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Un journaliste se recueille sur la tombe du reporter de télévision Adib al-Janani qui a été tué lors d'une attaque contre l'aéroport d'Aden, le 2 janvier 2021.
Un journaliste se recueille sur la tombe du reporter de télévision Adib al-Janani qui a été tué lors d'une attaque contre l'aéroport d'Aden, le 2 janvier 2021.
©AHMAD AL-BACHA / AFP

Bonnes feuilles

Emmanuel Razavi publie « Grands reporters : confessions au cœur des conflits » chez Bold éditions. Reporters, écrivains, photojournalistes ou cameramen, ils couvrent les conflits de notre temps. Certains travaillent en tant qu'envoyés spéciaux des grandes rédactions françaises. D'autres sont correspondants permanents de plusieurs médias dans des pays parfois dangereux, souvent difficiles. Depuis le 11 septembre 2001, ils ont vu le monde basculer, leur métier se transformer, les groupes terroristes les prendre pour cibles. Extrait 1/2.

Emmanuel Razavi

Emmanuel Razavi est Grand reporter, spécialiste du Moyen-Orient. Diplômé de sciences Politiques, il collabore avec les rédactions de Paris Match, Politique Internationale, Le Spectacle du Monde, Franc-Tireur et a réalisé plusieurs Grands reportages et documentaires d’actualités pour Arte, France 3, M6, Planète...  Il a notamment vécu et travaillé en tant que journaliste en Afghanistan, dans le Golfe persique, en Espagne …

Il s’est fait remarquer pour ses grands reportages sur les Talibans (Paris Match), les Jihadistes d’Al Qaida (M6), l’organisation égyptienne des Frères Musulmans (Le Figaro Magazine, Arte).

Depuis le mois de septembre 2022, il a réalisé plusieurs reportages sur la vague de contestation qui traverse l’Iran. Il est notamment l'auteur d'un scoop sur l’or caché des Gardiens de la révolution publié par Paris Match, ainsi que d’un grand reportage sur les Kurdes Iraniennes qui font la guerre aux Mollahs, également publié Paris Match. Auteur de plusieurs documentaires et livres sur le Moyen-Orient, il a publié le 15 juin 2023 un nouveau roman avec Chems Akrouf, « Les coalitions de l’ombre » (éditions Sixièmes), qui traite de la guerre secrète menée par le Corps des Gardiens de la Révolution contre les grandes démocraties. Il aussi publié en 2023 « les guerriers oubliés, histoire des Indiens dans l’armée américaine » (L’Artilleur).

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Les grands reporters qui couvrent les zones à risques ou réalisent des enquêtes au long cours à l’international prennent parfois des risques inouïs. Pour autant, sait-on comment ils vivent le fait d’être soumis au danger et aux pressions ? Imagine-t-on le sens profond qu’ils donnent à leur mission d’information  ? Partir sur un théâtre d’opérations ou enquêter sur une organisation terroriste ne se décide jamais de façon légère. Il faut avoir une bonne raison pour le faire et conscience que le pire peut survenir.

Sur le terrain, les grands reporters sont, la plupart du temps, à l’image des sportifs de haut niveau : disciplinés, déterminés et dotés d’un mental d’acier, ils se donnent à fond, ne pensant à rien d’autre. Bien sûr, cela n’empêche pas les moments de relâche avec les camarades. Mais quelle que soit leur spécialité, leur mission passe avant tout.

Jean-Pierre Canet : « le pire est toujours possible »

Jean-Pierre Canet est grand reporter. Il a longtemps collaboré avec l’agence de presse audiovisuelle Capa. Il a aussi été correspondant permanent de Canal Plus aux États-Unis et a arpenté des théâtres de guerre, tels l’Afghanistan et l’Irak. Il est notamment l’auteur et le réalisateur d’une série documentaire très remarquée, diffusée en janvier 2021 sur France  5 et intitulée Irak, destruction d’une nation  : celle-ci raconte les quarante ans de conflits qui ont plongé ce pays dans le chaos, des premiers jours de la guerre Iran-Irak, en 1980, à la « défaite » de Daesh, en 2017.

Pour mener à bien son enquête, dans laquelle il révèle les compromissions économiques et les mensonges diplomatiques de certains États, Jean-Pierre est allé à la rencontre de ceux qui en ont été les acteurs ou les témoins sur le terrain, de Washington à Bagdad, en passant par Paris. Inutile de préciser qu’un tel travail d’investigation, mettant au grand jour les mystifications de la politique américaine et expliquant les origines comme les mécanismes du terrorisme, n’est pas du goût de tout le monde. Il faut donc une bonne dose de sang-froid pour la conduire à son terme et, surtout, être animé par le désir de vérité.

Coconcepteur du magazine Cash Investigation et ancien rédacteur en chef d’Envoyé spécial, Jean-Pierre a fait le choix de l’indépendance. Il a ainsi créé sa société de production avec un autre grand reporter habitué des terrains et des enquêtes difficiles, Étienne Huver, qui a reçu le prix Albert Londres en 2017.

Comme son alter ego, Jean-Pierre a dédié une partie de sa vie professionnelle à la défense de la liberté de la presse et à la recherche de la vérité. Toujours prêt à défier les groupes de pression et les puissants, pourvu qu’il s’agisse de servir l’intérêt général, il est actuellement considéré comme l’un des meilleurs journalistes d’investigation français. Si l’homme est engagé, il n’a pourtant rien d’un militant. Au contraire. Doté d’une force de caractère exceptionnelle, il prend ses décisions après s’être accordé le temps d’une réflexion pesée, qui lui permet de mesurer l’intérêt d’un reportage. J’ai d’ailleurs rarement vu un journaliste autant capable de se remettre en question.

Son moteur, c’est de se mettre au service du public, de sortir des dossiers qui vont avoir un intérêt environnemental, économique, sociologique ou historique. Il veut que son travail permette aux gens de prendre conscience du monde dans lequel ils vivent et de porter dessus un regard critique. Ce qui est intéressant chez lui, c’est qu’il travaille à la fois sur le terrain et comme rédacteur en chef. Son témoignage est donc doublement intéressant, surtout quant à la façon d’aborder la prise de risques.

« J’ai commencé en tant que grand reporter dans la Bande de Gaza, explique-t-il. Je ne prenais alors les risques que pour moi-même. Puis, lorsque je suis devenu rédacteur en chef, j’ai dû assumer les bons comme les mauvais choix pour les autres et moi, ce qui est parfaitement normal si l’on considère que le mot “responsabilité” a du sens, car on ne prend jamais la décision de partir dans un pays dangereux ou de se lancer dans une enquête sensible à la légère. On mesure l’intérêt du sujet, on évalue la prise de risques, à quelles forces on va devoir faire face. Ce n’est pas toujours simple, car cela repose sur des sentiments ou des appréciations qui sont de l’ordre de l’intime et qui vont évidemment avoir des conséquences sur notre entourage.

Toutefois, même si l’on se sent parfois seul face aux évènements, aux décisions à prendre, on ne peut pas exercer ce métier dans une totale solitude. Il faut que nos familles aient aussi une idée de ce que nous faisons, sans pour autant que cela les rende fous d’angoisse ou ne les atomise. Il est clairement nécessaire d’avoir des proches qui acceptent et assument un minimum ce que nous sommes, ce que nous faisons et les risques que nous prenons ; sinon, nos vies personnelles et professionnelles peuvent se transformer en un véritable enfer. »

Il illustre ensuite son propos à travers un exemple vécu sur le terrain. « Alors que je m’apprêtais à couvrir l’offensive américaine en Afghanistan juste après le 11 septembre 2001, je me suis retrouvé en Ouzbékistan avec un journaliste reporter d’images avec lequel je devais passer la frontière. C’était sa première zone de guerre. Nous réalisions des reportages tout à fait classiques, en même temps que des petites enquêtes pour comprendre la géopolitique de la région et prendre un peu de hauteur. À cette époque, je n’avais pas encore d’enfants, mais j’avais une famille derrière moi, des parents et une compagne, Caroline, qui était solide et acceptait parfaitement ce que je faisais. Ma mère était certes profondément angoissée, mais elle le cachait et affichait à mon égard un soutien sans failles. Il n’en était cependant pas de même pour mon compagnon de route qui avait laissé en France une petite amie, laquelle était en proie à un stress profond, du fait de savoir son conjoint dans une zone très dangereuse. »

Il faut dire qu’à cette période, les combats font rage entre les talibans et les forces de la coalition occidentale, auxquelles s’est alliée l’Alliance du Nord, dont le chef, le commandant Ahmed Shah Massoud (1953-2001), a été assassiné deux mois plus tôt par des terroristes d’Al-Qaïda. Des milliers de combattants, des civils, mais aussi des journalistes, sont tués.

C’est dans ce contexte de fureur et de sang que, le 11 novembre 2001, à Tâloqân, une ville du nord-est de l’Afghanistan, les moudjahidines de l’Alliance du Nord tombent dans une embuscade organisée par les talibans. Trois grands reporters qui accompagnaient les moudjahidines meurent sous leurs balles : Johanne Sutton (trente-quatre ans), Pierre Billaud (trente-et-un ans) et Volker Handloik (quarante ans). Leurs assassins ne leur ont laissé aucune chance, leur statut de journaliste ne leur a offert aucune protection. Le monde entier est alors sous le choc de leur mort, à commencer par leurs familles et les membres de la profession.

Jean-Pierre Canet raconte. « Nous avions vu Johanne Sutton deux jours avant qu’elle se fasse tuer, alors qu’elle avait pris place sur un char de l’Alliance du Nord. Nous avons été terriblement impactés par son décès. Deux jours plus tôt, on se marrait ensemble, et soudain, on apprenait qu’elle avait été victime des talibans avec deux autres confrères. Évidemment, lorsque l’on est sur place, cela nous ramène vite aux réalités du terrain et au danger qui rôde partout. Mais c’est aussi impactant pour nos proches restés en France qui s’inquiètent alors encore plus pour nous.

C’est ainsi que mon camarade a subi l’angoisse sans filet de sa copine de l’époque, très ébranlée par la nouvelle. Lorsqu’ils communiquaient ensemble, elle lui transmettait ses inquiétudes, lui mettait beaucoup de pression. Je le dis sans aucun jugement, mais la panique de cette jeune femme s’est avérée toxique et dangereuse. Elle lui a fait perdre confiance, le conduisant à une sorte de tétanie.

Pourtant excellent professionnel, passionné de politique internationale, il a rapidement sombré dans une forme de dépression. C’était assez dingue de voir ce genre du phénomène se dérouler sous mes yeux, alors que l’on était en pleine zone de guerre. Nous avons donc pris la décision d’écourter la mission. À dire vrai, il est toujours difficile de savoir comment l’on va réagir sur un terrain de guerre avant sa première expérience. C’est toujours un pari avec soi-même et un risque pris par la rédaction en chef : on peut être un très bon journaliste, être capable de faire face aux pressions sur un sujet d’investigation sensible, sans pour autant être en mesure d’affronter les affres de la guerre. Car en zone de conflit, on ajoute un degré supplémentaire sur l’échelle des risques. Sur un théâtre de guerre, en effet, le pire est toujours possible ; il faut donc y être prêt. Il est sain, et je dirais même nécessaire, d’avoir peur, mais il ne faut pas laisser cette peur exercer son empire. »

Ces dernières années, les rédactions ont ainsi mis en place des protocoles de sécurité avec leurs envoyés spéciaux. Dans certaines rédactions, ils consistent à faire des débriefings matin et soir avec les équipes dépêchées sur place pour s’assurer de leur sécurité et que le moral reste bon. En France, un certain nombre de rédactions proposent des stages de préparation pour les journalistes qui couvrent les zones de guerre, encadrés par le Centre National d’Entraînement Commando (CNEC). Là, les militaires apprennent aux reporters, entre autres, à se comporter sous le feu ou lors du passage d’un check point tenu par des bandes armées, ou encore à répondre à un interrogatoire musclé. En clair, l’objectif de ce type de formation est d’apprendre à gérer son stress, à prendre de bonnes décisions et, bien sûr, à savoir se dépasser.

Cependant, tempère Jean-Pierre Canet, «  il n’y a pas de protocole tombé du ciel qui s’applique de façon universelle à l’ensemble des terrains. Chaque situation est bien particulière, et on n’intervient pas sur une maison en feu comme sur une forêt. Face à une situation donnée, tu es un peu comme un capitaine des pompiers qui se demande comment agir et par où commencer, car il y a toujours un choix à faire, selon la problématique à laquelle on est confronté. Faire ces choix, c’est à la fois le job du rédacteur en chef et celui des reporters qui sont sur le terrain. […]

Je crois qu’il faut savoir écouter une sorte de petite musique au fond de nous, qui nous dit ce que l’on est en capacité de faire. C’est une espèce de voix qui nous dit “O.K., t’as raison de partir, mais méfie-toi de telle ou telle chose” ou, au contraire, “non, n’y va pas, tu sais qu’il ne faut pas y aller.” En fait, il y a un truc animal qui se met en place quand on va en zone de guerre, quand on fait une enquête ou une investigation lourde et dangereuse, qui nous amène à nous poser les bonnes questions. Il faut être à l’écoute de cette mélodie. Cela peut sembler ésotérique, mais cela relève de l’instinct de conservation.

Je me rappelle que, quand Yasser Arafat avait le pressentiment que des bombardements israéliens allaient survenir, il disait que son “radar personnel” le prévenait du danger. Je trouve que c’est une expression qu’on peut s’approprier en tant que reporter. […] Surtout, s’il y a une règle qu’il faut appliquer, c’est que si l’on ne voit pas d’intérêt ou de sens à ce que l’on est en train de faire, il faut arrêter. Le “risque pour le risque” est absurde d’un point de vue journalistique. Il doit être pris s’il permet d’informer le public. »

Mais qu’en est-il quand la peur s’installe, qu’il faut prendre la décision de partir dans une zone de combats, sachant que l’on peut y laisser la vie ? « À ce moment-là, tu penses à ta compagne. Tu penses à son angoisse, mais tu te dis qu’au pire, s’il t’arrive quelque chose, elle pourra refaire sa vie. De toutes les victimes collatérales, tu espères que c’est celle qui s’en sortira le mieux. Quand on devient père de famille, il arrive que l’on se sente coupable. Tu penses à tes enfants, et tu te dis que si tu meurs, ils n’auront plus de père. Idem, en miroir, tu songes à tes parents. Tu te demandes comment ils se remettront d’avoir perdu un fils. Une fois tout cela posé sur la table et que tu as déterminé l’intérêt et le sens de ta mission, tu prends alors la décision de rester ou de partir et d’assumer ou pas le fait de prendre des risques. »

Une question est cependant souvent posée aux reporters de guerre. Lors de conférences ou de débats, je l’ai entendue bien des fois  : «  N’êtes-vous pas attiré par le fait de vous mettre en danger et de risquer votre vie ? »

Cette question, bien légitime, je l’ai posée à Jean-Pierre. En tant que grand reporter, il explique réfuter toute pulsion de ce genre. « Comme tous ceux qui vont en zone de guerre, je reconnais qu’il peut y avoir une certaine adrénaline et un certain plaisir à prendre des risques, parce que ça fait partie de l’expérience humaine, mais ce n’est absolument pas pour moi la raison pour laquelle je me rends dans des zones sensibles. On sait tous que, dans notre profession, quelques-uns peuvent être animés par un inconscient suicidaire. Mais ce n’est ni mon cas ni celui de la majeure partie d’entre nous. »

Il n’y a pas que le risque physique auquel il faut être prêt. Le traumatisme psychique peut être aussi ravageur qu’une blessure par balle, ce qu’a très bien raconté Jean-Paul Mari, lui-même grand reporter, auteur et réalisateur, avec Franck Dhelens, de l’excellent film documentaire Sans blessures apparentes - Enquête chez les damnés de la terre. Ainsi qu’il l’explique, qu’il s’agisse d’humanitaires, de reporters ou de journalistes, personne ne revient jamais indemne d’une zone de guerre où l’on est confronté à la mort : « revenus de pays dévastés par les tueries et les massacres, détruits à l’intérieur, ces “rescapés invisibles” ont beaucoup de mal à faire entendre leurs souffrances. De retour en France, souvent confrontés à l’incompréhension de leurs amis ou de leurs proches, sans aucune blessure apparente, certains se reconstruisent petit à petit, mais tous disent clairement ne pas pouvoir oublier. »

La mort et le stress traumatique, Jean-Pierre Canet y a été confronté d’une façon inattendue. Le 19  juin  2017, trois journalistes travaillant pour le magazine Envoyé spécial de France  2 ont été victimes de l’explosion d’une mine artisanale en Irak. Véronique Robert (cinquante-quatre ans), Stephan Villeneuve (quarante-huit ans) et Bakhtiyar Haddad (quarante-et-un ans) tournaient des images à Mossoul, alors que les forces irakiennes faisaient le siège de la vieille ville pour en chasser les terroristes de l’organisation djihadiste État islamique. Ce trio de reporters enquêtait sur la traque des djihadistes français.

Jean-Pierre Canet était ami avec Bakhtiyar Hadad et avait travaillé avec lui à plusieurs reprises  ; il connaissait aussi Stephan Villeneuve. C’est lui qui avait donné le feu vert pour leur départ, à l’instar d’autres patrons de rédaction qui avaient dépêché leurs envoyés spéciaux sur place. Il ne l’avait pas fait tout seul dans son coin. La décision avait été prise conjointement avec l’autre rédacteur en chef d’Envoyé spécial, Sébastien Vibert, et en concertation avec les dirigeants de 5 Bis, la société de production qui proposait cette enquête à France 2. Tous les signaux d’une mission sérieuse s’affichaient : Bakhtiyar Hadad, fixeur hors pair, Véronique Robert, reporter présente en Irak depuis plusieurs semaines, et Stephan Villeneuve, bien connu de la profession pour ses immenses qualités de journaliste, de réalisateur et de caméraman en zones sensibles ; un reporter de guerre particulièrement aguerri.

Si le choc provoqué par la nouvelle de la mort des trois journalistes est terrible pour leurs proches, elle affecte particulièrement Jean-Pierre Canet : « les répercussions sur le plan personnel sont, bien sûr, considérables. En plus de la souffrance provoquée par la perte de collègues, on est assailli de questions et de doutes. On ne cesse de revivre l’enchaînement des décisions, on traque l’erreur ou l’oubli qui ont conduit au drame. C’est inévitable, même si je sais, avec le recul, que la décision de les envoyer en Irak avait été prise en toute connaissance de cause par nous, les responsables éditoriaux, et évidemment par les principaux intéressés. […]

Trois ans plus tard, j’ai dû me rendre en Irak pour y tourner ma série documentaire. C’était très dur à gérer, car je partais dans la ville où ma consœur et mes confrères avaient trouvé la mort. Sans verser dans la psychologie de comptoir, il faut toujours se demander si quelque chose d’inconscient et de morbide ne vous pousse pas vers le danger pour “partager” les mêmes risques que vos camarades et amis décédés. Pour aller mourir sur place, comme eux.

Avant de prendre l’avion, j’ai donc consulté un psychiatre, spécialiste du stress post-traumatique. Je lui ai demandé s’il pensait avoir en face de lui quelqu’un qui semblait sain d’esprit ou bien un type qui allait en Irak pour chercher la rédemption et se faire sauter sur une mine à cause d’une forme de culpabilité mal soignée. »

Le psychiatre lui ayant son donné son feu vert, Jean-Pierre Canet est parti. « Quand je suis arrivé sur place, ça a été libérateur. J’ai retrouvé les sensations du terrain, j’ai compris à quel point il était utile d’y être pour comprendre et raconter la situation irakienne, même si la tristesse liée à la disparition de mes collègues était toujours là. »

Sur zone, Jean-Pierre avoue que la pression ne l’a pas quitté. « Je n’étais pas retourné en zone de guerre depuis plusieurs années, et les réalités du terrain ont beaucoup changé. Maintenant, il n’y a plus aucun scrupule à “découper” en deux un journaliste. Dorénavant, le caractère sacré de la vie est beaucoup moins puissant qu’avant, et quelque part, ça nous met à égalité avec la population qui vit au quotidien une situation de conflit. Une vie en pleine guerre, ça ne vaut pas grand-chose pour un Irakien. On peut mourir en se levant le matin, c’est devenu normal. […]

En tant que reporters, nous sommes passés du statut de témoins neutres ou indépendants, une sorte de figure presque héroïque, au rôle d’envoyés spéciaux de l’Occident. Jusque dans le milieu des années 1990, nous étions, à tort ou à raison, les représentants de la liberté de la presse, noblement enfantée par la démocratie libérale occidentale. Nous étions perçus comme des gens capables de faire preuve d’esprit critique vis-à-vis du pouvoir, la nature même de notre métier étant de porter un regard indépendant de toute forme de contrôle politique. On faisait spontanément confiance au reporter, on l’accueillait en témoin indispensable  : “Venez voir ça, filmez tout ! Montrez nos conditions de vie sous les bombes au reste du monde, merci d’être là…” Le journaliste était doté d’une certaine noblesse. À mi-chemin entre le mythe Kessel et le héros discret, insubordonné façon Bob Woodward, la figure du grand reporter imposait le respect. Et ça, on l’a perdu. […]

Je crois que le tournant est survenu lorsque les télévisions américaines et, dans une moindre mesure, européennes ont accepté que les journalistes soient systématiquement embedded [embarqués] avec des militaires pendant la guerre du Golfe, pour avoir le droit de la filmer. C’était un revirement considérable dans notre rapport au monde arabe et dans notre rapport à l’information. C’était l’exact inverse de la guerre du Vietnam, car les autorités américaines avaient compris la leçon : embarquer les journalistes, c’était montrer à ces derniers ce qu’elles voulaient bien leur montrer.

Extrait du livre d’Emmanuel Razavi, « Grands reporters : confessions au cœur des conflits », publié chez Bold éditions

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