Grand méchant loup
Démocratie, géopolitique et économie : à quel point faut-il avoir peur du Front National ?
Marine Le Pen inquiète toujours une majorité absolue de Français selon un sondage Ifop pour Atlantico. Parfois à tort ou à raison sur le plan des valeurs démocratiques, des propositions économiques ou du point de vue de l'avenir des relations internationales de la France.
Erwan Lecoeur
Erwan Lecoeur, est sociologue et consultant en communication politique.
Il est l'auteur Des Écologistes en politique (Editions Lignes de repère, 2011)
François Martin
François Martin est haut-fonctionnaire, ancien élève de l'Ena. Soumis au devoir de réserve, il s'exprime ici sous pseudonyme.
Atlantico : Aujourd'hui le Front national est une source d'inquiétude, comme le montre un sondage Ifop pour Atlantico, selon lequel Marine Le Pen "fait peur" à 55% des Français. Sur le plan des valeurs par exemple, peut-on vraiment considérer le Front National comme étant anti démocratique?
Erwan Lecoeur : Le Front national n'est pas un parti qui se propose ni se présente comme antidémocratique, au contraire. Il a même, dans une certaine mesure, une forme d'ultra démocratie de façade, puisqu'il se présente comme le parti le plus respectueux de la parole du peuple, qui ne serait pas aujourd'hui représenté correctement ni à l'Assemblée nationale ni dans différentes instances. Par ailleurs, en proposant le recours au référendum de façon régulière, il se présente comme une alternative à la confiscation du pouvoir par des élites et les fléaux que la classe politique aurait laissé se développer : l’immigration et le mondialisme en tête.
Pour autant, en termes de gouvernance, le Front National a toujours été et reste fondamentalement un parti autocratique, à la fois dans son fonctionnement interne depuis ses débuts, mais aussi dans la façon il envisage d'exercer le pouvoir. Il propose une forme de dirigisme de l’État, au nom des nécessités de changement et de l’orientation radicale de certaines de ses propositions (en matière sociétale, par exemple). Dans les années 80, le Front national mettait en avant les réussites de pays comme le Chili de Pinochet, ou d'autres Etats du monde dirigés d'une main de fer par des personnalités qui ont concentré le pouvoir dans quelques mains. Derrière son discours sur le pouvoir du peuple, à bien des niveaux, on pourrait dire que l'imaginaire politique qu'il représente en France se rapproche beaucoup plus aujourd’hui du régime de Vladimir Poutine en Russie, ou de ce que Donald Trump donne à voir aux USA, voire des nationalistes hindouistes en Inde, que de la tradition démocratique européenne, ou française. C’est le cas de la plupart des régimes populistes et nationalistes, qui construisent un peuple sur une base « ethnico-religieusse » (Inde, USA) et entendent régler les problèmes de façon nette et directe, au nom d’une certaine efficacité. Le FN est dans la lignée de ces courants de pensée et la démocratie est une modalité qu’il peut aménager pour accéder au pouvoir.
François Martin : Le FN n’est certainement pas un parti antidémocratique. Il ne propose pas, que je sache, de remplacer la démocratie ni même la République par un autre régime. De ce point de vue, il est nettement plus démocratique que ne l’était par exemple le Parti communiste du temps de la guerre froide. Par ailleurs, il ne défend pas d’opinions qui seraient intolérables en démocratie comme le racisme, l’antisémitisme ou la haine des étrangers. Enfin, le FN ne propose pas, que je sache, de supprimer du bloc constitutionnel la déclaration des droits de 1789 ni les autres principes sur lesquels la jurisprudence du Conseil constitutionnel s’est fondée pour garantir le respect des droits et libertés. Tous ces principes ont une valeur supérieure à la loi et continueraient à s’appliquer si Mme Le Pen était élue !
Depuis des dizaines d’années, le FN a souvent été présenté à tort, par une partie de la classe politique et une majorité des médias, comme un parti raciste, voire héritier des nazis, qui rappellerait les fameuses « heures les plus sombres de notre Histoire » et finalement serait un danger pour la démocratie et la république. Cette « diabolisation », entretenue il est vrai par les nombreux dérapages pénalement condamnés de Jean-Marie Le Pen, est la cause directe de la montée du FN. En s’interdisant d’évoquer certains sujets ou de proposer certaines mesures, sous le seul prétexte que cela pourrait rejoindre les thèmes mis en avant par le FN, on lui a laissé le monopole de l’opposition sur des questions comme l’immigration, l’insécurité, l’islam, mais aussi la construction européenne. Si au lieu d’imposer une pensée unique, tous ces sujets avaient été débattus, le FN ne serait pas à son niveau actuel. Ce qui n’est pas démocratique, c’est qu’un parti représentant un socle d’au moins 20% des électeurs, et parfois nettement plus, soit si faiblement représenté au Parlement. Cette situation ne fait qu’alimenter la position victimaire et antisystème du FN.
La question des « valeurs » est plus complexe car ce terme peut avoir une multiplicité de sens, qui évoluent d’ailleurs dans le temps. Il est clair que le FN ne partage pas les valeurs mises en avant par la gauche, notamment depuis son virage idéologique inspiré par Terra Nova, et reprises par une bonne partie de la droite : la mondialisation heureuse, l’immigration vue comme une chance, toujours plus d’Europe et moins de frontières, etc. Mais on peut ne pas se reconnaître pleinement dans ces valeurs, et en mettre d’autres en avant comme le patriotisme, la souveraineté nationale, voire la préférence nationale, sans être antidémocratique ni antirépublicain. Ici encore, c’est la volonté de la gauche, avec l’assentiment d’une bonne partie de la droite, d’imposer une pensée unique qui « fait le jeu du Front National ».
En matière d'économie, jusqu'à quel point doit-on s'inquiéter du programme du Front national et quels moyens pourraient-ils utiliser pour mettre en place les promesses de campagne ?
Erwan Lecoeur :L'économie a toujours été le point faible de ce parti. Depuis ses débuts ultra libéraux avec Jean-Marie Le Pen qui était un admirateur de Ronald Reagan et de Pinochet, puis le passage par l'époque mégrétiste, avec une vision à la fois très libérale et nationaliste, jusqu'à la séquence actuelle dans laquelle Marine Le Pen tente un virage social, reprenant parfois des thèmes de la gauche sur la nécessité d'un État protecteur. Ce mélange donne parfois des résultats surprenants, que beaucoup d'économistes estiment incompatibles, voire incohérents. Au-delà de la sortie de l’euro, qui pose de sérieux problèmes pour l’épargne et la crédibilité internationale, le coût de la plupart des mesures envisagées ne peut pas être supporté sans une très forte progression des impôts. Et pourtant, le programme envisage une baisse des cotisations et taxes. Entre libéralisme et protectionnisme il y a encore un certain nombre de flous et de déclarations de principes dans le programme économique du Front National, que l'appellation générique de capitalisme patriotique ne peut pas complètement masquer. Dans l’air du temps, on voit aussi émerger des emprunts réguliers aux théories écologistes et aux idées de consommation locales, comme nouveau dada des théories frontistes. Et dans le même temps, le FN continue de soutenir les industries les plus polluantes, les plus destructrices, tant qu'elles sont françaises et qu’elles assurent la sauvegarde de l'emploi national et le PIB.
François Martin : Le programme économique du FN est un véritable fourre-tout, d’ailleurs pas si éloigné de celui de M. Mélenchon avec qui il partage un discours de rupture radicale. Deux points sont à souligner.
D’abord, c’est sur le plan économique que le programme du FN serait le plus difficile à appliquer. En effet, renforcer le protectionnisme, ou sortir de l’euro, ne peut se décréter par une décision du Président de la République. Il faut des lois et un Parlement pour les approuver. C’est ce qui sera le plus difficile. Malgré « l’effet majoritaire », il est peu probable que Mme Le Pen, élue Présidente, puisse former un gouvernement disposant d’une majorité FN à l’Assemblée. Or, sans majorité pour le soutenir, un gouvernement ne gouverne pas, il ne peut pratiquement rien décider et par conséquent, il ne peut pas conduire une politique économique, a fortiori si cette dernière est en rupture avec les contraintes juridiques qui s’imposent aujourd’hui.
Le second point rejoint la première question. Le protectionnisme et l’euro sont des sujets tabous. Les Etats-Unis ou la Chine peuvent faire du protectionnisme, l’Europe et donc la France n’en a pas le droit. Quant à l’euro, on nous annonce l’apocalypse si on en sortait. Il est vrai qu’on nous avait annoncé le paradis si on y entrait : il y a une forme de cohérence ! Au lieu de jeter l’anathème, les hommes politiques devraient expliquer clairement, avec pédagogie, chiffres et théories économiques à l’appui, ce qui se produirait ou risquerait de se produire en cas de sortie de l’euro, en respectant toutes les opinions au lieu de professer des vérités révélées.
Au niveau géopolitique, est-ce que les inquiétudes que suscite Marine Le Pen sont réellement fondées ? Là encore, quels moyens peuvent-ils utiliser pour appliquer leur programme ?
Erwan Lecoeur :Sur le plan international, le Front national reste un parti constitué sur une vision de la puissance et de la dissuasion à tout prix. Son imaginaire de fond reste celui de l'empire français colonial, dans lequel a grandi Jean-Marie Le Pen, et bon nombre de ses amis de l’époque. Il reste de cette époque un imaginaire d'une France conquérante et agressive, qui donne encore le fondement de la vision géopolitique de ce parti et de la plupart de ses cadres. Il y a donc une approche militariste des rapports entre les nations et un appel à la grandeur et à la force, même si cela doit mener au pire. Par ailleurs, le chaos international actuel laisse une place au discours guerrier que l'on sent monter dans et à la tête des grandes puissances : de Poutine à Trump. Et les dirigeants du Front national ne se cachent pas d’être proches de ces deux leaders et de leurs analyses tranchée et risquées, sur la situation internationale. Que l’on pense à la place de l’Otan, au réarmement en cours dans ces pays, ou au refus de l’Europe en termes de défense. Au-delà d'une question de posture politique et de stratégie électoraliste, le Front national est le porteur d'un possible renversement de doctrine géopolitique au niveau européen s’iil venant à prendre le pouvoir en France. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle certains soupçonnent parfois l’influence de certaines puissances étrangères dans le jeu politique national.
François Martin : Je suis frappé par l’infantilisme du débat politique sur ces questions, en supposant d’ailleurs qu’il y ait débat. L’Otan est-il toujours une structure adaptée pour la protection de l’Europe ? Quelle doit-être l’ambition militaire de l’Europe ? La France doit-elle maintenir sa force de dissuasion nucléaire ? Quel est le niveau opérationnel réel de l’armée française et quelles doivent être ses missions ? Faut-il un second porte-avions, ou faut-il supprimer l’actuel ? Ce sont des sujets complexes sur lesquels il n’y a aucun débat public sérieux. En réalité, il n’y a plus de stratégie, au sens où cette dernière consiste à identifier les ennemis (ou les menaces), à les hiérarchiser, et à se doter des moyens de leur faire face. La question n’est pas de savoir si M. Poutine est gentil ou méchant. Elle est d’analyser le rôle de la France et de l’Europe dans le jeu international, en essayant de voir beaucoup plus loin que l’horizon d’un quinquennat. Ce qui devrait inquiéter, c’est la poursuite du statu quo actuel où rien n’est décidé, rien n’est clair.
Aujourd'hui, Marine Le Pen a assuré que, si elle est élue, elle quitterait le pouvoir si le "non" l'emporte au référendum qu'elle organisera sur la sortie de l'euro. Quelles sont les conséquences de cette démarche en termes de gouvernance ?
Erwan Lecoeur :C'est une des stratégies développées depuis plusieurs années par le Front National. Il ne s'agit plus d'imposer à tout prix une vision politique cet des mesures, mais un style, une façon de gouverner qui donne le sentiment que le pouvoir frontiste serait en phase avec le peuple français. Un référendum sur l'euro serait évidemment précédé d’une campagne et d'un grand débat sur l'Europe et l'importance de redonner sa grandeur à la France. En arrière plan, on voit bien aussi comment la désintégration de l'Europe est en ligne de mire et pourrait laisser d'autres grandes puissances prendre un leadership mondial sans craindre un désaveu de l'Union européenne. La proposition lepéniste va bien plus loin que celle d'un nouveau Brexit : la sortie de l’Euro et le Frexit, ce serait la fin de l’Union et de sa place dans le concert mondial.
D’un point de vue strictement politique, la promesse de gouverner par grand référendum sur les sujets importants est à double tranchant : c'est à la fois une version populiste de la gouvernance démocratique, qui laisse planer le risque de référendums très orientés sur des sujets qui pourraient diviser le pays et entraîner des fractures sociales et sociétales très forte. On pense à la peine de mort, à la politique de défense, ou à des questions autour de l’immigration. L'autre utilité de ce type d'annonce est de donner au Front National un vernis démocratique qui assume son populisme et qui cherche en même temps à évoquer une forme de filiation avec le Gaullisme et le référendum de 1969.
François Martin : Promettre de quitter le pouvoir en cas d’échec d’un tel référendum a une certaine logique, si on considère que la sortie de l’euro serait la motivation principale pouvant conduire à l’élection de Mme Le Pen ; je n’en suis pas convaincu. Il est probable qu’une grande partie des électeurs du FN, et des électeurs tout court, n’ont grand-chose à faire de l’euro et s’intéressent plus au pouvoir d’achat, au chômage, à l’insécurité et à l’avenir de leurs enfants.Cela dit, l’organisation d’un référendum serait sans doute la seule solution envisageable sur un tel sujet, d’un point de vue démocratique. Mais encore faudrait-il qu’il soit préparé sérieusement, par un débat public impartial et de qualité : on n’en prend guère le chemin.
Pour le coup, c’est sans doute ce qui pourrait être le plus dangereux sur le plan institutionnel. En supposant que Mme Le Pen soit élue, qu’elle organise ce référendum, et qu’elle le perde, cela signifierait de nouvelles élections, une nouvelle campagne, et quand on voit le niveau de l’actuelle, cela peut qu'inquiéter !
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