Comment répondre au besoin urgent d'organiser un islam de France et d'Europe sans tomber dans les pièges des tentatives précédentes<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
L'Etat doit trouver de nouveaux interlocuteurs musulmans plus légitimes et plus représentatifs.
L'Etat doit trouver de nouveaux interlocuteurs musulmans plus légitimes et plus représentatifs.
©Reuters

Faisons vite !

La voix des représentants officiels du culte musulman en France a peu porté à la suite des attentats perpétrés par les frères Kouachi et Amedy Coulibaly. L'Etat va devoir trouver de nouveaux interlocuteurs plus légitimes et plus représentatifs.

Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Il a notamment écrit Islamophobie, intoxication idéologique (2019, Albin Michel) et Le grand déclassement (2022, Albin Michel) ou L'islam devant la démocratie (Gallimard, 2013).

 

D'autres ouvrages publiés : La logique de l'honneur et L'étrangeté française sont devenus des classiques. Philippe d'Iribarne a publié avec Bernard Bourdin La nation : Une ressource d'avenir chez Artège éditions (2022).

Voir la bio »

A la suite des tueries de Charlie Hebdo, Montrouge et Porte de Vincennes, de nombreuses personnes ont manifesté leur soutien aux frères Kouachi et à Amedy Coulibaly, principalement sur les réseaux sociaux, mais aussi de vive-voix. C’est ainsi que plusieurs comparutions immédiates devant la justice ont eu lieu dès lundi 12 janvier. Dans certaines écoles, la minute de silence a été contestée, et le soutien à la liberté d’expression a été remis en cause.

Lire également : Charlie Hebdo : qui est l’ennemi ? Ce qu’il faut comprendre de l’islam pour sortir de la grande confusion intellectuelle ambiante

Atlantico : Au regard des réactions, timides dans l'ensemble, des représentants musulmans aux drames des 7 et 9 janvier, quel bilan peut-on faire du Conseil français du culte musulman ?

Philippe d’Iribarne : Le CFCM relève d’une initiative ministérielle, qui n’a pas été portée par les musulmans. Il s'occupe surtout de questions rituelles, et ne s’empare pas des questions théologiques. Ce n’est pas son rôle, d’ailleurs. Il me paraît compliqué d’y intégrer tous les courants, ce serait bien plus compliqué que de réintégrer les Lefebvristes dans l’Eglise catholique.

Ghaleb Bencheikh : Il faut que justice se fasse avec célérité et sévérité. La comparution immédiate est donc la bonne formule. Dans un Etat de droit et dans une société ouverte et libre, on ne badine pas avec les tueries, on ne peut pas s’en réjouir, ni se montrer solidaire des criminels.

Malheureusement, c'est à une véritable démission de l’esprit que nous avons assisté. Le CFCM paye le prix de sa désertion du terrain. A ma connaissance, aucun colloque ou conférence d’envergure n’a eu lieu pour dénoncer les thèses radicales qui se sont développées chez nous ces dernières années. De même, je n’ai jamais entendu dire que des imams avaient été délégués dans les quartiers à problèmes. Aucun travail n’a été mené sur la liberté de conscience et d’expression non plus. Or, dans cette funeste affaire des caricatures il aurait fallu faire passer trois idées auprès des musulmans français susceptibles de céder à la radicalisation :

- Si vous pensez que l’honneur de votre prophète est bafoué, sachez que lui-même en 619 à Taif, lorsqu'il était battu à coups de mâchoire d’ânes, que sa propre mâchoire était fracassée, que son visage était ensanglanté, qu’il était lapidé à coups de pierres, il ne disait rien d’autre que "Mon Dieu, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font", reprenant les paroles de Jésus connaissant la passion. Si vous voulez suivre son modèle, soyez-donc magnanimes. Il est une miséricorde pour les univers, enseigne le Coran…

- Si, vous vous sentez offensés, adressez-vous aux tribunaux. Ce n’est pas la manière qui correspond le mieux à l’idée de pardon que je viens d’exposer, mais c’est tout de même une façon civilisée de procéder. C’est ce que le CFCM avait fait contre les caricatures de Charlie Hebdo, et il a été débouté.

- Soyez pétris de culture et de connaissance. La Divine Comédie de Dante, qui est bien plus dure que les caricatures de Charlie Hebdo à l’égard de l’islam car elle place Mahomet dans le Pandémonium (la capitale des Enfers, ndlr), n’a pas empêché les musulmans lettrés de la lire, et même pour certains de l’apprendre par cœur.

Malheureusement, comme je l’ai dit, le terrain de la connaissance, de la pédagogie et de la prise en charge morale et spirituelle de cette jeunesse a été déserté.

Lire également : L’islam face à la modernité : les raisons théologiques et historiques pour comprendre pourquoi les musulmans ont tant de mal à faire évoluer leur religion

Des mosquées ont été attaquées à la suite de l’attaque contre Charlie Hebdo. Pour éviter que les tensions inter religieuses et intercommunautaires n’explosent dans des proportions encore plus graves, le salut de l’islam passe-t-il par l’établissement d’un collège de religieux qui soient réellement représentatifs des musulmans français ?

Ghaleb Bencheikh : Je suis entièrement d’accord avec l’emploi que vous faites du terme "collège". Il nous faudrait une société savante d’oulémas, c’est-à-dire des gens érudits, sérieux et compétents, au lieu de l’incurie actuelle, faite d’individus uniquement en recherche de notabilité. Le salut passe par la formation d’imams ayant un réel savoir, mariant avec fierté leur francité et l’apport civilisationnel et humaniste islamique, qui a trop longtemps été oblitéré, effacé des mémoires. Nous avons besoin d’imams ayant cet esprit hybride, qui se constituent en un collège et qui élisent des représentants, sur un modèle comparable, par exemple, à celui de la Conférence des évêques de France.

Sur quels socles un islam de France pourrait-il se construire ?

Ghaleb Bencheikh : Nous pouvons espérer à court terme qu’une transition se fasse entre les membres actuels du CFCM et de nouvelles personnalités, plus compétentes et plus courageuses, prêtes à mettre leur vie en péril s’il le faut, car nous nous trouvons dans une période où il vaut mieux vivre peu et en phase avec ses convictions que longtemps en étant complice par l’inaction de ce qu’on dénonce.

A moyen terme je peux comprendre que l’Etat ne puisse pas financer au niveau national un séminaire de formation des imams, mais il est tout de même possible de profiter du Concordat. Profitons de cette exception dans la laïcité pour financer la formation d’imams, à l’instar de ce qui se fait pour les pasteurs, les rabbins et les prêtres. Certes, cela reste limité, mais c’est une manière d’ancrer la religion musulmane dans un territoire donné, et dans la République, surtout. De cette manière nous n’aurions pas besoin d’Etats tiers pour financer l'islam de France. Et on réparera un tort occasionné aux citoyens musulmans dans les départements concordataires.

Plus tard encore, la fondation des œuvres de l’islam, grâce à des souscriptions nationales, voire internationales si elles se font dans la transparence la plus totale, permettra de former des imams qui ne se contenteront pas simplement d’ânonner des évidences.

Si l’intuition politique de départ, qui  consistait à donner un seul interlocuteur musulman à l’Etat, semblait être la bonne, force est de constater qu’elle s’est traduite par un échec. Quelles erreurs ont été commises ?

Ghaleb Bencheikh : Beaucoup d’erreurs ont été commises, je n'en citerai que quelques-unes.

Qu’un ministre de l’intérieur veuille avoir des interlocuteurs pour gérer un culte, cela est légitime, a fortiori dans un Etat laïc. De facto, l’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics était jusqu’alors le recteur de la Grande mosquée de Paris. Il se trouve que contrairement à ses prédécesseurs, l’actuel recteur n’arrivait pas à s’affirmer comme un rassembleur, il a accepté qu’une autre instance voie le jour, et même d’y siéger, voire la présider. C’était la première erreur historique.

Jean-Pierre Chevènement a réuni en 1999 une consultation pour le conseiller dans l’élaboration de ce conseil. Voilà que Nicolas Sarkozy, lorsqu’il est devenu ministre de l’Intérieur, en a hérité. C’est ainsi que les consultants se sont retrouvés membres imposés du bureau du futur CFCM. Les élections ont eu lieu. Elles n’ont pas confirmé ce choix, mais le bureau a été imposé. Ce qui a été une deuxième erreur.

Ce renouvellement du bureau sans respect du résultat des urnes a été réitéré par la suite, chose qui ne se fait même pas dans les républiques bananières. C’est une entrave grave aux principes même de la démocratie et de la laïcité. Troisième erreur, donc. Et comme je le disais, la liste est encore longue…

Entre temps, les mouvements internationaux que sont le salafisme et les frères musulmans ont su étendre leur emprise sur des communautés en France au travers de financements venus du Golfe, et de prédicateurs comme ceux qui ont influencé les frères Kouachi, Amed Coulibaly et certainement d’autre encore. Comment corriger ces travers et ne pas reproduire de telles erreurs ?

Ghaleb Bencheikh : Le médecin légiste autopsie quand il est trop tard. Le chirurgien opère in vivo. Ce qui prime aujourd’hui, c’est de voir comment nous pouvons nous en sortir. Il faut être chirurgien. On pourrait dire que la radicalisation a déjà pris, comme en témoigne l’exemple de ces élèves qui n’ont pas voulu respecter la minute de silence. Mais je pense qu’il est possible d’arrêter ce processus régressif. Les membres du bureau du CFCM ne vont pas éternellement rester. Comme des catalyseurs, les fonctionnaires de la Place Beauvau pourraient aider à ce qu’un collège d’hommes et de femmes, composé principalement d’imams, mais aussi d’académiciens et d’acteurs sociaux reconnus, se réunisse dans un premier temps, pour ensuite organiser des élections. C’est ainsi que leur autorité pourra s’imposer  aux yeux de la jeunesse.

L’imam de Drancy, Hassen Chalghoumi, tient un discours laïc qui emporte l’adhésion d’une majorité de Français. De quel écho bénéficie-t-il vraiment auprès des musulmans français ? Pourrait-il les rassembler ?

Philippe d’Iribarne : Pour une partie de la population musulman, il est un "harki", un "musulman de service". Et s’il est protégé, c’est bien parce qu’il est regardé comme un traître. Aux yeux des salafistes, nostalgiques de l’islam des pieux ancêtres, la distance entre la laïcité et leur conception du monde est grande, pour ne pas dire insurmontable.

Ghaleb Bencheikh : Il ne rencontre aucun écho, hélas. Non qu’il faille croire que les musulmans n’adhèrent pas à un discours intelligent sur la laïcité et les valeurs de la République, mais parce que particulièrement, cet imam ne constitue pas, pour eux, un modèle identificatoire. En effet ses piètres qualités d’orateur sont critiquées. Beaucoup de musulmans mettent en doute la sincérité de son engagement, ainsi que ses connaissances historique et théologique. Plus il est mis en avant, plus la quasi-totalité des musulmans de France pense qu’on lui impose une figure dans laquelle elle ne se retrouve pas. Il joue comme un repoussoir.

Faut-il renoncer à faire des musulmans de parfaits laïcs ?

Ghaleb Bencheikh : Croire que le fait islamique et la laïcité sont incompatibles, cela relève d’une méconnaissance gravissime du sujet. Aucune religion au monde n’a renoncé au pouvoir temporel motu proprio et aucune religion au monde ne peut résister à la sécularisation, surtout si ses propres théologiens et intellectuels sont convaincus des bienfaits de la laïcité. Prenons l’exemple de la religion chrétienne, à visée pédagogique. Sur cette base, on nous dit qu’il n’existe pas dans le Coran d’équivalent de la parabole des Deniers, (Mathieu 22), celle où Jésus dit qu’il faut rendre à César ce qui est César. C’est exact. Cependant absence ne veut pas dire qu'il y a forcément collusion entre politique et religion, et la présence de la parabole des Deniers ne nous a pas prémunis à travers l’histoire contre la Cité de Dieu, l’Absolutisme, la querelle des investitures, la doctrine des deux glaives, les harangues de Bourdaloue et de Dupanloup et l’encyclique Vehementor nos de février 1906 par laquelle ont été excommuniés les députés qui ont osé voter la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ce n’est qu’après l’encyclique de 1924, Maximam gravissimamque, que l’assentiment a commencé, à l’instigation de nombreux théologiens catholiques et protestants que sont Karl Rahner, Yves Congar, Paul Tillitch, Karl Barth, Urs Van Balthasar… que l’on s’est aperçu que la séparation de la politique d’avec la religion était une bonne chose pour les Etats comme pour l’Eglise.

Un travail similaire n’a certes pas été réalisé sous le califat fût-il nominal- c'est à dire de 632 à 1924 - mais il ne faut pas oublier l’œuvre considérable d’Ali Abderraziq, qui en 1925 dans L’islam et les fondements du pouvoir, dirimait toutes les thèses en faveur d’une collusion entre le politique et le religieux… En Algérie, c’est Abdelhamid Ben Badis, président de l’association des oulémas qui était requérant auprès du Conseil d’Etat pour que la loi du 9 décembre 1905 fût appliquée dans les départements outre-Méditerranée. Et nous savons tous d’où est venu le refus. Malheureusement, ces dernières années des pays comme les monarchies du Golfe et d’ailleurs ont instrumentalisé la donne religieuse pour assoir un pouvoir illégitime et non démocratique.   

Plus largement, un islam d’Europe serait-il concevable ?

Philippe d’Iribarne : La France n’est pas la seule à connaître des déconvenues, tous ses voisins rencontrent des problèmes avec l’islam radical. Les Anglais par exemple ont été ulcérés de voir que les attentats de Londres avaient été commis par des personnes qui leur paraissaient bien intégrées dans la société britannique. Les Suédois, qui ont longtemps mis en avant leur grande ouverture, sont en train d’en revenir…

Ghaleb Bencheikh : Il n’existe qu’un islam, et plusieurs manières de le vivre. Par exemple, un musulman ne vit pas son islamité de la même manière selon qu’il habite au Yémen ou en Amérique du Nord. On oublie que la distance culturelle entre un musulman et un juif de Constantine est quasi nulle. Ils ont les mêmes goûts musicaux, vestimentaires, gastronomiques, etc. En revanche cette distance culturelle entre un musulman de Rabat et un musulman de Peshawar est abyssale. On a trop tendance à mélanger les coutumes et les traditions avec ce qui est essentiellement islamique, à savoir : les cinq piliers, la piété et la bienfaisance. Par conséquent, un musulman de Paris est supposé  vivre son islamité comme un parisien. Les radicaux font croire à de jeunes filles que si un garçon voit une touffe de leurs cheveux il va fantasmer sur elles, et qu’elles vont périr par le feu de l’enfer. Nous pouvons lutter contre cette crétinisation des esprits en France et en Europe par l’éducation, le savoir, la connaissance au travers de collèges d’oulémas, parce que nous bénéficions d’un climat démocratique et de liberté qui n’existe pas à Téhéran, Khartoum ou Ryad.

Propos recueillis par Gilles Boutin

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !