'échapper à tout contrôle juridique ? Cette absence de contrôle est-elle toujours actuelle ? Que font les Etats-Unis pour tenter d'imposer un cadre juridique au camp de Guantanamo ?

A l’origine, le cadre légal est le Patriot Act de 2001. Cette loi est prise par le Président Georges W Bush, donc par le pouvoir exécutif et non par le pouvoir législatif (le Congrès). C’est dire son côté ad hoc et la force qu’elle initie. Cette loi crée deux "notions", si l'on peut dire. La première est celle "d’ennemi combattant". D’après le Département d’Etat, il s’agit  d’un "individu qui fait partie ou qui supporte les forces des Talibans ou d’Al-Quaïda ou dont les forces associées sont engagées dans des hostilités contre les Etats-Unis ou les forces de coalition."  On comprend qu’il s’agit surtout de personnes qui n’ont rien à voir avec l’accusé d’une procédure judiciaire normale. A l’époque, le concept fait hurler.

Le Patriot Act crée aussi le principe de juridictions d’exception tenues par des militaires. Les droits de la défense y font donc profil bas. Puis, dans les années qui suivent, Cour suprême et pouvoir exécutif et législatif vont s’affronter. D’une part, la Cour va protéger – un peu – les détenus de Guantanamo : dès 2004, elle juge que l’habeas corpus et les amendements à la Constitution des Etats-Unis qui posent les droits de la défense doivent bénéficier aux détenus de Guantanamo. En riposte, le gouvernement américain  crée les Combat Status Review Tribunals et le Congrès vote le Detainee Treatment Act en 2005 qui supprime le droit à l’Habeas Corpus pour les détenus de Guantanamo.  Nouvel arrêt de la Cour suprême et nouvelle riposte du Congrès qui vote le Military Commission Act en 2006. Puis, encore un arrêt de principe de la Cour suprême rappelant les droits fondamentaux, etc.

Il est très intéressant de voir que, aux Etats-Unis (et aussi en Grande-Bretagne), le pouvoir judiciaire a lutté contre les excès du pouvoir politique ; en revanche en France, les politiques ont voté des lois qui restaient à peu près dans un cadre juridique habituel.

De quels recours les détenus peuvent-ils user ? Quelles sont leurs chances d'aboutir ?

Le principal recours est la procédure en habeas corpus, d’où tous les combats législatifs évoqué plus haut, et l’importance du dernier arrêt de principe, Boumediene vs Bush en 2008 qui autorise le writ (mandart, ndlr) of habeas corpus pour les détenus de Guantanamo. Le principe est un recours devant une juridiction judiciaire normale pour juger que la détention est illégale. Ces procédures ont permis de nombreuses remises en liberté.

Barack Obama a fait de la fermeture du camp l'un de ses objectifs dans un discours de janvier 2014 qui reprend la promesse faite en 2009. L'une des raisons de son échec semble être l'opposition des Américains à la fermeture du camp, comment l'expliquer ?

Les Américains, et les Anglo-Saxons de manière générale, sont des gens peu commodes lorsque ce qu’ils estiment relever de leurs intérêts fondamentaux est mis en cause ; qu’il s’agisse d’intérêts économiques ou politiques ou quand ils estiment que leurs libertés publiques sont malmenées. Certes, ce peut être le cas de bien des peuples mais il semble que, chez nos amis d’outre Manche et d’outre Atlantique, le phénomène prenne une dimension que nous comprenons difficilement. Il y a là un élément irrationnel : la NSA espionne les alliés de l’Amérique dans des proportions jamais vues ; les Etats-Unis envahissent l’Irak car ils croient que faire du nation building dans un pays lointain servira les intérêts de leur pays ; les Anglais envoient la Home Fleet reconquérir quelques ilôts perdus dans l’Atlantique sud (les Malouines) alors que les Français auraient sans doute négocié et transigé si on nous avait pris Djibouti (on aurait aussi vendu des Airbus à nos adversaires) ; durant la Seconde Guerre mondiale, quelques mois après l’entrée en guerre des Etats-Unis, et alors que l’Allemagne nazie n’a infligé aucun dommage à la population américaine, l’US Air Force bombarde de jour et à coup de centaines d’appareils les villes allemandes, simplement parce que la guerre est déclarée et qu’il faut la gagner. Quant aux Anglais, qui pardonnent peu le Blitz, ils envoient 1.000 bombardiers raser Cologne de nuit (il ne reste que la cathédrale).

Dans le cas de Guantanamo, on y trouve des individus que l’opinion publique estime à tort ou à raison être impliqués dans les attentats du 11 septembre. Le 11 septembre est l’équivalent de Pearl Harbor : une attaque surprise, traîtresse, portant un coup très dur et à très grande échelle aux Etats-Unis. On sait ce qu’il advint du Japon impérial.  On a vu aussi un déferlement de GI’s et de Marines en Afghanistan, en Irak et des assassinats ciblés dont les listes sont établies par Barack Obama lui-même, le démocrate préféré des Européens.  Que ces guerres orientales n’aient pas été gagnées n’y change rien : les Américains doivent songer que les présumés terroristes qui sont encore à Guatanamo, ceux-là au moins, "on les tient".

De plus, il faut savoir que, dans l’inconscient anglo-saxon, les personnes mises en cause sur le plan judiciaire, coupables ou innocentes, se placent déjà en marge de la communauté des citoyens libres et honnêtes. Ils ont donc moins de droits que les autres. On leur reproche un mode de vie "unfair". Les libertés publiques protègent les gens honnêtes contre les empiètements réels ou supposés du pouvoir central (une obsession très américaine) ; elles ne protègent pas ou peu les accusés d’un crime qu’ils ont (ou n’ont pas) commis. Toute la rhétorique sur les droits de la défense est contrebalancée par une pratique judiciaire et des abus dont on n’a aucune idée en France. L’innocence de centaines de condamnés définitifs est reconnue depuis plusieurs dizaines d’années mais les opinions publiques s’émeuvent peu. Explication à mon sens : les intéressés n’avaient pas à se trouver au mauvais endroit et au mauvais moment.

Alors, les détenus de Guantanamo et leurs droits…

Quelles autres difficultés Barack Obama connait-il ? Quels moyens de pression a-t-il à sa portée ?

Je ne suis pas si certain que Barack Obama veuille prendre une décision de principe sur Guantanamo, comme un Patriot Act à l’envers. Il voudra éviter de froisser l’inconscient collectif américain. S’il veut une loi votée par le Congrès, ce sera difficile : au Sénat, les démocrates ont une courte majorité et je ne crois pas que tous sont favorables à la fermeture de Guantanamo. A la Chambre des représentants, les Républicains sont majoritaires : c’est plié, pour obtenir un accord. Déjà, en 2009, la Congrès, alors à majorité démocrate, avait refusé de voter des crédits en faveur de la fermeture. En revanche, j’ai l’impression que, comme c’est un homme subtil, Barack Obama procède à une "vidange" progressive de la prison. A ce jour, il ne reste là-bas qu’un peu moins de 150 détenus. Petit à petit, l’administration démocrate les transfère vers des prisons normales sur le territoire américain. Avec les procédures en habeas corpus, il ne restera sans doute plus grand monde dans quelques temps. On pourra fermer en disant que cela ne sert plus à rien.

Comment expliquer le silence et l'inaction de la communauté internationale ?

A mon sens, par une "empathie" inconsciente avec le sentiment de l’opinion publique américaine. Le terrorisme livre partout une guerre d’une telle agressivité contre les démocraties que les bonnes volontés, hormis celles des professionnels des droits de l’homme, sont un peu annihilées. Cette guerre est si inhumaine et semble si gratuite (la chevauchée des djihadistes au Mali que nous avons stoppée, l’enlèvement des jeunes filles au Nigéria, les exécutions massives dans le nouveau califat irakien) que l’on passe (et que l’on pense) à autre chose.

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