Et si l'Occident s'abstenait dorénavant de toute intervention au Moyen-Orient, que se passerait-il ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Un soldat français
Un soldat français
©Reuters

Question qui tue

Les pays occidentaux, notamment les Etats-Unis, n'ont pas brillé ces dernières années au Moyen-Orient, et ont même contribué à un embrasement de l'Irak. De quoi donner des idées de repli total à certains.

Frédéric Encel

Frédéric Encel

Frédéric Encel est Docteur HDR en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po Paris, Grand prix de la Société de Géographie et membre du Comité de rédaction d'Hérodote. Il a fondé et anime chaque année les Rencontres internationales géopolitiques de Trouville-sur-Mer. Frédéric Encel est l'auteur des Voies de la puissance chez Odile Jacob pour lequel il reçoit le prix du livre géopolitique 2022 et le Prix Histoire-Géographie de l’Académie des Sciences morales et politiques en 2023.

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Atlantico : La crise que connaît le Moyen-Orient, dont l'épicentre se situe en Irak depuis que les djihadistes ont déstabilisé la région, semble être contenue par les interventions diplomatiques et militaires coupléss des Américains et des Européens. Qu'adviendrait-il de la région, en incluant le Proche-Orient, si ces interventions devaient être arrêtées ?

Frédéric Encel : Il faut se méfier d'un usage trop massif du terme "déstabilisation". Au fond, est-ce que l'Etat islamique (EI) déstabilise davantage le Moyen-Orient qu'un Saddam Hussein attaquant l'Iran en 1980 ou le Koweït dix ans plus tard ? Idem pour le terme "crise" ; à quel moment depuis 1945 le Moyen-Orient n'a-t-il pas été en crise, puisque les rivalités, et souvent les guerres de haute intensité, s'y sont succédé à un rythme effréné ? Il faudrait en outre user tout aussi prudemment de ce concept géopolitique fluctuant de Moyen-Orient : qu'englobe précisément cette notion anglo-saxonne à l'origine ? 

Mais je répondrai tout de même à votre question. L'EI plonge en effet plus encore la région dans une vraie crise, ne serait-ce que parce qu'il remet profondément en cause des frontières séculaires (Syrie/Irak), et dans la mesure où il pousse les Kurdes à la création d'un Etat souverain, processus déjà en gestation du reste. Plus encore : ces islamistes radicaux menacent tant et si bien les Etats de la région - Arabie saoudite, Jordanie, Iran via ses protégés chiites du sud irakien - qu'on assiste à une sorte d'alliance contre nature face à eux, y compris des Occidentaux, des Russes et des Chinois ! Ce qui constitue une très bonne chose car on a affaire à de véritables barbares à la capacité de nuisance redoutable. 

L'alibi du pétrole semble de moins en moins jouer depuis que les Américains jouissent de leur quasi indépendance énergétique liée à l'extraction du gaz de schiste. Que défend-on encore concrètement dans la région ? Qu'avons nous à perdre, ou au contraire, à y gagner ?

Dire que les Occidentaux et les Chinois s'intéressent au Moyen-Orient du fait de ses ressources pétrolières - encore environ 50% des réserves mondiales - est un lieu commun. C'est indubitable. En même temps, ne fantasmons pas ; durant la guerre Iran/Irak, en 1984-86 en particulier, les tankers affrétés par des deux belligérants étaient frappés respectivement par l'un ou l'autre. Pour autant, il n'y eut pas de pénurie et, bien au contraire, nous assistâmes à un contre choc pétrolier en pleine crise ! A l'inverse, la fin des années 2000 fut plutôt calme dans le Golfe et les alentours, et l'on vit pourtant le baril atteindre 150 dollars et ne plus redescendre depuis à moins de 100. Je dis simplement cela pour rappeler que, d'une part, le marché mondial du pétrole est libre et concurrentiel et soumis à d'autres aléas que les crises moyen-orientales, et que, d'autre part, les schistes nord-américains sont en train de prendre une importance considérable. 

La guerre contre le terrorisme a coûté près de 5 000 vies à la coalition menée par l’Amérique en Irak, et près de 6 000 milliards de dollars. Outre le fait d'avoir davantage déstabilisé la région que rétabli l'ordre démocratique, ces interventions ont parfois été interprétées localement comme des ingérences, en alimentant la rhétorique djihadiste de l'ennemi "croisé" américain. Dans quelle mesure celles-ci pourraient-elles expliquer l'émergence des djihadistes ?

Incontestablement, il existe une méfiance voire une défiance des populations moyen-orientales (sauf au Koweït et chez les Kurdes naturellement) vis à vis des Américains. Mais les islamistes n'ont pas attendu que les Etats-Unis interviennent dans la région pour sévir. On peut aisément faire remonter cette idéologie radicale, qui intrumentalise l'islam à des fins politiques, au IXè siècle et à l'exégète rigoriste Ibn Hanbal, ou seulement à ses disciples fanatisés Ibn Taymiyya (XIV) et Ibn Abdelwahhab (XVIIIè). Il n'aura échappé à personne qu'à ces époques, non seulement les Etats-Unis n'existaient pas mais même les Européens étaient largement absents du Moyen-Orient, surtout soumis aux Turcs ottomans et dans une moindre mesure aux Perses, tous musulmans, à partir du XVIe siècle. Cela dit, Washington et ses alliés n'ont certes pas été très constructifs en 2003... Mais c'est du passé et, aujourd'hui, ce ne sont pas les Américains que menacent les fanatiques de l'EI, mais bien leurs alliés arabes musulmans dans la région ! Obama doit donc prendre ses responsabilités et poursuivre les frappes aériennes pour, à tout le moins, endiguer la progression militaire des jihadistes.

Comment pourrait alors se structurer la région géopolitiquement ?

Je crois que le clivage sunnites/chiites, en dépit de la lutte commune contre l'EI, va se poursuivre, avec pour toile de fond la rivalité profonde et multiforme entre l'Iran et l'Arabie saoudite. Mais le phénomène le plus considérable, qu'illustre et renforce la progression de l'EI, c'est la balkanisation du monde arabe : la Somalie déjà effondrée et divisée en trois Etats, la Libye en passe de se scinder en deux parties tout comme le Yémen (qui ne s'était réunifié  qu'en 1990), l'existence de facto de deux voire trois Syrie, et, dorénavant, un Irak divisé en trois parts très distinctes...

L'Iran, Israël, et un Kurdistan à naître bénéficieront vraisemblablement de cette tendance selon moi très durable. 

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