Comment petits voyous et mafia gangrènent la société corse <!-- --> | Atlantico.fr
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"Être truand, en Corse, ne surprend personne : il y a des voyous comme il y a des boulangers et des médecins, des retraités, des paysans."
"Être truand, en Corse, ne surprend personne : il y a des voyous comme il y a des boulangers et des médecins, des retraités, des paysans."
©Reuters

Bonnes feuilles

Paradoxaux, paresseux, hostiles... Si vous comptez partir en vacances en Corse, petit conseil : informez-vous d'abord sur ce peuple pas comme les autres. Extrait de "Ils sont fous ces corses" (2/2).

Robert  Colonna d’Istria

Robert Colonna d’Istria

Robert Colonna d’Istria, Corse, historien et écrivain, a publié de nombreux livres, récits de voyage ou reportages. La Corse à laquelle il a consacré une quinzaine d’ouvrages demeure un de ses sujets de prédilection.

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Pour peu qu’ils aient suivi la série Mafiosa, les téléspectateurs sont parfaitement informés sur la vie quotidienne d’une famille impliquée dans le milieu. Ce qu’ils n’ont peut-être pas mesuré, c’est à quel point les voyous sont présents dans la société. Être truand, en Corse, ne surprend personne : il y a des voyous comme il y a des boulangers et des médecins, des retraités, des paysans. C’est un état « normal ». Le truand ne choque moralement personne. Tout le monde, dans son entourage, en connaît – de près ou de loin –, en fréquente plus ou moins. Le curieux – le « fou » ? – est que les truands sont même entourés de considération. Laquelle ne procède pas seule- ment de la crainte qu’ils peuvent inspirer ou de la révérence motivée par leur puissance et les services qu’ils pourraient rendre… Non.

Ils jouissent d’une véritable considération, comme en méritent les grands hommes, les savants, les sages ou, par exemple, les chefs d’entreprise créateurs d’emplois : les voyous sont révérés. Pourquoi sont-ils si nombreux en Corse ? Comment ont-ils su s’acquérir ce statut, finalement enviable, sur le plan de la considération sociale – même s’il ne l’est pas au regard des années de prison qui, de loin en loin, finissent malgré tout par être distribuées, ou au regard de la fin tragique de la plupart d’entre eux –, pourquoi les voyous sont-ils tenus pour des gens fréquentables, et même comme des gens bien, comme des modèles ? – C’est un des grands mystères de la Corse, et qui n’est pas près de se désépaissir… Mais si l’on oublie qu’ils ont du sang sur les mains, ou qu’ils sont d’efficaces artisans de la toxicomanie qui détruit la jeunesse, il faut admettre que certains sont des garçons cordiaux, amusants, charmeurs, bien élevés…

Pas désagréables, dans le fond. Pas pires que certains financiers totalement déshumanisés qui, en toute impunité et en toute respectabilité, trafiquent le libor et commettent des délits d’initiés, pas pires que des gestionnaires impitoyables et cupides des fonds de pension qui déterminent le quotidien de la moitié des salariés de la terre… Oui, beaucoup de ces voyous, les plus gros d’entre eux, qui ne sont pas bêtes, sont séduisants. – Je vous trouve bien bienveillant avec la pègre. – Que faire ? Les exterminer ? Une fois que l’on a dit que leurs activités sont répugnantes, qu’ils n’ont, sur aucun plan, pas le moindre intérêt. Qu’ils pourrissent le pays, ses paysages et ses habitants. Une fois que l’on a dit que ce sont des brutes épaisses, des assassins, que voulez-vous faire ? Leur déclarer la guerre ? C’est le rôle des pouvoirs publics qui semblent, malheureusement, avoir d’autres chats à fouetter… – Vous vous rappelez ce que Vaclav Havel déclarait à ses concitoyens : « Nous sommes malades moralement parce que nous sommes habitués à dire blanc et à penser noir. »

Une mafia

Longtemps, pour désigner les voyous corses, on a parlé de « milieu », et réservé le mot « mafia » à ce qu’elle était à l’origine, une société criminelle basée en Sicile. Le mot mafia est désormais employé – improprement, assurent les puristes – pour désigner les criminels corses. Le mot fait référence aux activités criminelles, mais sur- tout à la présence admise, universelle, discrète, acceptée, des voyous au milieu de la société, à la bienveillance dont ils sont l’objet. Dès que « mafia » est prononcée, il se trouve toujours de bonnes âmes, en Corse, pour expliquer que le phénomène voyoucratique corse n’a rien à voir avec le sicilien, par exemple. Que le crime, ici, est beaucoup moins organisé que là-bas, plus brouillon. Qu’il n’y a, en Corse, qu’une juxtaposition de bandes, qui ne tiennent que par la personnalité de leur chef ; sitôt celui-ci disparu, le groupe s’égaille, se livre à des guerres de succession, des rivaux veulent s’emparer de ses dépouilles, etc. Et rien, aucune structure supérieure, n’est prévu pour apaiser tout ce petit monde et le mettre au pas. Certes. Mais enfin, guerres de succession, rivalités, règlements de compte sévissent aussi en Sicile, dans les yakusas ou dans la mafia turque. Et la corruption de certains tenants du pouvoir aussi. Non, ce qui signe une mafia – même si le mot peut être discuté –, c’est la préparation des esprits : les Corses admettent le phénomène. Il ne les révolte pas. Les voyous font partie du fonctionnement habituel de la société… Plusieurs, du reste, sont élus le plus démocratiquement du monde – personnellement ou par épouse, fils, fille, beau-frère ou cousin interposés – à la tête de municipalités, voire au conseil général ou à l’assemblée territoriale. Beaucoup, qui se cachent à peine de leurs activités délictueuses, occupent des situations parfaitement officielles… On peut toujours se consoler en se souvenant qu’il en est ainsi dans le monde entier, y compris chez les plus prompts, sur tous les plans, à distribuer des leçons de morale ; mais le phénomène, en Corse, est particulièrement développé.

La prolifération des voyous

D’où cela vient-il ? C’est une vieille affaire. Si vieille qu’elle n’en a plus aucun intérêt. À quoi sert de rappeler qu’on est en Méditerranée, où on s’est toujours défié de l’autorité, de l’État, où on est traditionnellement pauvre ? À quoi sert, aujourd’hui, d’évoquer encore les légendaires bandits d’honneur, qui prenaient le maquis pour avoir fait une bêtise, et y restaient, soustraits à la loi, avec l’aide de leurs parents ? À leur suite, il y eut de très ordinaires truands qui, comme leurs théoriques prédécesseurs, ont continué à bénéficier de la protection de familles nombreuses ou d’élus politiques, perpétuellement candidats à leur réélection, à qui, en retour, les bandits rendaient des services… Mauvaise administration et justice débile ont fait le reste : depuis deux cents ans, il y a des bandits. Après la guerre de 1914, ils sont allés faire leurs affaires sur le continent. Ils y ont prospéré quelques décennies. À la fin du XXe siècle, ils ont commencé à se replier en Corse, du moins à avoir besoin d’y consolider leurs bases… Sur l’île, ils ont été les grands bénéficiaires de l’assassinat du préfet Érignac. – Racontez… En tuant le représentant du gouvernement en Corse, les nationalistes sont allés trop loin. Ils ont provoqué une réac- tion des pouvoirs publics qui, depuis quinze ans, en traquent sans faiblesse excès et dérives – lesquels n’ont pas manqué, et mis beaucoup de « natios » en contact avec la pègre. Passons. Du coup, l’énergie de la police est employée dans la lutte contre les nationalistes, ce qui donne le champ libre aux voyous « purs ». Des historiens, dans très long- temps, découvriront peut-être qui a livré Yvan Colonna à la police, et ce qui a été obtenu en contrepartie de ce précieux renseignement… – Les voyous ne font bien leurs affaires que lorsque l’État fait mal les siennes… C’est une loi. Aussi impitoyable que la loi du milieu. – Ils sont fous, ces… – Oui, ils sont fous, ces gouvernements, de jouer avec le feu…

La mégalomanie est un art.

– Et l’absence de volonté de passer à l’acte une source de « folie » ?

Extrait de "Ils sont fous ces corses", Robert Colonna d’Istria, (Editions du moment), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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