Efficacité des sanctions occidentales ou pas ? Petits éléments pour comprendre où va vraiment l’économie russe<!-- --> | Atlantico.fr
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Dans quelle mesure la Russie s'est-elle adaptée aux sanctions économiques occidentales ?
Dans quelle mesure la Russie s'est-elle adaptée aux sanctions économiques occidentales ?
©Alexander NEMENOV / POOL / AFP

Déclin ou rebond ?

Lancées après l'invasion de l'Ukraine, les sanctions occidentales envers la Russie étaient supposées étouffer l'économie russe et assécher les finances de Moscou, afin de lui faire renoncer à la guerre. Certains indicateurs tendent à montrer que la Russie rebondit après les sanctions.

Agathe Demarais

Agathe Demarais est la directrice des prévisions mondiales de l'Economist Intelligence Unit (EIU), le centre de recherche indépendant du magazine britannique The Economist. Ses travaux portent sur les sanctions, l'économie et la géopolitique, notamment en lien avec la Russie. Elle a travaillé durant six ans pour la Direction Générale du Trésor à Moscou et Beyrouth. Son livre, Backfire, porte sur les effets secondaires des sanctions américaines. Il a été publié le 15 novembre aux Presses Universitaires de Columbia (Etats-Unis).

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Atlantico : Certains indicateurs tendent à montrer que la Russie rebondit après les sanctions. Faut-il faire confiance à ces indicateurs ? Manquent-ils de fiabilité comme peut le dire la cheffe économiste adjointe de l'IIF, Elina Ribakova ?

Agathe Demarais : Les statistiques russes sont devenues aussi rares que peu fiables, ce qui n’est pas étonnant compte tenu du contrôle que le Kremlin exerce aujourd’hui sur l’information économique, sociale et militaire. L’analyse des données économiques russes ne peut se faire qu’en gardant trois choses en tête. Le premier facteur à prendre en compte est que le gouvernement russe a fait des statistiques un outil de propagande à la fois domestique mais surtout internationale afin de laisser penser que les sanctions occidentales ne fonctionnent pas. De nombreux indicateurs dont nous disposions auparavant, par exemple pour ce qui concerne les réserves de change ou le commerce extérieur, ne sont plus rendus publics. Ceux qui sont effectivement publiés par le gouvernement russe, par exemple pour ce qui concerne la production industrielle, sont probablement ceux qui sont les moins alarmants. La deuxième chose qu’il faut garder en mémoire est que les données en glissement mensuel (c’est-à-dire l’évolution, par exemple, des ventes de détail par rapport au mois précédent) ne veulent pas dire grand-chose et pourraient laisser penser que l’économie russe rebondit, alors qu’il n’en est rien: il faut effectuer des analyses en glissement annuel (c’est-à-dire par rapport à la même période l’an dernier) et celles-ci dépeignent une situation très difficile pour le Kremlin. Enfin, le troisième facteur est qu’il faut replacer le peu de données dont on dispose dans leur contexte. Par exemple, le taux de chômage russe peut sembler très faible (il est inférieur à 4%). Cependant, on sait qu’en cas de ralentissement économique, les entreprises russes ne licencient pas, ou seulement très rarement : elles cessent plutôt de payer les salaires ou demandent à leurs employés à prendre des congés sans solde.

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Certains indicateurs évoquent notamment une stabilisation de la production industrielle. Quel est l'état actuel des industries russes ?

En gardant les trois précautions que je viens de mentionner en tête, les données dont nous disposons dépeignent une situation très difficile pour l’économie russe. La consommation des ménages s’est effondrée (en août elle était toujours inférieure de 10% par rapport à son niveau de l’an dernier) et l’inflation est élevée (elle devrait s’établir autour de 14% en moyenne cette année, ce qui a évidemment un impact sur la confiance des ménages russes). La production de voitures individuelles, un indicateur souvent très utile pour jauger de la confiance des ménages, est en chute libre. Cette situation traduit à la fois une chute de la demande, mais aussi les difficultés des entreprises russes du secteur automobile à accéder à des pièces détachées de fabrication occidentale. Par exemple, les voitures russes sont dorénavant dépourvues d’ABS et d’airbags : c’est peu ou prou le retour à la Lada. L’investissement a également fortement chuté, tant en raison du contexte économique difficile que du départ des entreprises étrangères. Le seul point positif a trait à la hausse de l’excédent commercial, alimenté à la fois par un effondrement des importations (lié à la chute de la consommation des ménages), mais aussi par des exportations d’hydrocarbures à prix record. Cependant, le ralentissement à venir de l’économie mondiale pourrait peser sur les cours des matières premières, auquel cas ces recettes record devraient bientôt se tarir.

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Après plus de six mois de conflits et de sanctions occidentales, ces dernières sont-elles efficaces ou non ? Leur efficacité a-t-elle augmenté ou diminué ?

Les sanctions occidentales contre la Russie ont trois objectifs. Le premier est d’envoyer un signal clair à la Russie qui soit à la fois plus fort que de simples condamnations diplomatiques mais moins risqué qu’une opération militaire. En ce sens, les sanctions comblent un vide entre ces deux extrêmes dans la panoplie des outils dont les diplomates disposent. Le deuxième objectif des sanctions est de rendre le financement de la guerre en Ukraine plus difficile pour le Kremlin. Les difficultés de l’économie russe montrent que les sanctions remplissent cet objectif : la guerre coûte cher et le pouvoir russe, face à des ressources financières contraintes, devra progressivement faire des choix et établir des priorités. Le troisième objectif est le plus important : il consiste à convaincre le gouvernement russe que continuer la guerre en Ukraine est une folie car les sanctions vont, à long terme, entraîner une asphyxie de l’économie russe.

Cette asphyxie de l’économie russe est une composante méconnue, mais cruciale, des sanctions. Les mesures prises par les Occidentaux (et notamment les Américains) dès l’annexion de la Crimée en 2014 visent à peser sur le secteur russe de l’énergie par le biais de deux mesures : des restrictions sur le financement de nouveaux champs d’hydrocarbures et une interdiction d’exportation des technologies occidentales dans ce domaine. Pour le pouvoir russe, ces mesures sont catastrophiques : elles vont en effet rendre l’exploration et le développement de nouveaux champs gaziers, notamment dans l’Arctique, très difficile. C’est là un scénario cauchemardesque pour le Kremlin car les réserves des champs actuels s’épuisent progressivement : s’il n’est pas possible de développer de nouveaux champs d’hydrocarbures dans les années à venir, la rente énergétique s’épuisera alors même qu’un gros tiers de l’économie russe et la moitié des recettes fiscales reposent dessus. Compte-tenu de l’échec des différents plans de diversification de l’économie russe au cours des dernières décennies, le Kremlin n’aura vraisemblablement pas de solution à apporter à ce problème.

En juillet 2022, le FMI a prévu une baisse de l'économie russe de 6% en 2022 (moins forte que la prévision initiale de - 8,5% en avril). Pour 2023, l'économie russe devrait décliner de 3,5%. Qu'est-ce qui peut expliquer cette amélioration des prévisions ?

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L’économie russe souffre plus qu’il n’y paraît

La réalisation de prévisions de croissance pour la Russie au début du conflit ukrainien était particulièrement difficile. Les analystes devaient en effet faire des hypothèses quant à trois facteurs quasiment impossibles à prévoir. Le premier de ces facteurs avait trait à la sévérité des sanctions que les pays occidentaux allaient imposer contre la Russie (notamment pour ce qui concerne les projets européens de limiter leurs approvisionnements d’énergie en provenance de Russie). Le deuxième paramètre était lié à l’impact du conflit sur les cours des matières premières (la Russie étant un important exportateur d’hydrocarbures, mais aussi d’or, d’engrais, de métaux et de céréales). Enfin, la troisième hypothèse portait sur l’ampleur et l’efficacité des contre-mesures qui seraient mises en place par le pouvoir russe. La prévision initiale d’une récession de 8,5% en 2022 a effectivement été révisée, mais elle était tout à fait pertinente car elle donnait un ordre de grandeur du choc économique à venir : un décalage de 2,5 points de pourcentage, au vu de toutes les incertitudes auxquelles les prévisionnistes devaient faire face, n’est pas aberrant. Il n’est par ailleurs pas inconcevable que les chiffres réels pour l’année 2022, qui n’est pas encore terminée, se rapprochent finalement d’une récession de 7% en fonction de ce qui se passera au cours des derniers mois de cette année.

Contrairement à ce qu’on peut parfois entendre, une récession d’environ 6% cette année, suivie d’une autre contraction de l’économie russe d’environ 3-4% l’an prochain, est loin d’être négligeable. Par comparaison, l’économie russe n’avait pas enregistré de récession en 2014 lorsque les pays occidentaux ont imposé les premières sanctions contre Moscou après l’annexion de la Crimée. Il y avait eu une légère récession (environ 2%) en 2015 mais de solides études économiques avaient montré que cette récession avait été causée par l’effondrement des cours du pétrole qui avait eu lieu à l’époque. En 2020, au plus fort de la récession mondiale liée à la pandémie de coronavirus, la Russie n’a également enregistré une récession « que » de 2,6%. En utilisant une perspective plus globale, l’Iran a enregistré une récession de 4% en 2012, c’est-à-dire l’année où le pays a été totalement coupé du réseau interbancaire Swift (ce qui n’est pas le cas pour la Russie à ce stade). Tous ces exemples illustrent bien le fait qu’une récession de 6% cette année est loin d’être anodine.

Dans quelle mesure la Russie s'est-elle adaptée aux sanctions ?

Depuis 2014 le Kremlin a fait de la « vaccination » de l’économie russe contre les sanctions occidentales une priorité. Ces mesures portent notamment sur le développement de mécanismes financiers alternatifs, qui échappent complètement à la surveillance occidentale, et donc aux sanctions. Ces mécanismes prennent principalement trois formes. La première mesure consiste à « dé-dollariser » l’économie russe, c’est-à-dire éviter autant que possible l’utilisation du dollar américain dans les réserves de change et le commerce international. La plupart des transactions commerciales entre la Chine et la Russie, par exemple, se font dorénavant en roubles ou en renminbi. Sans dollars dans l’équation, les sanctions américaines deviennent (quasiment) inopérantes. La deuxième mesure consiste à développer des alternatives à Swift, le mécanisme qui relie quasiment toutes les banques du monde afin de réaliser des transferts financiers. Dans ce domaine, c’est la Chine qui mène la danse avec son système CIPS. Celui-ci relie plus de 1 300 banques dans plus de cent pays et a réalisé des transactions pour 12 000 milliards de dollars en 2021. Cela représente seulement une fraction des montants brassés par Swift mais là n’est pas le plus important : CIPS fournit une alternative à Swift pour les pays sous sanctions. Enfin, la troisième mesure concerne la création de monnaies digitales. Celles-ci ne sont pas des crypto monnaies, mais des monnaies numériques émises par les banques centrales de certains pays. Ces monnaies digitales sont stockées sur les téléphones portables des habitants de ces pays. Là aussi, la Chine mène la danse : plus de 400 millions de Chinois utilisent d’ores et déjà une monnaie digitale, sur laquelle d’éventuelles sanctions occidentales seraient totalement inefficaces.

Ces mesures, prises individuellement, ne vont pas rendre les sanctions inopérantes du jour au lendemain. Cependant, mis bout à bout, ces systèmes pourraient diminuer progressivement l’efficacité des sanctions occidentales. Tel est bien l’objectif affiché de la Chine et de la Russie. C’est là un danger majeur pour les pays occidentaux, comme je le souligne dans mon livre sur les effets secondaires des sanctions, Backfire: sans sanctions, de quels outils disposeront les diplomates occidentaux pour faire pression sur la Russie, l’Iran ou la Chine ? Les déclarations diplomatiques n’impressionneront pas beaucoup Moscou, Téhéran ou Pékin et des interventions militaires contre ces pays paraissent inenvisageables.

L'économiste russe Vladislav Inozemtsev, directeur du Centre de recherche sur les études post-industrielles, un groupe de réflexion basé à Moscou, estime que l'économie russe "mourra en hiver". Partagez-vous cette analyse ?

Les pays européens souffrent aujourd’hui de la hausse des prix de l’énergie (laquelle est bien liée à la guerre en Ukraine et non aux sanctions) et de la décision russe de fermer le robinet du gaz. L’Union Européenne a deux à trois années difficiles devant elle et une récession parait inévitable dans la zone euro l’an prochain. Cependant, à moyen-terme, la situation va s’inverser et c’est la Russie qui se trouvera dans une situation difficile. Une fois que l’Union Européenne se sera défaite de sa dépendance à l’énergie russe, que ce soit par le biais d’une hausse des approvisionnements en gaz en provenance d’autres pays (Algérie ou Norvège pour le gaz ; Qatar, Australie, ou Etats-Unis pour le GNL), d’un développement des énergies renouvelables ou d’une plus grande sobriété énergétique, le chantage russe à la coupure du gaz deviendra inefficace. C’est là la raison pour laquelle Vladimir Poutine utilise le chantage au gaz (ou à l’explosion de gazoducs) maintenant : de son point de vue, c’est maintenant ou jamais.

A moyen et surtout long terme, c’est donc bien la Russie qui se trouvera dans une situation difficile. Elle se sera illustrée comme un fournisseur d’énergie particulièrement peu fiable, chose que les Chinois ne manqueront pas de garder en tête alors qu’ils augmentent actuellement leurs approvisionnements en matières premières russes. Pour cette raison, la Chine fera particulièrement attention à ne pas dépendre de ses approvisionnements russes. En outre, les sanctions vont étrangler le secteur russe de l’énergie en rendant impossible le financement de nouveaux champs d’hydrocarbures et l’accès aux technologies nécessaires. Les restrictions sur les exportations de semi-conducteurs vont également contraindre le développement de la Russie: à ce jour, ce sont des entreprises américaines qui contrôlent les technologies pour les puces les plus avancées. Même si la Chine fait des progrès rapides dans ce domaine, elle ne pourra pas beaucoup aider la Russie dans les années à venir. Cette situation va assombrir encore un peu plus des perspectives économiques de long-terme dont il faut par ailleurs rappeler qu’elles étaient déjà mauvaises avant même 2014 en raison d’une démographie au mieux stagnante et d’une faible croissance de la productivité russe. Au final, on ne s’achemine probablement pas vers un effondrement de l’économie russe mais plutôt vers une longue stagnation et un découplage de la Russie des chaînes de valeurs occidentales, dont les Russes paieront le prix.

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